L'ART FERRARAIS
A L'ÉPOQUE DES PRINCES D'ESTE
L'auteur el les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction et
de traduction en France et dans tous les pays étrangers, y compris la Suède et
la Norvège.
Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en
juin 1897.
PARIS. TYP. DK E. PLON, NOURRIT ET C'°, RUE GARANClÈRE, 8. 1604.
GUSTAVE GRUYER
L'ART FERRARAIS
A L'ÉPOQUE DES PRINCES D'ESTE
Ouvrage couronné par l'Académie des inscriptions et belles- lettres
PRIX FOULD
TOME PREMIER
PARIS
LIBRAIRIE PLON
E. PLON, NOURRIT et G-, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUE GAIIANCIÈRE, 10
1897
Tous droits réservés
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AVERTISSEMENT
Parmi les villes italiennes qui doivent en grande partie leur
célébrité à Féclat des arts, Ferrare n'est pas, tant s'en faut,
la dernière. Sans doute son nom ne résonne pas à l'oreille
comme celui de Florence, de Rome ou de Venise. Mais,
quoique moins vanté, il mérite aussi les hommages de la
postérité. Il faut d'ailleurs constater qu'on ne connaît pas
assez cette ville, si animée jadis, si morne aujourd'hui, et
que le nombre des voyageurs qui s'y arrêtent n'est pas con-
sidérable. Et pourtant que de souvenirs elle évoque, quels
beaux monuments elle offre aux regards, quelles précieuses
peintures renferment ses églises et son musée ! Après l'avoir
visitée en détail, nous avons été persuadé qu'en étudiant à
fond tout ce qui Ta rendue fameuse, nous comblerions une
lacune dans l'histoire de la civilisation et de l'art. Si elle a
tenté plus d'un écrivain, elle n'a jamais inspiré un travail
d'ensemble, un travail complet. Ce travail, nous 1 avons en-
trepris et mené à fin ; il nous a doucement occupé pendant
de longues années.
Nous avons été d'autant plus captivé que le sujet était
souvent embrouillé et qu'il s'agissait de le renouveler par
l'exposé des rectifications dues à de récentes recherches,
VI AVERTISSEMENT.
non moins que par une critique sans parti pris. Il n'y a pas
longtemps encore que l'on n'avait sur les artistes ferrarais
que des données confuses, souvent erronées. Vasari ne les
connaissait pas tous et n'a guère parlé des primitifs. Les
récits de Baruffaldi, auteur des P^ite de pittori e scultori
ferra resi, fourmillent d'inexactitudes. Mais peu à peu la
lumière s'est faite, grâce aux renseignements fournis par les
livres de comptes de la maison d'Esté et les registres des
églises. L.-N. Cittadella, Mgr Antonelli, le marquis Campori
et principalement M. A. Venturi ont compulsé ces docu-
ments avec une rare sagacité. La plupart des vraies dates
ont été rétablies; les attributions fausses ont disparu.
MM. A. Eertolotti, Frizzoni, E. Ridolfi, Umberto Rossi et
plusieurs autres érudits italiens ont aussi fourni leur contin-
gent d'observations. En Allemagne, MM; Bode, Lippmann,
Harck et Thode ont, de leur côté, contribué à élucider bien
des questions. Recueillir et coordonner tous ces renseigne-
ments, parus dans des recueils souvent très difficiles à se
procurer en France, c'est ce que nous nous sommes efforcé
de faire, assuré de rendre ainsi aux lecteurs le meilleur des
services et de répandre sur des points douteux de précieux
éclaircissements, tout en regrettant qu'il reste encore beau-
coup d'obscurité sur plusieurs des anciens peintres de Fer-
rare.
Si nous nous sommes d'abord attardé avec les princes
d'Esté, c'est qu'ils ont fait de leur capitale un des princi-
paux foyers de la Renaissance. Il importait d indiquer leur
caractère, leurs goûts esthétiques, la nature de leurs rap-
ports avec les lettrés et les artistes, sans négliger les princi-
AVERTISSEMENT. VII
paux événements qni ont favorisé ou entravé la protection
qu'ils accordaient à ceux-ci.
La peinture ferraraise, qui a un caractère si particulier de
rude énergie, surtout à la fin du quinzième siècle, sous les
règnes de Borso et d'Hercule r', a été, de notre part, l'objel;
d'une minutieuse enquête. On ne saurait refuser son admi-
ration à des artistes aussi originaux que Cosimo Tura,
Francesco Cossa, Ercole Roberti, Ercole Grandi et Lorenzo
Costa. Quelle intensité d'expression dans leurs œuvres, et
quel robuste coloris ! C'est aussi par l'harmonieuse vigueur
de la couleur que Dosso, Garofalo et Mazzolino charment
principalement les yeux. A la biographie rectifiée de chaque
peintre, nous avons eu soin d'ajouter la liste de tous ses ou-
vrages, en sorte qu'on a sous la main une sorte de guide,
facile à consulter.
Quant à la sculpture, qui, dans les monuments de Ferrare,
offre des spécimens d'un réel talent, on verra qu'elle n'a
guère été pratiquée par des maîtres ferrarais.
L'examen des églises et des palais ne sera pas non plus,
ce nous semble, sans intérêt. Il montrera la valeur des ar-
chitectes employés par les princes d'Esté.
Pour rendre à toutes les manifestations de Fart la justice
qui leur est due, nous n'avons pas négligé non plus la mi-
niature, la sculpture en bois et la marqueterie, l'orfèvrerie,
la glyptique, la tapisserie, les cuirs à la façon de Cordoue,
la majolique et la porcelaine, les médailles et les livres à
gravures sur bois. Les médailles feront passer devant nous
les personnages de marque qui composaient l'entourage des
seigneurs de Ferrare, et nous mentionnerons ce qu'on sait
viii AVERTISSEMENT.
sur ces personnages. En parlant des livres illustrés, nous
rencontrerons des vignettes exquises et de charmants enca-
drements de pages. Des livres tels que le De claris mulieri-
bus et que les Lettres de saint Jérôme, sont au nombre des
plus beaux ([ui existent.
Tel est Tensemble des sujets que nous avons traités.
Puissions-nous avoir réussi à donner une idée exacte et aussi
complète que possible de ce que fut l'art à Ferrare pendant
les deux siècles les plus glorieux de son passé.
KART FERRARAIS
A L'ÉPOQUE DES PRINCES D'ESTÉ
LITRE PREMIER
CHAPITRE PREMIER
LES PRINCES D'ESTE ET LEUR INFLUENCE
SUR LE DÉVELOPPEMENT DE LA CIVILISATION
A FERRARE.
C'est à la famille d'Esté, « la plus ancienne et la plus fameuse
de l'Italie après celle des ducs de Savoie (1) » , que la ville de
Ferrare a dû sa prospérité et son éclat; c'est grâce à elle que
les arts s'y sont développés avec un caractère particulier d'âpre
énergie, qui s'atténua peu à peu sous les impulsions du dehors.
Il est donc nécessaire de connaître le caractère des princes
dont les encouragements furent si efficaces. Passer rapide-
ment en revue les événements qui favorisèrent ou entravè-
rent la marche de la civilisation n'est pas moins important.
Quelques renseignements sur les productions littéraires ne
seront pas non plus inutiles pour donner une idée de l'état
général des esprits. Les lettrés, d'ailleurs, n'exercent-ils pas
souvent une influence manifeste autour d'eux? Giovanni Dosso,
par exemple, n'a-t-il pas subi le charme des fantaisies de
l'Arioste, et ne leur a-t-il pas demandé des inspirations? N'est-
(1) Gregorovius, Lucrèce Borjia , p. 70 dans le t. II de la traduction
française.
L'ART FERRARAIS.
ce pas à des humanistes en renom que les princes se sont
maintes fois adressés pour indiquer aux peintres les sujets à
traiter dans leurs palais?
VICISSITUDES DE FERRARE DEPUIS LA SECONDE MOITIÉ
DU HUITIÈME SIÈCLE JUSQU'eN 1185.
La ville de Ferrare est située « dans une plaine vaste et
richement cultivée, mais uniforme, dont la limite à Thorizon
n'offre rien de heau, car les Alpes Véronaises ne sont qu'indi-
quées dans le lointain, tandis que l'Apennin plus rapproché
manque encore de grandeur (1) ». Son nom n'apparaît dans
des actes authentiques qu'après la première moitié du huitième
siècle, mais son existence remonte beaucoup plus haut. Elle
fut tour à tour soumise aux exarques de Ravenne et aux princes
lombards, puis comprise dans la donation faite au Saint-Siège
par Charlemagne et confirmée par Otlion le Grand, tout en
ayant à subir les prétentions intermittentes des empereurs
d'Allemagne à la suzeraineté. Pendant cette dernière période,
le gouvernement fut entre les mains de ducs, de comtes, de
marquis, exerçant l'autorité militaire et l'autorité judiciaire
au nom des maîtres en titre. A la fin du dixième siècle, le
pape Benoît VII accorda, moyennant une redevance annuelle,
la principauté de Ferrare h Tedaldo qui construisit à côté du
Pô (2) une citadelle, le Castel Tedaldo (3), et qui eut pour suc-
(1) Gregorovius, Lucrèce Borqia, t. II, p. 79.
(2) '• Ce Heuve, dans son cours majestueux, passe à quatre milles de Ferrare, et
c'est seulement un bras détourné, le Pô de Ferrare, appelé aujourd'hui canal de
Cento, qui passe dans la ville où il se partage en deux branches, le Yolano et le
Primaro, débouchant l'un et l'autre dans la mer Adriatique. » (Gregorovius,
Lucrèce Borgia, t. II, p. 21-22.)
(3) Le Castel Tedaldo servit de limite occidentale à la ville. Par une des
LIVRE PREMIER. 3
cesseur son fils Bonifazio, père de la comtesse Mathllde. Après
la mort de Bonifazio, les Ferrarais jouirent en fait d une indé-
pendance presque complète, depuis 1052 jusqu'à 1101. La
comtesse Mathilde régna sur eux à partir de 1101 sans sup-
primer leurs consuls et leur administration municipale, et,
quand elle fut morte (1115), la Commune redevint pleinement
maîtresse d'elle-même. Deux familles se disputèrent la supré-
matie, parfois même la souveraineté : la famille des Adelardi
ou des Marcheselli (1), attachée à la cause du Saint-Siège, et
la famille des Salinguerri ou des Torelli, dévouée aux intérêts
de l'Empereur. L'autorité de cette dernière s'accrut momen-
tanément à la suite des expéditions de Frédéric Barberousse
en Italie. Assujettis à ce prince de 1158 à 1167, les Ferrarais
s'associèrent ensuite aux efforts de la ligue lombarde contre
cette domination et recouvrèrent leur liberté, qui fut complète
entre 1167 et 1176. Par la paix que signèrent à Venise le pape
Alexandre III et l'empereur Frédéric, les anciens droits des
Souverains Pontifes sur Ferrare furent proclamés , ce qui
n'empêcha pas les citoyens de se gouverner eux-mêmes, de
nommer leurs consuls et leur podestat, quitte à payer certaines
redevances. Peu après, le Conseil des Sages, qui avait à sa tête
le Juge des Sages, remplaça les consuls.
portes du diàteau, donnant sur le fleuve, on pouvait aller, au moyen d'un pont
de bateaux, à l'extrémité duquel se trouvait le fort Saint-Clément qui existait
encore vers la fin du dixième siècle, dans le faubourj; de S. Giacomo. Durant les
luttes entre Guelfes et Gibelins, le Gastel Tedaldo fut le centre des partisans du
Pape, tandis que les adhérents de l'Empereur avaient pour quartier général le
Castel de Cortesi, à l'est. Le Gastel Tedaldo n'a été détruit qu'au dix-septième
siècle.
(1) Marchesella fut le nom d'une feitime des Adelardi. — Gu{;lielmo II Mar-
cheselli fonda la cathédrale actuelle, consacrée en 1135. — Guylielmo III mon-
tra un véritable héroïsme lorsque Ancône, assiéjjée à la fois par les Vénitiens et
par Cristiano, archevêque de Mayeace et plénipotentiaire de Frédéric Barbe-
rousse, implora son assistance afin d'échapper aux horreurs de la famine et à une
imminente destruction (1174) : il leva une petite armée, hypothéqua tous ses
biens pour la solder, se mena{»ea au moyen d'un stratagème la possibilité de tra-
verser Ravenne où dominait un partisan de l'Empereur, et provoqua la levée du
siège d' Ancône en faisant croire à l'arrivée de nombreux renforts grâce aux torches
attachées pendant la nuit au bout des lances de ses soldats. (Fnizzi, Mem. per U
storia di Fcrrara, t. II, p. 255-258. — Voyez, dans le même ouvrage, l'arbre
généalogique des Marcheselli, t. II, p. 209, et celui des Torelli, p. 219.)
L'ART FEURARAIS.
II
les commencements de la domination des princes
d'esté a ferrare (1185-1361).
Telle était la situation lorsque la famille des Marclieselli
s'éteignit (1185). Cette famille eut pour héritiers de ses biens
et de ses prétentions les Este (1). Quelques-uns d'entre eux
s'installèrent dans la ville de Ferrare et en devinrent citoyens.
Azzolino d'Esté y fut podestat en 1196 et en 1205 et s'attacha
les nobles, tandis que Salinguerra II, son rival, recherchait la
faveur populaire. Après une longue lutte entre les deux ad-
versaires, les Ferrarais, croyant échapper aux discordes civiles,
nommèrent Azzolino seigneur à perpétuité, avec le droit de
choisir son successeur (1208); mais les factions continuèrent
à déchirer la ville, où Guelfes et Gibelins se persécutèrent
tour à tour. L'autorité d' Azzolino subit plus d'une éclipse.
Aldohrayidino, fils d'Azzolino, eut un pouvoir moins stable
encore. Il mourut sans laisser de fils. Les intérêts de la maison
d'Esté eurent alors comme représentant (1215-1264) l'éner-
gique Azzo Novello, fils d'Azzolino et frère d'Aldobrandino, qui
ne put cependant empêcher Salinguerra II de dominer pen-
dant quelques années à Ferrare (1222-1231). Nommé podestat
de cette ville pour un temps illimité (1242), Azzo Novello em-
ploya l'influence que lui assurait sa situation à consolider son
crédit (2). S'il renonça à la charge qui lui avait été confiée, il
fit en sorte que tous les magistrats dépendissent de lui, et il
(1) Un marquis d'Esté avait épousé la fille de Guglielmo Adelardi (1176).
(2) Dès 1242, il posa les fondements de son palais, ([ui ne fut achevé qu'au
bout de vinj;t ans environ. Incendié par la faction gil)eline, ce palais fut recon-
struit au siècle suivant. Après une foule de transformations, il est devenu le siège
de l'administration municipale. (G. Campori, Gli architetti e gl' ingegneri degli
Eslensi, p. i.)
LIVRE PREMIER. 5
eut, en réalité, la puissance d'un souverain. Sa libéralité le
rendit très populaire. Au milieu de ses préoccupations poli-
tiques, il encouragea la poésie provençale, cultivée à la cour
par maître Ferrari, improvisateur, par Rambaldo Yaguerras,
Raimond d'Arles et Americo Peguilain , qui célébrèrent les
vertus et les grâces des filles du marquis. C'est alors que vécut
Gelasio di Niccolù, le premier peintre ferrarais dont l'histoire
ait gardé le souvenir.
Azzo Novello n'eut qu'un fils, Rinaldo, mort avant lui
(li251) ; mais il eut quatre filles, dont l'une, Béatrice, épousa
André II, roi de Hongrie. Il désigna comme son successeur,
à l'exclusion de Stefano, fils légitime de Béatrice, Ohizzo, fils
naturel de Rinaldo. Avec Obizzo, la maison d'Esté prit de plus
solides racines à Ferrare. Obizzo n'avait que dix-sept ans
(126 4), lorsque, à l'aide des manœuvres d'Aldigerio Fontana,
principal conseiller du prince défunt, il fut proclamé par le
peuple, réuni au son de la cloche sur la place garnie de ci-
toyens en armes, « gnhemator et rector et genernlis et perpe-
tiius Dominus civitatis Ferrariae » . Le pape Urbain IV ratifia
ce choix et recommanda aux Guelfes d'obéir à Obizzo, que
l'on trouve désigné dans les lois comme « seigneur perpétuel
de Ferrare par la grâce de Dieu et du Saint-Siège (1) ». A
l'exemple des Ferrarais, les habitants de Modène (1288) (2)
et de Reggio (1290) se donnèrent à lui (3). Les ennemis ce-
pendant ne lui manquèrent pas : deux tentatives de sédition
se produisirent, et, à sa table, un Bolonais le frappa d'un coup
de couteau au visage, sans réussira le tuer. L'ensemble de son
règne, toutefois, fut assez calme, et les fêtes se multiplièrent
(1) La meilleure entente régna aussi entre Obizzo et Rodolphe de Habsbourg.
(2) Obizzo lit commencera Modène un château fortilié qu'acheva son successeur
Azzo VIII, mais qui fut bientôt détruit, quand le peuple reprit son indépendance.
Les Este ayant été rappelés en 1336, le château fut reconstruit. Il a été remplacé
au dix-septième siècle par le palais royal, mais Domenico Lana en a reproduit la
façade (1633) dans le grand tableau qui orne la salle du Conseil communal de
Modène, et qui représente S. Geminiano et la Vierge. (G. Campobi, Gli architetti
e gV ingegneri degll Estensi, p. 2.)
(3) Ces deux villes appartinrent dès lors aux souverains de Ferrare, qui ne les
perdirent que momentanément. Elles relevaient de l'Empire.
6 L'ART FEIUIARATS.
dans la ville et à la cour. En 1279, il fut décidé que désor-
mais, le jour de l'Assomption, il se ferait des courses de che-
vaux, et que le vainqueur recevrait un bidet [i^onzino) , un
épervier et deux braques. Une autre ordonnance, publiée peu
après, prescrivit « ut in festo Beati Georgii equi currant ad
palliuin et porchettam et gallum » . Lors du mariage d'Azzo,
fils aine d'Obizzo, avec Jeanne Orsini, arrière-petite-nièce du
pape Nicolas III (1282), de brillants tournois se succédèrent
depuis le jour de saint Michel jusqu'au jour de saint François,
et quand le marquis ramena de Vérone, où il l'avait épousée,
la fille aînée d'Alberto délia Scala, seigneur de Vérone (1289),
il ordonna des fêtes plus magnifiques encore (1). Ces réjouis-
sances empêchaient le peuple d'écouter les suggestions des
ambitieux toujours prêts à souffler la rébellion, et augmen-
taient au dehors le renom de la maison régnante.
En même temps , le goût des beaux livres manuscrits
commençait à se manifester. La Commune fit exécuter pour
la cathédrale , en l'honneur de la sainte Vierge et de saint
Georges , une Bible en deux volumes. Un de ces volumes
ayant été mis en gage par les chanoines, un décret en ordonna
la restitution, et des mesures furent prises pour que la pré-
cieuse Bible, conservée en lieu sûr, ne sortit plus de la cathé-
drale.
Le plus ancien architecte que l'on connaisse au service de
la maison d'Esté, Amadio ou Armanno di Bongiiadagni, ajouta
au palais d'Obizzo en 1283 la tour de F Horloge, dite tour de
Rigohello, dont la foudre détruisit une partie en 1536, et qui
disparut complètement en 1553 (2).
Dante a relégué Obizzo dans l'enfer avec les princes vio-
lents, et raconte qu'il fut étranglé par son fils Azzo (3). Il ne
semble pourtant pas qu'Obizzo ait eu plus de méfaits sur la
(i) Obizzo se maria deux fois. Il épousa du vivant de son père ; 1263} Giaconia
de' Fiesclii de Gênes, qui mourut en 1287. Costanza délia Scala fut sa seconde
femme.
(2) G. Campori, GH aicliitetli e rji incjegneri ilegli Estensi, p. 9.
(3) Chant XII, vers 110. — Obizzo eut deux autres fils, Aldobrandino etFran-
cesco, dont il sera bientôt question.
LIVRE PREMIER. 7
conscience que nombre de ses contemporains (1), et si, à
l'époque du poète, on attribuait à un parricide la mort du
marquis de Ferrare (2), aucun document, selon Frizzi, ne con-
firme cette tradition. Obizzo fut enseveli dans l'église de Saint-
François (1293).
Au milieu des luttes qui suivirent le règne à'Azzo fils et
successeur d'Ohizzo (3), la domination des Este cessa quelque
temps à Ferrare. Fresco, fils naturel d'Azzo, se croyant dans
l'impossibilité de résister à son oncle François d'Esté, un des
frères d'Azzo (4), que soutenait Clément V, céda ses droits
aux Vénitiens, chez lesquels il se retira. Une guerre atroce,
pendant laquelle François d'Esté fut assassiné, s'ensuivit entre
les troupes de la République et celles du Pape. Clément V
victorieux disposa de Ferrare en maître et nomma vicaire du
Saint-Siège dans cette ville Robert roi de iSaples, qui la gou-
verna par ses délégués, dont le joug exécré dura depuis 1312
jusqu'à 1317. Après avoir chassé les Gascons, le peuple pro-
clama seigneurs de Ferrare les neveux d'Azzo d'Esté, c'est-à-
dire Rinaldo, Obizzo et Nicolas I", fils d'Aldobrandino, Azzo
et Bertoldo, fils de François (5), qui encoururent avec tous les
citoyens les censures de l'Église. Une réconciliation cependant
était désirable pour le Pape aussi bien que pour ceux qui
l'avaient bravé : elle eut lieu à la fin de 1328 et fut célébrée
par des jeux et des tournois. Peu après, le Souverain Pontife
nomma Rinaldo^ Obizzo et Nicolas I" (tous les trois, nous
l'avons dit, fils d'Aldobrandino) vicaires du Saint-Siège à
Ferrare pour dix ans, sous la condition de payer dix mille
(1) Il tenta de s'emparer de Mantoue en feignant de vouloir concilier les partis
qui divisaient la ville ; mais son dessein fut pénétré, et il dut s'enfuir précipitam-
ment. Sa conduite privée ne fut pas non plus sans reproche. Dante rapporte que
la belle Gliisola fut sa maîtresse (chant XVIII, vers 56), et Frizzi mentionne qu'il
eut deux enfants naturels.
(2) Azzo, aidé de son frère Aldobrandino, aurait tué Obizzo parce que celui-ci
destinait le trône de Ferrare à François, son troisième fds,
(3) Azzo mourut en 1308.
(4) L'autre fut Aldobrandino.
(5) C'est probablement sous le règne de ces princes que Giotto exécuta des
peintures dans l'ancien palais des souverains de Ferrare.
8 L'AI\T FEURARAIS.
florins d'or par an, et il leur conféra l'investiture en 1332.
L'autorité des Este s'exerçait donc en vertu d'un titre légitime
et officiellement reconnu. On eut pu croire qu'une cordiale
entente allait régner entre les légats pontificaux et les souve-
rains de Ferrare. Il n'en fut rien. De part et d'autre on s'aban-
donna aux violences et aux perfidies, et des collisions achar-
nées ensanglantèrent Ferrare, dont le légat Beltramo dal
Poggetto essaya de s'emparer.
Après la mort de Rinaldo (1335), Obizzo, quoique parta-
geant le pouvoir avec son autre frère Nicolas I", eut la haute
main dans la direction des affaires. Il se signala par sa magni-
ficence et sa lilîéralité. Ayant à négocier avec Venise, il s'y
rendit sur un navire qui excita une vive admiration : ce navire,
dont la disposition avait été imaginée par Ser Dino, son cham-
bellan, se composait de plusieurs étages, avec des chambres
très richement meublées, où 1 on avait réuni tout ce qui peut
contribuer aux aises de la vie. A l'occasion de plusieurs ma-
riages dans la famille Gonzague, le même prince offrit aux
nouveaux époux six vêtements d'écarlate, six vêtements re-
haussés d'argent, quatre chevaux et des harnais dorés. Nombre
de grands personnages, princes, ambassadeurs, évêques, con-
statèrent h Ferrare sa courtoisie et la bonne grâce de son
accueil : tels furent le duc Guarnieri, qui consentit sur ses
instances à licencier la Grande Compagnie, fameuse pour ses
excès et ses cruautés, et Jean Villani, qui figura parmi les otages
remis au marquis de Ferrare par les Florentins et par Mastino
délia Scala, lorsque Mastino eut vendu la ville de Lucques aux
Florentins. A la cour d'Obizzo se trouvait un bouffon, nommé
Gonnella, auquel Franco Sacchetti (1) a consacré sa vingt-
septième Nouvelle, et dont les facéties nous ont été transmises
dans un volume imprimé à Venise en 1548 et dans un poème
de Cesare Becelli, publié à Vérone en 1739. Auprès d Obizzo
vécut aussi un poète ferrarais de quelque renom, Antonio dal
Beccaio ou de Beccari : le bruit s'étant répandu que Pétrarque
(1) Sacclietli naquit à Florence vers 1335 et mourut vers 1402.
LIVRE PREMIER. 9
était mort en se rendant à Naples pour s'acquitter d'un mes-
sage du pape Clément VI, Antonio composa une canzone à
laquelle l'illustre écrivain ne tarda pas à répondre par un
sonnet (1). Selon Franco Sacchetti, Antonio dal Beccaio était
un homme de cour fort irréligieux ; Pétrarque le taxe seule-
ment de versatilité (2).
L'investiture accordée parle Pape expira en 1342. Obizzo,
en 1344, en obtint le renouvellement pour neuf ans; puis,
en 1351, pressentant sa fin prochaine, il fit accorder h lui
et à ses fils une prorogation de dix ans. L'année suivante, il
n'existait plus. On lui fit dans l'église de Saint- François ,
à la lueur de trois cents torches, des funérailles magnifiques
auxquelles assistèrent trois évéques. C'est sous son règne que
parut la première monnaie frappée au nom d'un prince
d'Esté.
Il laissait onze enfants qu'il avait légitimés en épousant
leur mère, la belle Lippa ou Filippa Ariosti, fille de Giacomo
Ariosti, noble bolonais, quand celle-ci fut sur le point d'expi-
rer. Sa femme légitime, Giacoma di Romeo de' Pepoli, morte
en 1341 , ne lui avait point donné de postérité.
Obizzo eut comme successeur son iîls aine Aldobrandino, qui
obtint dès 1360, non seulement en sa faveur, mais en faveur
de trois de ses frères, le renouvellement du vicariat de Ferrare,
pour sept ans, et qui mourut en 1361.
(1) La canzone a été insérée parmi les Biine antiche de la Bella inano de
Giusto de' Conti, et l'on peut lire le sonnet, commençant par ces mots : « Quelle
pietose rime in cliio m'accorsi « , dans les œuvres de Pétrarque (édition Le
Monnier, Florence, 1854, p. 426).
(2) Un neveu d'Antonio écrivit également des poésies et composa un traité
intitulé : " Regulœ singnlares. »
10 I/ART FERRABAIS.
III
NICOLAS II LE BOITEUX.
(Né en 1338, il régna de 1361 à 1388.)
Aldobrandino fut remplacé, non pas par ses fils, mais par
son frère Nicolas II Zoppo (le Boiteux), qui avait été compris
clans la dernière investiture. Nicolas II rehaussa singulièrement
le renom de sa famille par la sagesse de sa politique, par l'éclat
de sa cour, par son goût pour les lettres et les arts.
De concert avec ses voisins, 11 s'efforça de mettre un frein à
l'ambition dévorante de Barnabe Yisconti, négocia avec les
seigneurs de l'Italie pour délivrer le pays des bandes merce-
naires et des capitaines d'aventure, fut choisi comme arbitre
à l'occasion de certains différends entre Venise et Padoue,
entre Padoue et Trévise (1).
Il hébergea magnifiquement dans son palais Malatesta Un-
ghero et Galeotto, seigneurs de Rimini, en l'honneur desquels
il donna un tournoi; le comte d'Urbin, Jacques d'Aragon, se-
cond mari de Jeanne, reine de Naples, h qui il fit présent de
deu\ chevaux; Amédée VI, comte de Savoie; Charles IV^avecf?''ii"'-7"
sa femme (2), et Valentine Visconti qui arriva avec six cent qua-
rante-six chevaux en se rendant à Venise (3) .
Nicolas II ne craignait pas de se déplacer. Il alla plusieurs
fois à Venise, soit pour visiter le roi de Chypre, qu'il convia à
un somptueux festin, soit pour y jouir du magnifique palais que
la République lui avait donné par reconnaissance pour d'im-
(1) Il avait épousé en 1362 Verde délia Scala, qui mourut à Venise en 1394.
(2) Ils entrèrent achevai dans la ville; Malatesta Unjjliero tenait par la bride
le cheval de l'Empereur; Ugo et Alberto, frères de Nicolas II, conduisaient le
cheval de l'Impératrice.
(3) Valentine devait ensuite gagner l'ile de Chypre, dont elle allait devenir la
reine.
LIVRE PREMIER. 11
portants services (1). Avec une suite de deux cent vingt-cinq
personnes, il entreprit un pèlerinage à Rome, où il résida cinq
jours. Il fit aussi le voyage d'Avignon, et c'est lui, dit-on, qui
décida le pape Urbain V, si vivement sollicité déjà par Pé-
Jl,('^' trarque, à ramener^le Saint-Siège à Rome. Le rendez-vous des
princes qui devaient accompagner le Souverain Pontile fut fixé
àViterbe, et, pendantle trajet entre cette ville et Rome, la garde
de la personne d'Urbain Y fut confiée à Nicolas II. On se mit en
marche le 14 octobre 1367 et l'on arriva dans la matinée du 16,
un samedi, devant la capitale de la chrétienté. Le Pape res-
semblait « à un roi conquérant à la tète de son armée (2) » ,
tant étaient nombreux les chevaliers bardés de fer qui l'entou-
raient. Il montait un cheval blanc dont le comte Amédée de
Savoie et le marquis d'Ancône tenaient les brides. Ridolfo
Yarano, seigneur de Camerino, portait l'étendard de l'Église,
tandis que IMalatesta Unghero commandait les hommes d'armes
pontificaux. ^ Plus de deux mille évéques, abbés, prieurs, clercs
de tout grade, sans compter onze cardinaux, grossissaient le
cortège. On eût dit que le Pape ramenait d'une longue capti-
vité le clergé de la chrétienté. Celui de Rome, les magistrats
et le peuple allèrent à la rencontre d'Urbain V, en chantant
des hymnes et des psaumes, avec des palmes, des fleurs et des
bannières. On se dirigea vers la basilique de Saint-Pierre, sur
le seuil de laquelle Nicolas II, obéissant à l'ordre du Pape, créa
douze chevaliers, après quoi Urbain Y prit place sur la chaire
de saint Pierre, où aucun pape ne s'était assis depuis soixante-
treize ans (3). "
13^7 De retourna Ferrare, Nicolas II eut l'honneur de recevoir
Pétrarque à sa cour. En se rendant de Padoue h Rome, où il
allait rendre hommage à Urbain Y, Pétrarque passa par Fer-
rare et y fut reçu avec tous les égards qu'il méritait. L'illustre
poète ayant été pris d'évanouissements qui, pendant quelques
heures, firent croire à sa mort, le marquis et son frère Ugo lui
(1) Voyez, plus l<jin, les pa{]es consacrées au palais des princes d'Esté à Venise.
(2) Ghegorovius, Gcschiclitc der Stadt Roui itn Mittclalter, t. VI, p. Wô.
(3) Ibid., p. 427.
IJ L'ART FERRARAIS.
prodiguèrent les soins les plus tendres et ne s'épargnèrent au-
cune peine pour le guérir. Tjgo venait le voir jusqu'à trois et
(luatrc lois par jour. Après son rétablissement, Pétrarque n'osa
pas continuer son voyage et regagna Padoue. Il entretint avec
les princes d'Esté une correspondance qui témoigne d'une
amitié réciproque. Dans une de ses lettres, il reproche à Ugo
de trop risquer sa vie à l'occasion des jeux chevaleresques.
Quand Ugo mourut, il écrivit à Nicolas II combien cette perte
l'affligeait lui-même.
Quelques années plus tard, un architecte de grand mérite,
qui était aussi ingénieur, se fixa à Ferrare et entra au service
du marquis. Il s'appelait Bartolino da Novara (I). C'est lui qui
est l'auteur du plus beau monument de Ferrare, du Castello,
sorte de château fort, que Nicolas II lui fit construire, après le
meurtre de son conseiller Thomas de Tortone, pour se mettre
à l'abri des soulèvements et des exigences populaires (2).
Sous le même règne parut à Ferrare la première horloge pu-
blique : elle fut placée sur la tour de l'ancien palais des princes
d'Esté.
Une nouvelle monnaie, la lira deinarchesini, fut inaugurée
sept ans avant la mort du marquis.
Nicolas II occupait encore le trône, quand Giovanni Tavelli
da Tossignano, qui devait plus tard devenir évêque de Ferrare,
fut appelé à être prieur des Jésuates, récemment installés dans
la ville.
En 1372, le pape Grégoire XI, successeur d'Urbain V, con-
firma Nicolas II dans la possession du titre de vicaire du Saint-
Siège à Ferrare, dont le renouvellement avait été obtenu en
1366. Cette fois l'investiture fut donnée à vie. Elle fut égale-
ment accordée sur-le-champ à Albert d'Esté, qui succéda à son
frère Nicolas II en 1388.
(1) Tamlis que la ville de Novare fournissait un architecte à la ville de Ferrare,
un architecte fcrrarais du nom de Jean construisit à Vérone, avec Giaconio da
Gozo, pour Cansijjnorio délia Scala, le majestueux et robuste Ponte délie Navi,
que rAdi{;e ne parvint pas à endommager avant 1757.
(2) Voyez, plus loin, V Histoire du Castello (livre II, ch. m).
LIVRE PREMIER. 13
IV
ALBERT D ESTE.
(^é en 134.-, il régna de 1388 à 1393.)
Albert d'Esté signala le coiiimeiiceraent de son règne par
d'épouvantables cruautés. Ayant découvert un complot tramé
contre sa vie par sou neveu Obizzo, fils d'Aldobrandino, il fit
couper la tête à Obizzo et à la mère de celui-ci; un complice,
Jean de Brescia, fut pendu, après avoir été traîné par des cbe-
vaux à travers la ville, et sa femme, Costanza de' Quintavalli,
fut brûlée; le frère de Costanza, ainsi que Jean d'Esté, frère
bâtard d'Albert, et sa femme, sans compter plusieurs autres
personnages, furent torturés avec des tenailles rougies au feu,
pendus bors de la ville et laissés sans sépulture.
Homme d'âpre énergie et de passions ardentes, Albert d'Esté
brava le blâme de l'opinion en épousant Giovanna, fille de
Cabrino de' Roberti de Reggio, un de ses cliambellans (1388).
Des fêtes prolongées suivirent ce mariage, célébré dans la grande
salle du palais : pendant cinq jours, il y eut table ouverte à la
cour, et plusieurs carrousels fournirent aux gentilshommes et
aux citoyens l'occasion non seulement de déployer leur a'dresse,
mais d'exhiber les costumes les plus brillants elles plus variés.
La ville de Ferrare dut à son nouveau souverain un accrois-
sement de prospérité et de notables embellissements. Albert
favorisa l'introduction du foulage de la laine, fit paver la
grande place et construire le palais qui fut ap{)elé dans la suite
le palais du Paradis et où l'Université fut installée en 1567.
C'est également sur son ordre que furent édifiés le palais de
Schifanoia, accru et décoré de remarquables peintures sous
Borso, et le palais de Belfiore ( 1 ) ,
(1) Voyez plus loin les pages consacrées à ces trois palais.
14 L'AllT FEIIUARAIS.
Le pèlerinage du prince à Rome, lors du jubilé de 1391, fut
un des événements les plus mémorables de son règne par les
heureuses couséquences qu'il eut pour les Ferrarais comme
pour le chef de la maison d'Esté. Albert partit le premier jour
du carême, avec une suite de trois cent vingt personnes à che-
val, en costume de pénitents. On avait couvert de teintes
sombres les bannières et les lances des gardes. Le cortège tra-
versa la Roniagne et Rimini, se grossissant de jour en jour. A un
mille de Rome, AlbeA trouva sur son passage cinq cardinaux,
le grand maître des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem et un
nombre considérable de nobles romains, venus à sa rencontre.
Boniface IX réservait à Albert les marques d'une bienveillance
toute particulière, à laquelle les calculs de la politique n'étaient
pas étrangers. Le détacher de Jean Galéas Yisconti, qui visait
à opprimer le parti guelfe dans l'Italie supérieure, était un des
desseins qui lui tenaient le plus au cœur. Il admit à sa table le
marquis de Ferrare, légitima Nicolas (1), fds naturel d'Albert
et d'Isotta Albaresani, femme très lettrée, dit-on, renonça à
exiger le payement d'une redevance arriérée, diminua celles de
l'avenir, renouvela l'investiture et remit à son visiteur la rose
d'or. A ces faveurs, il en ajouta deux autres très précieuses
pour la ville de Ferrare. Il accorda au prince d'Esté le droit de
fonder une Université, semblable à celles de Bologne et de
Paris, où l'on enseignerait toutes les sciences sacrées et pro-
fane et où le laurier de docteur serait donné par l'évéque aux
candidats jugés dignes de cet honneur. Il promit, en outre, de
publier une bulle pour faciliter la transmission des immeubles
séculiers sur lesquels étaient établis des droits ecclésiastiques,
ce qu'il fit le 13 février 1392.
Avant de rentrer à Ferrare, Albert passa par la Toscane. A
Florence, on lui donna quatre chevaux couverts d'écarlate et
quelques objets en argent. De Florence il se rendit à Bologne,
logea chez l'évéque, dîna avec les Anciens, reçut de la Com-
mune deux chevaux et trois morceaux de drap d'or. Ses su-
(1) Nicolas naquit en 1383.
LIVRE PREMIER. 15
jets se portèrent au-devant de lui pour l'acclamer. Pendant
trois jours, les fêtes ne cessèrent pas à Ferrare ; il y eut des
joutes, des courses d'hommes, de femmes, d'ânes, de che-
vaux. Les menuisiers traînèrent sur un char à travers la ville
un château en bois qu'ils venaient de construire, ce qui leur
valut un cadeau du marquis.
Peu après le retour d'Albert, on s'occupa d'établir l'Univer-
sité. Les Sages constituèrent des honoraires pour les profes-
seurs. Parmi les maîtres que l'on appaia figuraient les juris-
consultes Egidiolo Cavitelli, de Crémone, et Bartolomeo
Saliceto, de Bologne. Ce dernier avait exercé dans sa patrie
des charges publiques et des ambassades. En 1389, il fut
soupçonné d'avoir pris part à une conjuration avant pour but
de livrer Bologne à Jean Galéas Yisconti ; s'il obtint son par-
don, il perdit, du moins, une partie de l'estime publique et
quitta sa ville natale pour la cour d'Albert d'Esté, décision qui
provoqua la confiscation de ses biens (1).
Lorsque la bulle promise par Boniface IX eut été promul-
guée, les Sages votèrent à Albert (1393) une statue de marbre,
que l'on voit encore sur la façade de la cathédrale. Le prince
y est représenté avec le costume de pénitent qu'il portait en
faisant le fructueux pèlerinage de Rome, et il tient de la main
gauche la précieuse bulle, écrite en caractères d'or.
Vers la même époque eut lieu un magnifique tournoi. Les
jouteurs, au nombre de cinquante, formaient deux groupes
avec des costumes distincts, verts et rouges. Plusieurs objets
en argent doré récompensèrent les vainqueurs, qui furent
Alberto Roberti, fils de Gabrino, du côté des verts, et un Alle-
mand nommé Frizolin, du côté des rouges.
A cette fête profane succéda bientôt une fête religieuse :
le jour de la Pentecôte 1393, Niccolô Roberti, pour qui Albert
avait obtenu du Pape l'évêché de Ferrare, fut pompeusement
(1) Il mourut le 29 liéceiubre 1412. Son tombeau, exécuté la iiièuie année par
André de Fiesole, qu'il ne faut pas confondre avec l'André de l' iesole Ferrucci)
dont parle Vasari, se trouve dans le Museo civlco, à Hologne. Il fut d'aliord
placé dans l'église de Saint-Dominique.
16 L'ART FEUUARAIS.
consacré dans la cathédrale par les évêques de Padoue, de
Modène et de Gervia, et reçut, le lendemain, de splendides
cadeaux, à l'issue d'une messe solennellement chantée. Niccolô
Roberti était beau-frère du marquis.
Dans les derniers jours de sa vie, Albert prit toutes les
précautions nécessaires pour assurer ses biens et ses États à
son fds Nicolas, âgé de dix ans, dont il épousa peut-être la
mère avant de mourir. Craignant la compétition d'Azzo di
Francesco di Bertoldo, qui, par sa mère, se rattachait aux
Visconti, il fit, de son vivant, reconnaître Nicolas comme sou-
verain de Ferrare par les Sages et les principaux citoyens con-
voqués dans la grande salle du palais, et lui concilia la bien-
veillance de la foule en ouvrant les prisons de la Commune et
du Castello. Afin d'étouffer toute velléité d'opposition, il
demanda des troupes à Venise, à Mantoue, à Florence, à
Padoue, qui ne les refusèrent pas. Toutes les mesures de sûreté
étaient prises quand il mourut. Une grande magnificence
rehaussa la pompe de ses funérailles, qui eurent lieu à Saint-
François. Après la cérémonie, le peuple, réuni dans une des
cours du château, acclama le jeune prince, que lui présenta
Albertino Giocoli, vieillard appartenant à une illustre famille
ferraraise, et, quelques jours plus tard, Giocoli, au nom de la
Commune, remit à Nicolas III le bâton de commandement.
V
NICOLAS III (I).
(Né le 9 novembre 1383, il régna île 1393 à 1441.)
Albert d'Esté avait eu bien raison de regarder Azzo di Fran-
cesco di Bertoldo comme un dangereux rival pour son fils.
(1) Il a été déj'i question de Nicolas III, p. 14 et J6.
LIVRE PREMIER. 17
Azzo comptait à Ferrare et dans les villes voisines de nombreux
partisans. Ceux-ci complotèrent de tuer les principaux conseil-
lers du jeune marquis et d'empoisonner le marquis lui-même,
mais on découvrit leurs desseins. Plusieurs citoyens furent
décapités. Quant à ceux qui s'échappèrent, on confisqua leurs
biens, on rasa leurs maisons et Ton promit des récompenses
à quiconque les livrerait vivants (1394). Azzo commettant des
actes d'hostilité sur le territoire de Ferrare, Filippo Roberti
et Giovanni dal Sale, deux des membres du conseil de régence,
entreprirent de le faire assassiner par le comte Giovanni di
Barbiano (1), qui les dupa en faisant poignarder un homme
obscur affublé des vêtements d'Azzo et en exigeant, avant
qu'on eût découvert sa fourberie, la récompense convenue
(1395) (2). Peu après, Azzo excita un soulèvement à Porto-
maggiore. Astorgio Manfredi, seigneur de Faënza, mis à la
tète des troupes ferraraises , l'y poursuivit, s'empara de lui
après un combat acharné, et le conduisit h Ferrare, où l'on
procéda à la punition des principaux rebelles : les uns furent
décapités ou expirèrent sur le gibet, les autres furent torturés
avec des tenailles ou écartelés, et leurs membres furent sus-
pendus sur la rive du Pô. Azzo échappa au supplice qu'il
attendait. Astorgio Manfredi l'emmena à Faënza et l'y garda
prisonnier, donnant son fils comme caution de sa propre bonne
foi, puis se déchargea de sa responsabilité en remettant le pri-
sonnier à la Piépublique de Venise, qui le relégua dans l'île de
Candie (1400). Quatre ans plus tard, la guerre ayant éclaté
entre Venise et Nicolas III, Azzo fut rendu à la liberté afin
qu'il servit d'épouvantail au marquis de Ferrare. Sa mort,
vers 1411, délivra le fils d'Albert d'Esté d'un souci en quelque
sorte permanent.
Pour Nicolas III, comme pour la plupart des princes de son
temps, tous les actes de perfidie ou de cruauté paraissaient
(1) Nous reparlerons de cet épisode, à propos de l'architecte Rartolino da
Novara, dans le ch. i du liv. II.
(2) En août 1399, les Ferrarais et les Bolonais attaquèrent ensemble Giovanni
di Barbiano, qui fut fait prisonnier et eut la tête tranchée à Bologne.
T. 2
18 L'ART FERRARAIS.
permis quand il s'afjissait de se débarrasser d'un adversaire,
de punir une sédition, de venger une injure. Ces sentiments
lui avaient été inculqués par l'éducation et par de mémorables
exemples. N'avait-il pas vu dès sa jeunesse ses conseillers cher-
chant à faire assassiner Azzo par le comte Giovanni di Bar-
biano ? N'était-il pas le contemporain de Jean Galéas Visconti
et de tant d'autres tyrans sanguinaires? En 1409, après de
longues escarmouches contre Ottobuono Terzy, maître de
Parme et de Reggio, aussi féroce et aussi expert en trahisons
qu'Ezzelino de Vérone^ il accepta une entrevue avec son
ennemi ; mais à peine fut-il en présence d'Ottobuono que ses
compagnons se jetèrent sur celui-ci et le massacrèrent (1).
Ottobuono, à la vérité, avait formé, dit-on, le même dessein
à l'égard de Nicolas III, et s'il ne le réalisa pas, c'est qu'il fut
devancé par celui qui devait être sa victime (2). A Ferrare
même, deux conjurations furent suivies de rigueurs sanglantes :
en 1404, un fattor générale {",1) du marquis et un autre citoyen
payèrent de la vie leurs menées séditieuses; en 1434,Giacomo
Giglioli et son fils, l'un secrétaire du prince, l'autre gouverneur
militaire de Reggio, subirent la peine capitale, et leurs biens,
évalués à deux cent mille ducats, furent confisqués. Jusque
dans sa propre famille, Nicolas III se montra impitoyable : il fit
trancher la tête à sa seconde femme, Parisina, et à son filsUgo,
dont on lui avait révélé la coupable liaison avec elle (1425) (4).
Cet homme violent avait les qualités d'un bon prince : il se
préoccupait du bien-être général et désirait que ses sujets fus-
(1) Paruie et Rejjgio se donnèrent alors à ÎSicolas III. On a vu (p. 5) (jue,
sous Obizzo (li Rinaldo, Reggio avait déjà appartenu à la maison d'Esté.
(2) Le meurtre d'Ottobuono valut à Nicolas III les félicitations d'Antonio
Lusco, qui fut secrétaire du pape Eugène IV' . « Tu ne pouvais rien faire, lui
écrivit-il, de plus agréable à Dieu et aux hommes. Tu as agi virilement et même
avec piété en délivrant le monde de ce monstre infâme, de cette bête féroce. Si,
l'occasion se présentant de le tuer, tu no l'avais pas saisie, tu aurais commis
un crime, oui, un crime, crois-moi, et c'eût été la plus grande des erreurs. »
Telle était la morale politique de l'époque. {Bcr. Ital. Script., t. XVIII, p. 1065,
1068.)
(3) Surintendant des finances.
(4) Voyez plus loin, dans le ch. m du liv. II, à propos du Castello, les détails
de ce drame.
LIVRE PREMIER. 19
sent plus riches que les populations des autres États (1). Son
conseiller Alberto Roberti fut condamné à la peine capitale
pour abus de pouvoir.
Par sa bravoure, il gagna également les esprits. Lorsqu'il
s'associa aux troupes pontificales afin de reprendre Bologne,
dont Jean Galëas Visconti s'était emparé, il paya vaillamment
de sa personne (1403). Ayant prêté son assistance à son beau-
père, Francesco Novello da Carrara, seigneur de Padoue,dans
une entreprise contre Vérone , il fut le premier à escalader
les murs de la ville. Son intrépidité ne fut pas moindre quand
il prit fait et cause pour Francesco Novello, injustement atta-
qué, selon lui, par Venise, dont il redoutait, d'ailleurs, l'am-
bition pour son propre compte (1404); près de Padoue , il
s'élança dans le camp ennemi l'épée à la main et se livra à un
grand carnage; une autre fois, il tomba surTaddeo dal A'erme,
commandant des troupes de la République, et le réduisit h se
constituer prisonnier.
A l'héroïsme en temps de guerre, il joignait une rare
adresse dans les exercices chevaleresques. Lors du mariage
de Giacomo da Carrara, fils de Francesco Novello, il participa
à un tournoi où il fut victorieux (1403), et, dans les tournois
qui eurent lieu à Venise sur la place de Saint-Marc en 1415,
il combattit, à la tête de quatorze cavaliers, choisis parmi les
deux cents personnages de sa suite, contre quatorze cavaliers
conduits par le seigneur de Mantoue.
Vicaire de l'Église à Ferrare, il se comporta en fidèle vassal
et n'eut que de bons rapports avec le Saint-Siège. Ayant pro-
mis son concours au pape Boniface IX pour arracher Bologne
à l'ambitieux duc de Milan, il rendit dans sa capitale tous les
honneurs possibles au cardinal-légat Baldassare Cossa, qu'ac-
compagnaient les troupes pontificales et les troupes alliées ,
alla à sa rencontre et lui présenta les clefs des portes de la
ville (14)03). Cessa fit son entrée sous un riche baldaquin et
logea dans le palais du Paradis. Après avoir concerté lo plan
(1) BcRCKHARDX, Die Cullui- der Renaissance in Italien, p. 37.
20 L'ART FERRARAIS.
de campa{;nc avec le marcjuis, il le nomma capitaine général,
lui accorda une solde de douze mille florins par an et diminua
la redevance annuelle due au Saint-Siège. Enfin, la veille de
la Pentecôte, il se rendit, escorté par le clergé et par la cour,
à la cathédrale, y célébra la messe, bénit les drapeaux et remit
à ]Sic()las III le bâton de commandement. Quelques mois plus
tard, il recouvrait Bologne.
Entre Alexandre V et le marquis de Ferrare, les relations
ne furent pas moins amicales. Nicolas III alla rendre hom-
mage au nouveau pape à Pianoro (1410). Appelé par lui à
Bologne pour s'entendre sur certaines mesures à prendre, il
reçut de lui la rose d'or à l'issue d'une messe célébrée à San
Petronio, puis seize cardinaux le conduisirent à sa demeure.
Que Nicolas III ait rencontré aussi les dispositions les plus
bienveillantes chez le successeur d'Alexandre Y, cela n'a rien
de surprenant. Jean XXIII n'était autre, en effet, que Baldas-
sare Cossa. Afin de combattre les révoltés de la Romagne,
ainsi que les partisans des deux antipapes déposés'et Ladislas,
roi de Naples, il nomma capitaine général Uguccione Contra-
rio, le ministre favori et l'intime ami du marquis de Ferrare. A
Bologne, pendant la nuit de Noël de l'année 1410, il célébra la
messe dans l'église de Sainte-Anastasie, fit chanter l'épître par
Uguccione, lui remit l'étendard de l'Église et lui donna non
seulement un chapeau orné de perles, mais une riche épée.
En 1414, quand il revint de Lodi où il avait eu des pourpar-
lers avec Sigismond, roi des Romains, le même pape passa six
jours à Ferrare : il entra dans la ville sur un cheval blanc que
conduisaient le marquis et Uguccione, se rendit à la cathé-
drale, puis au palais du souverain, préparé pour lui servir de
demeure, ayant pour caudataire Nicolas III.
Du pape Martin V, ce prince obtint en 1429 la légitimation
de Lionel, un de ses fils naturels.
Enfin, sous le règne du marquis Nicolas III, en 1437, Fer-
rare eut l'honneur d'être choisie par Eugène IV comme siège
d'un concile ayant pour mission d'annuler les décisions du
concile schismatique de Bàle , de réunir h l'Église latine
LIVRE PREMIER. 21
l'Église grecque, séparée d'elle depuis 858, à Tépoque de
Photius, et de se procurer des secours pour combattre les
Turcs qui menaçaient l'empire d'Orient. Comme cet événement
a été le sujet de peintures exécutées par un des premiers
maîtres ferrarais, nous croyons nécessaire d'entrer dans quel-
ques détails (I).
De Florence, où il résidait, Eugène IV se transporta d'abord
à Bologne, où furent arrêtées entre lui et Agostino Villa,
secrétaire du marquis de Ferrare, les conventions prélimi-
naires. Nicolas III devait loger gratuitement le Pape et les
cardinaux avec leur suite, assurer des vivres à toutes les per-
sonnes qui prendraient part au concile, maintenir la tranquil-
lité publique et confier à ses propres gardes le soin de veiller à
la sécurité du Souverain Pontife. Parti de Bologne le 23 jan-
A'ier 1438, Eugène IV arriva par le Pô, le lendemain, au
monastère de Saint-Antoine, alors situé hors des murs de la
ville. A son arrivée, la bienvenue lui fut souhaitée dans une
allocution en latin par Lionel, fils de Nicolas III, qu'accompa-
gnait Uguccione Contrario . Il témoigna sa reconnaissance
envers le jeune prince en lui donnant un chapeau orné d'or et
de pierres précieuses. Trois jours après, il entra dans la ville
sous un splendide baldaquin, préparé aux frais de la Com-
mune : il montait un cheval à la droite duquel se tenait un
envoyé de Jean II, roi de Castille, tandis que Nicolas III se
tenait à gauche; le clergé et les Pères du concile, tous à che-
val, le précédaient. Le cortège s'avança vers la cathédrale, où
le Souverain Pontife récita quelques prières et fit prononcer
une exhortation par l'évêque de Forli. Eugène IV se rendit
ensuite au palais seigneurial, situé en face de l'église. Comme
il souffrait de la goutte et qu'il aurait eu de la peine à gravir
un escalier, on avait construit un pont de planches en pente
douce qui conduisait de la cathédrale à la loggia antérieure du
château.
Le 8 février, Jean VIFPaléologue, empereur d'Orient, ar- A2.5'-f^^^
(1) Faustixo Maria di S. Lorknzo, Sloria del Beato Giovanni detlo da Tossl-
gnano, p. 53-57. — Fiiizzi, Mcm. per la sloria di Fcrrara, t. III, p. 473-482.
22 L'ART FERRA1\AIS.
riva à Venise, et logea dans le palais d'Esté où Nicolas III, le
cardinal Albergati et Anibroise le Camaldule vinrent bientôt le
complimenter. Au bout de vin^t jours, il partit pour Ferrare
avec son frère Démétrius, despote de Morée, et avec une suite
nombreuse dans laquelle figuraient, outre les principaux per-
sonnages de sa cour, les ambassadeurs de plusieurs souverains
de l'Asie, des abbés, des évêques, des archevêques, entre
autres Bessarion, qui devint cardinal; il débarqua à Franco-
lino, où l'attendait le marquis de Ferrare, y passa la nuit
et voulut continuer sa route par terre. Il avait à ses côtés le
marquis d'Esté et les deux fils de ce prince, Lionel et Borso,
lorsque, au son de la musique et au brnit des acclamations
populaires, il traversa Ferrare. Tous les prélats, tous les car-
dinaux s'étaient portés h sa rencontre. Par un escalier acces-
sible aux chevaux, il arriva, sans quitter sa monture, jusqu'au
seuil de l'appartement du Pape. Introduit auprès d'Eugène IV,
il voulut plier les genoux devant lui, mais le Pontife s'y opposa,
lui tendit sa main à baiser et le fit asseoir à sa droite. Après un
court entretien, l'Empereur gagna le palais du Paradis qui lui
avait été destiné comme demeure, tandis que le palais de
Schifanoia était mis à la disposition de Démétrius.
Quant à Joseph, patriarche de Constantinople, il ne quitta
Venise que plus d'un mois après l'Empereur. A Francolino, il
monta sur un bucentaure à trois étages dont la forme harmo-
nieuse et l'ornementation délicate excitèrent l'admiration gé-
nérale : on n'y avait épargné ni l'or, ni les peintures, ni les
sculptures. Un cheval brun, couvert de pourpre et d'or, et
tenu en bride par quelques gentilshommes de Nicolas III, le
conduisit de Pontelagoscuro à Ferrare, où son entrée ne fut
guère moins solennelle que celle de Jean Paléologue. Il logea
dans le palais des Roberti.
Après avoir commencé par se réunir deux fois dans la cha-
pelle du palais de Nicolas III (8 et 10 février), les Pères du
Concile s'assemblèrent dans la cathédrale sous la présidence
du cardinal Niccolô Albergati, évéque de Bologne, et une
messe du Saint-Esprit fut dite parl'évêque de Ferrare, Giovanni
LIVRE PREMIER. 23
Tavelli daTossignano. La première séance solennelle à laquelle
assistèrent les Grecs eut lieu le 9 avril. On y proclama la légi-
timité et l'universalité du concile (1), puis on décida de sur-
seoir jusqu'à l'arrivée de certains princes étrangers que devait
inviter le Pape. En attendant, les théologiens en renom,
parmi lesquels prirent place le Franciscain Fra Agostino et le
Servite Fra Paolo, tous deux citoyens de Ferrare et professeurs
à l'Université, furent chargés de poser les questions à tran-
cher, ce qu'ils firent tantôt dans l'église de Saint-François,
tantôt dans l'antichamhre du patriarche, afin que de son lit,
où la goutte le retenait, il pût assister aux discussions, tantôt
enfin dans la chapelle du palais habité par Eugène IV. Les
travaux n'étaient pas encore très avancés quand le Pape réso-
lut de transférer le concile à Florence. Trois motifs l'y avaient
décidé. D'abord, il manquait d'argent pour subvenir non
seulement à l'entretien des Grecs, mais aux frais de toutes
sortes qu'entraînait la tenue du concile, et les Florentins lui
promettaient, s'il venait chez eux, de supporter toutes les
dépenses. En outre, il ne se sentait plus en sécurité complète
à Ferrare, la guerre avant éclaté entre les Vénitiens et le duc
de Milan, dont le général, Niccolô Piccinino, avait envahi
Bologne et soustrait à l'obédience de l'Église Imola, Forli et
Ravenne. Enfin la peste commençait à sévir et avait déjà
enlevé l'évêque de Sardique. Ce fut le 10 janvier 1439, dans
la cathédrale, où fut tenue la quatrième session solennelle (2),
qu'Eugène IV ordonna la translation du concile à Florence.
Le 16, il se retira de nouveau au monastère de Saint-Antoine,
célébra le lendemain la fête du saint titulaire et s'achemina
par Finale et Modène, avec une escorte de troupes ferraraises,
vers la capitale de la Toscane.
En se montrant attaché aux intérêts du Saint-Siège, Nico-
las III agissait-il simplement par politique ou obéissait-il à un
sentiment religieux? Si la première supposition est la plus
(1) Il s'y trouva cent ciiiijuante cardinaux et évèqnes, accouipa{;nés d'un grand
nombre de prêtres, de diacres et de protonotaires.
(2) 11 y avait eu déjà quinze sessions ordinaires.
84 L'ART FERRARAIS.
vraisemblable, la seconde n'est pas tout à fait inadmissible, ou
plutôt on peut dire qu'il fut heureux de pouvoir concilier dans
sa conduite un fond de foi chrétienne avec son intérêt person-
nel qui, en cas de conflit, eut sans doute refoulé toute autre
considération. Il y avait chez le fils d'Albert d Este un singu-
lier mélange de vices et de qualités. Quoique astucieux et
cruel, quoique fort peu scrupuleux dans sa vie privée, ce
prince n'était étranger ni aux nobles aspirations, ni aux pra-
tiques de la piété chrétienne. Ses nombreux pèlerinages n'en
font pas moins foi que ses témoignages de vénération pour
saint Bernardin de Sienne, qui vint prêcher à Ferrare en 1432,
et pour Giovanni Tavelli da Tossignano, qui en fut évéque.
L'an 1400, il se rendit à Bologne pour s'acquitter d'un vœu
dans l'église de Santa Maria del Monte. — Treize ans plus tard,
à l'âge de trente ans, il entreprit le voyage de Jérusalem, lais-
sant le soin de gouverner })endant son absence à Uguccione
Contrario. Il était accompagné de cinquante-deux personnes,
vêtues de noir, avec des croix rouges sur leurs costumes. Son
secrétaire, Luchinoda Campo, le médecin Niccolo, Alberto dal
Sale et Feltrino Boiardi faisaient partie de sa suite. Il s'em-
barqua à Venise. Une fois en Palestine, il changea son nom,
d'après le conseil de l'amiral vénitien, contre le nom de Niccolo
Contarino, afin d'être plus respecté des mahométans. Il s était
d'ailleurs pourvu de sauf-conduits délivrés par les consuls de
Venise et de Gênes. A Jérusalem, devant le Saint Sépulcre, il
proclama chevaliers Boiardi, dal Sale, ainsi que plusieurs
autres de ses compagnons. En revenant de la Terre Sainte, il
s'arrêta quelques jours à Chypre, à Rhodes, à Cythère ou il
voulait voir le lieu témoin de l'enlèvement d'Hélène, à Pola,
ville très ancienne de l'Istrie, dans laquelle il admira « des
arcades en pierre (1) « , prenant intérêt, comme un voyageur
de nos jours, à examiner les églises, les châteaux forts, les
(1) 11 s'ajjit prohahlemcut des arcades en pierre d'un amphithéâtre romain qui
sul)siste encore en partie. PoLt possède égalenient les restes d un arc de triomphe
(porta anrea), d'un temple de Diane et d'un temple d'Auj^uste, qui durent
attirer aussi l'attention du souverain voyaf;eur. (Indications de M. Daumet.)
LIVRE PREMIER. 25
jardins et les champs de bataille (I). Parti de Ferrare le
6 avril, il v rentra le 6 juillet : ses sujets célébrèrent son
retour par des courses de barques, par des courses de bétes et
par des tournois organisés en son honneur (2). — En 1-414, nous
le trouvons à Lorette, où, pour s'acquitter d'un vœu fait en
temps de peste, il suspend dans le célèbre sanctuaire le mo-
dèle en argent d'une ville. — Peu de temps après, c'est dans
'église de Saint-Antoine à Vienne, en Dauphiné, qu'il accom-
plit un nouveau pèlerinage. Il part le 19 juin 1414 avec vingt-
quatre personnes à cheval, toutes vêtues de vert clair. Cette
fois encore, il emmène Feltrino Boiardi, Il passe par Ficarolo,
Mantoue, Parme. A Gènes, le bon accueil du doge le retient
pendant neuf jours. Puis il s'embarque pour Nice et arrive à
Vienne (3). Ses dévotions achevées, il pousse jusqu'à Paris, va
trouver à Saint-Denis le roi de France qui le comble de ca-
deaux, et, en revenant, il traverse le Piémont. Près du château
du Mont Saint-Michel, il est arrêté avec les siens par Man-
fredo del Carretto, marquis de Ceva, qui offre au duc de
Milan de le lui livrer moyennant une forte somme. Ses propo-
sitions ayant été repoussées, Manfredo espéra du moins tirer
une rançon de son prisonnier. Mais Amédée, duc de Savoie,
fut informé de ce guet-apens et donna des ordres pour punir
le traître. Celui-ci eut beau rendre la liberté à Nicolas III, qui
lui promit d'intercéder en sa faveur, les envoyés du duc de
Savoie rasèrent le château du coupable et coupèrent la tète au
châtelain. Le 12 octobre, le marquis d'Esté était de retour
dans sa capitale. — C'est encore un motif de piété qui l'attira
hors de ses États en 1435 : au mois d'avril, il visita, à Flo-
rence, l'église de l'Annunziata, à laquelle il laissa un ex-voto
en cire qui le représentait à cheval, et qui devait avoir de
grandes dimensions, si l'on en juge par le prix que toucha
l'artiste {fiorino cinquanta de segillo) et par les payements faits
(1) Ad. Venturi, I primordi del rinasciinento artistico a Ferrara, p 3.
(2) Frizzi, Mem. perla storia di Ferrara, t. III, p. 442.
(3j Nicolas III y alla une seconde fois en 1434.
26 L'ART FERRAKAIS.
aux foiperons, aux charpentiers et aux hommes de peine (1).
Comme tous les princes italiens, Nicolas HT fut assez souvent
entraîné à guerroyer contre des voisins dangereux, à entrer
dans des ligues ayant pour but de refouler des ambitions
sans frein [2); mais sa prudence lui épargna les longs conflits,
et sa sagesse lui procura un crédit tel qu'on le prit maintes
fois pour médiateur et pour arbitre. C'est lui qui, en 1433,
fut chargé de mettre fin à une guerre entre le duc de Milan
d'une part, Venise et Florence d'autre part; les ambassadeurs
des diverses parties, notamment Palla Strozzi et Côme de
Médicis, s'assemblèrent à Ferrare, où les conditions de la paix
furent arrêtées. En 1440 et en 1441, le marquis Nicolas III
servit aussi de trait d'union entre Philippe-Marie Visconti et
les Vénitiens. Mais ce qui lui fait le plus d'honneur, ce qui
donne la plus haute idée de ses qualités politiques, c'est que
le duc de Milan, afin d'assurer son propre repos dans ses der-
nières années, lui confia le gouvernement de ses États, Nico-
las III, laissant son fils Lionel régner à Ferrare, se transporta
à Milan avec Uguccione Contrario et s'y installa. Quelques
réformes de nature h augmenter la prospérité des sujets du
duc soulevèrent bientôt de redoutables haines contre celui qui
en avait eu l'initiative. Au bout d'un mois envn'on, le 26 dé-
cembre 1441, Nicolas tomba tout à coup malade et mourut,
peut-être empoisonné.
Si, à certains égards, il fut un véritable prince du moyen
âge, digne de figurer dans V Enfer de Dante, il se comporta
aussi en représentant de la Renaissance, en ami àes lettres,
des sciences et des arts.
Pendant sa minorité, l'état du Trésor avait forcé les membres
du conseil de régence à suspendre les cours de l'Univer-
sité (1394). Il les rouvrit en 140i2 et attira des professeurs
émérites : sur ses instances, Pietro d'Ancarano qui enseigna
(1) Ad. Venturi, I promord i ciel rinascimcnto artistico a Fcrrara, p. 30.
(2) Il fut, notamment, capitaine général au service d'une li{]ne formée par
Florence et Venise contre le duc de Milan; le bâton de commandement lui fut
remis devant le maître-autel de la cathédrale de Ferrare (1426).
LIVRE PREMIER. 27
le droit civil, Antonio da Budrio qui s'occupa du droit canon
et Giovanni d'Imola qui commenta les lois, abandonnèrent
l'Université de Bologne. Une nouvelle interruption dans les
cours eut lieu en 1416 et en 1117 à cause de la peste; mais, à
partir de cette époque, l'Université de Ferrare ne fit qu'ac-
croître son renom, avec des professeurs tels que riiellé-
niste Giovanni Aurispa (en 1427 ou 1428) (1), Guarino de
Vérone (1429) (2) et Michèle Savonarola, médecin célèbre à
l'école de Padoue (1 i4.0) (3). « En 147 4, elle comptait qua-
(1) Giovanni Aurispa naquit à Xoto, en Sicile, vers 1369, et mourut en 1459.
Il visita Constantinople vers 1418 et en rapporta un très grand nombre de
manuscrits. Il se trouvait à Venise quand la misère le força de mettre en {]a{;e
deux cent trente-deux de ces manuscrits pour cinquante florins d'or. Informé de
ce qui venait de se passer, Côme de Médicis dégagea les manuscrits et appela
Aurispa à Florence. Vers 1427, Aurispa se rendit à Ferrare, devint professeur à
l'Université, entra dans les ordres, et fut l'objet d'une grande bienveillance de la
part de Nicolas III, qui le choisit comme précepteur de son fils Méliaduse. On
lui donna une paroisse, et il fut commendataire de Santa Maria in Vado et de
Sant' Antonio. Dans la seconde moitié de l'année 1433, il quitta Ferrare pour
se rendre au concile de Bâle. Eugène IV, pendant le concile de Ferrare (1438),
lui confia la charge de secrétaire apostolique, que Nicolas V ne lui retira pas.
C'est dans la capitale des princes d'Esté qu'Aurispa passa le reste de sa vie. Il
mourut à l'âge de quatre-vingt-dix ans, laissant trois enfants naturels (deux filles
et un fils}, nés peut-être avant son entrée dans les ordres. Il fut avec Guarino de
Vérone le restaurateur des littératures grecque et latine. (Frizzi, JMem. per la
storia di Ferrara, t. III, p. 458, et t. IV, p. 41-42. — Tiiîaboschi, Storia delta
letteratura italiana, t. VI, 1, 4.j
(2) Guarino de Vérone, né en 1370, avait appris le grec à Constantinople avec
Ennnanuel Chrysoloras. Avant de s'installer à Ferrare, il avait été professeur à
Florence, à Venise (1515), à Vérone (vers 1422), à Trente (vers 1426), et de
nouveau à Vérone. Peut-être retourna-t-il quelquefois dans cette ville pendant
son séjour à Ferrare. Nous parlerons de lui plus au Ii>ng dans le chapitre consacre
aux médailles.
(3) Michèle Savonarola se fixa à Ferrare pour coinplaire à Nicolas III, et y
occupa la chaire de médecine jusqu'en 1450, tout en étant le médecin de la cour.
Aux honneurs dont il fut comblé et qu'il méritait autant par la dignité de son
caractère que par l'étendue et la variété de ses connaissances, s'ajoutèrent des
pensions et l'investiture de plusieurs terres. II ne renonça à sa chaire que pour
composer des ouvrages d'un vrai mérite, où se manifeste un esprit profondément
religieux. Lionel et Borso, fils et successeurs de Nicolas III, le tinrent aussi en
haute estime et le gardèrent connue médecin. Il soignait les pauvres sans leur
demander aucune rétribution. Grand-père de Jérôme Savonarole, il entoura de
tendresse l'enfance de celui-ci et inspira au futur Donn'nii;ain le goût de l'étude
et des livres. Il mourut entre 1466 et 1468. (P. Villari, Vie de Jérôme Savona-
role, t. I, p. 29-30, 32-33, — Antonio Cappelli, Fra Girolamo Savonarola e
volizie intorno il suo tempo. Modena, 1869, p. 6-10. — A. Gherardi, Nuovi
documenti e stttdi intorno a Girolamo Savonarola. Firenze, 1887, p. 4.)
28 L'ART FERRARAIS.
rante-cinq professeurs (1), représentant les études les plus
variées (2). »
Durant le règne de Nicolas III, la ville de Ferrare compta
parmi ses hôtes non seulement des souverains comme Pierre
de Portugal (1428) et Tempereur Sigismond (3), mais des
savants comme Leonardo Bruni, qui, après avoir été secré-
taire apostolique sous quatre papes, était secrétaire de la
République florentine. En 1427, ce personnage prononça dans
l'éplise de Saint-Dominique l'oraison funèbre de Nanni Strozzi,
qui fut pendant trente ans au service de Nicolas III en qualité
de général et qui mourut au milieu d'une bataille, non loin
de Crémone, en assistant les Vénitiens alors aux prises avec le
duc de Milan.
Comprenant tout le prix d'une éducation sérieuse, à la fois
militaire et littéraire, Nicolas III (4.) envoya Lionel, celui de
ses fils auquel il destinait le trône de Ferrare, auprès de Brac-
cio di Montone, seigneur de Pérouse, pour apprendre le métier
des armes (5), et il chargea, en 1429, Guarino de Vérone,
peut-être à l'instigation de Giovanni Aurispa, ami de ce der-
nier, de former l'esprit du jeune prince à l'amour des auteurs
classiques, à la pratique de l'éloquence et de la poésie.
Le goût des livres ne fut pas étranger à Nicolas III. Ce
(1) Si Francesco Filelfo ne vint pas aussi s'établir à Ferrare comme professeur,
ce ne fut pas la faute de Nicolas III, ainsi que le prouvent diverses lettres de Filelfcj
Tominaso da Sarzana et à Giovanni Aurispa; des enjjafjenients formels le liaient
envers les Florentins, qui tinrent à le garder. (Gianandhea Barotti, Memorie isto-
riclic di lelterati ferraresi.)
(2) E. MiisTz, La renaissance en Italie et en France à Vépoque de Charles VIII,
p. 326.
(3) L'empereur Sigismond, devant qui Lionel, un des fils de Nicolas III, pro-
nonça un discours en latin, proclama chevaliers, le 13 septembre 1433, Lionel,
Borso et Folco, fds naturels du souverain de Ferrare, ainsi qu'Hercule (né le
24 octobre 1431) et Sigismond (né le 31 août 1433), tous deux fils légitimes du
même prince. Le dernier fils de Nicolas III devait son nom à l'empereur, qui
l'avait tenu sur les fonts baptismaux. (Fbizzi, Mem. per la storia di Ferrara,
t. III, p. 468.)
(4) L'esprit de Nicolas III n'était pas sans culture. Un de ses précepteurs fut
Donato da Gasentino. — Nicolas III accorda sa faveur à l'astronome Giovanni
Biancliini, dont il sera question dans le ch. il du liv. IV, à propos de la minia-
ture.
(5) Braccio di Montone mourut en 1424.
LIVRE PREMIER. 29
prince donna de notables accroissements à la collection de
livres commencée par ses prédécesseurs. Un inventaire de
1437 nous apprend qu'elle renfermait, vers la fin de son
règne, 278 manuscrits, 1 en langue allemande, 2 en grec,
23 en italien, 58 en français et 194 en latin (1).
De même que son père, Nicolas III se complut à ordonner
de nouvelles constructions. Il fit non seulement refaire les
murs d'enceinte de sa capitale et la partie fortifiée du Castel
Tedaldo (1395), mais élever le Castel Nuovo, dont Giovaiuii da
Siena fut l'architecte ( 1 427-1433) (2) , et les palais de Belriguardo
et de Consandolo (3). h'église de Be/fiore, appelée aussi Sainte-
Marie des Anges, prit naissance de 1436 à 1440, et le cam-
panile de la cathédrale fut commencé. Sous le règne de
Nicolas III, on retrouve Barlolino da Novai-a, employé surtout
comme ingénieur militaire avec Domenico da Firenze qui périt
en dressant une bombarde contre la citadelle de Reggio, assié-
gée par les milices ferraraises (1409). Le marquis de Ferrare
employa, en outre, un ingénieur nommé Giovanni d'Esté.
Afin de le récompenser de ses longs et dévoués services, il lui
permit (20 avril 1422) de dériver pour son utilité personnelle
l'eau du canal de Reggio, à certains jours de la semaine. Dans
le décret de concession, il l'appelle dilectus imjegniariiis
noster (4). Citons enfin Filippo Brunellesco de Florence ou
plutôt de Ficaruolo (5), qui se mit momentanément, on ne
sait pour quel travail (6), à la disposition de Nicolas III. Ce qui
est certain, c'est que les préposés aux constructions de Santa
(1) G. Camus, I codici francesi dcUa Regia Biblioteca Estcnse, dans la Basse-
gna Emiliana, Y" année, fasc. X.
(2) Nicolas fit aussi afjrandir et presque reconstruire le magnifique château fort
de Finale par Giovanni da Siena. Cet éminent architecte se mit au service du seigneur
de Ferrare en 1422, et y resta jusqu'à sa mort, arrivée vers 1440. '^Voir Cokrado
Ricci, Giovanni da Siena, dans V Archivio storico deW arte, juillet-août 1892.)
(3) Peut-être même le château de Fossadalbero lui dut-il son existence.
(4) G. Campori, Gli arcliilelti e (jV injegneri degli Estensi dal secolo XIII
al XVI.
(5) Ficaruolo est située sur le Pô.
(6) Peut-être le marquis de Ferrare désira-t-il avoir son avis sur les digues
destinées à prévenir les terrijjles débordements du Pô. (Ad. Vemuri, I primordi
del rinascimento artistico a Ferrara, p. 5.)
30 L'ART rEllHARAIS.
Maria del Fiore permirent, en 1 43:2, à Tillustre architecte de
s'absenter pendant quarante-cinq jours pour servir le souverain
de Ferrarc et le seigneur de Mantoue, sur la demande de ces
personnages (1).
Vers le même temps, la peinture prit son premier essor.
Nous aurons , plus loin , l'occasion de mentionner un assez
grand nombre de peintres, dont les œuvres n'existent plus.
Le plus célèbre de tous les artistes d'alors fut Antonio Alherii
ou Antonio da Ferrara^ qui représenta dans le palais du Pa-
radis la gloire des Bienheureux et le concile tenu à Ferrare
en 1438. Plusieurs miniaturistes, notamment Giovanni F alco ni
et Jacopino d'Arezzo, trouvèrent aussi auprès du souverain une
faveur justifiée par des qualités remarquables.
Ce fut vraisemblablement en 1432 que parut à la cour, où
il fut reçu avec honneur, Viitore Pisano, qui semble y avoir
inauguré son talent de médailleur, sans oublier qu'il était
peintre. Il y revint en 1435. En 1438, il s'y trouvait aussi,
comme le prouve la médaille de Jean Paléologue, probable-
ment faite pendant la tenue du concile, et sa présence en 1441
ne fait pas non plus de doute.
Comme sculpteurs, on ne peut citer sous Nicolas III que
Giacomo da Siena (1408), Giacomo délia Quercia[^), qui sculpta
une Madone pour la cathédrale (1408) , et Cristoforo da
Firenze (1427), auteur d'une Vierge qui orne la façade de la
même église.
Quant h la sculpture en bois et à la marqueterie, elle fut
représentée, au commencement du règne de Nicolas III, par
Giovanni da Modena, surnommé Baisi ou Abaisi, et à la fin par
Andréa di Crescimhene , père de Lorenzo et de Cristoforo
Ganozzi da Lendinara.
L'orfèvrerie était déjà florissante. Milan et Venise envoyè-
rent de nombreux artistes à Ferrare, où les orfèvres formaient
une corporation. A partir de 1437, Amadio da Milano y dé-
ploya une activité sans relâche et un talent reconnu de tous.
(1) G. C.uiPOni, Gli architetti e gV ingegneri deijli Estensi, p. 31.
(2) Il ne fit que passer à Ferrare.
LIVRE PREMIER. 31
Ferrare posséda également dès cette époque des tapissiers,
des potiers et des brodeurs. En 1436, Nicolas III prit à son
service Jacopo d'Angelo, tapissier flamand. La même année,
un potier, Benedetii on BeUino, était installé dans le Castello.
Plusieurs brodeurs milanais, T'ommasino dalla Raina, Francesco
da Carcano, Agostino Framhaia de Pavie, Giusto et Antonio de
Milan, établis dans la ville, travaillèrent pour le seigneur de
Ferrare, pour Ugo et pour Parisina (1).
La musique ne fut pas non plus dédaignée. Il n'y avait pas
de fête en plein air qui ne fût égayée par le son des fifres et
des trompettes, des cymbales et des tambourins, tandis que
dans les réunions à l'intérieur du palais on prenait plaisir à
entendre jouer de la cithare, du luth, du rebec, du psaltérion.
Ugo d'Esté, Parisina et ses deux filles s'exercèrent sur la harpe.
De temps en temps, le marquis d'Esté faisait des libéralités
aux musiciens qu'il avait pris à son service : en 1422, Bœmio,
joueur de fifre, ayant mis en gage quelques instruments,
Nicolas III ordonna de les dégager. Ce n'est pas seulement
dans ses États qu'il recrutait ses musiciens : en 1437, il donna
vingt ducats d or à un chanteur de la chapelle pontificale. La
même année, la trompette deFilippo fut décorée de flammes;
Jean d'Avignon figure comme joueur de fifre parmi les salariés
du prince, et un certain Giorgio fut chargé d'aller à Venise
pour y acheter des instruments (2). En 1441, le marquis eut à
sa solde un Allemand du nom de Nicolas, excellent instrumen-
tiste et chanteur : Nicolas reçut cent ducats d'or afin d'aller
embaucher en Allemagne, avec un compagnon et deux che-
vaux, àei tromhettieri [tibicines) pour le seigneur de Ferrare (3).
On voit que toutes les manifestations de l'art étaient en-
couragées à la brillante cour de Nicolas III, et que ce prince
(1) i\d. Vexturi, llelazioni artisliche ira le corti di MUano e Ferrara ncl
secolo XV, p. 252.
(2) Voulait-on des cordes à cithares, c'est aussi à Venise que l'on songeait;
Agostino s'y transporta en 1441 dans cette intention sur l'ordre du marquis.
(3) L.-F. Valduigui, Cappelle, concerti e musichr di casa d'Estedul secolo XV
al XVIII, dans les Attij; menwi-ie délie deputazioni di storia patria per le provin-
cie modenesi e pannensi, série III, vol. II.
32 L'ART FERRARAIS.
commençait à faire de sa capitale un des centres de la civili-
sation italienne (1).
Le fils d'Albert d'Esté se maria trois fois. Il n'avait que
treize ans et deux mois (janvier 1397) lorsqu'il épousa Gi-
gliola (2), fille de Francesco Novello da Carrara, seigneur de
Padoue (3). Niccolô Roberti, accompagné de quatre cents per-
sonnes à cheval, alla chercher Gigliola à Padoue. Quand elle
fit son entrée à Ferrare sous un baldaquin d'or, plusieurs
notables ferrarais tenaient les brides et les étriers de son
cheval ; les rues étaient jonchées de fleurs et d'herbes odo-
rantes; les marchands de laine avaient tendu des étoffes au-
dessus des rues; certaines corporations exhibèrent un car-
7'occio, un château fort, un saint Georges tuant le dragon ; et les
cabaretiers disposèrent au milieu de la grande place une fon-
taine d'où coulait du vin. La princesse s'avança vers le palais
au son des instruments. Une simple bénédiction fut donnée
aux jeunes époux dans la chapelle du château , l'âge de
Nicolas III ne permettant pas de conférer encore le sacrement
de mariage. Gigliola mourut le 23 février 1416, peut-être de
la peste, sans avoir eu d'enfants. — La seconde femme de
Nicolas III fut Parisina, fille de Malatesta de' Malatesti de
Rimini, qu'il épousa le 27 février 1418, et à laquelle, nous
l'avons vu, il fit trancher la tête le 21 mai 1425. Il n'en avait
eu qu'un fils, qui vécut seulement un mois et demi, et deux
filles jumelles, Ginevra et Lucie, qui se distinguèrent dans
l'étude du latin et du grec. Ginevra, née en 1519, se maria,
en 1434, avec Sigismond Malatesta et fut empoisonnée par
lui en 1440. Quant à Lucie, elle devint, en 1437, la femme
(1) M. Miiatz a fait justement observer que, à la cour de Nicolas III, la pénu-
rie des ressources alternait parfois avec les prodigalités mal calculées. « Tandis
que le marquis dépensait d'un coup 3,000 florins pour acheter des tentures, ses
fds en étaient réduits à porter des vêtements râpés. Les doléances faites par le
jeune Ugo à sa belle-mère nous révèlent la détresse de sa garde-robe; son frère
Méliaduse n'était pas mieux partagé. « {Histoire de l'art pendant la Renaissance,
1889, p. 142.)
(2 Elle avait environ quinze ans.
(3) Francesco Novello s'était marié avec Taddea, tille de Niccolô Zoppo (Nico-
las le Boiteux).
LIVRE PREMIER. 33
de Carlo Gonzaga, fils du marquis de Mantoue. — En troi-
sièmes noces, Nicolas III épousa (1429) Ricciarda, fille de
Tommaso, marquis de Saluées (1), laquelle mourut le 16 août
147 i. Il en eut deux fils : Hercule, né le 2 4 octobre 143!, et
Sigismond, né le 31 août 1433.
Quant à ses enfants naturels, on n'en connaît pas exacte-
ment le nombre. Giraldi lui en attribue vingt et un, Sardi en
compte vingt-deux. « En deçà et au delà du Pô, disait-on, il
n'y a que des enfants de î^icolas (2). » Nous signalerons parmi
les fils : Ugo Aldohraiidnw, né de Stella dall' Assassino le 17 no-
vembre 1405, lequel fut décapité avec Parisina en 1425; Më-
liaduse, né le 3 mars 140() de Catterina, fille du médecin
Taddeo, ou de Catterina degli Albaresani, et mort le 2 janvier
1452 (3); Lionel, né le 21 septembre 1407 de Stella dall'
Assassino; Borso, né le 24 août 1 413 de Stella dall' Assassino
ou Stella de' Tolomei; Albert, né le 10 novembre 1415 de
(i) Ricciarda ne fut amenée à Ferrare qu'en 1431. Vêtue de damas blanc,
avec un vêtement de dessous rou{;e, elle entra dans la ville sur un cheval blanc
et fut conduite au Gastel JNuovo. La cérémonie nuptiale eut lieu le lendemain et
fut suivie de fêtes pendant trois jours.
(2) « Di qua e di la dal Po, tutti fi gli di Niccolo. »
(3) Destiné par son père à la carrière ecclésiastique à laquelle il tenta vaine-
ment de se soustraire en s enfuyant auprès de Philippe Visconti, Méliaduse fut
abbé conimendataire de l'imposant monastère de Pomposa, situé entre Comac-
chio et Codij^oro, et du monastère de San Barlolommeo à Ferrare. En qualité de
protonotaire apostolique, il demeura un certain temps à Florence, pendant le
premier séjour d'Eugène IV dans cette ville. En 1436 ou en 1437, il se lia avec
Léon-Baptiste Alberti, à Bolofrne. Alberti, dans la lettre par laquelle il dédia son
Philodoxios à Lionel, rappelle cette liaison, qui se continua à Ferrare. « xN^jh
eni)n fratris tui Meliadusii viri humcuiissinii, et qui inihi optiinc seinper studue-
rit, plane sini amicissimus. » C'est sur la demande de Méliaduse qu'Alberti com-
posa ses Ludi matemalici, où il donne des règles pour mesurer la superficie des
terrains, et où il expose divers problèmes de mathématique et de phvsique. Mélia-
duse fit un vovage à Jérusalem. Il finit par obtenir du pape Nicolas V l'autorisa-
tion de renoncer à l'état ecclésiastique, ce qui eut lieu après la mort de Lionel.
Sa propre mort arriva peu après, le 25 janvier 1452. Il laissa huit enfants natu-
rels, trois fils et cinq fdles : deux d'entre elles furent religieuses dans le monastère
de Saint-Antoine, une autre entra au monastère de Saint-Guillaume; Lucrezia se
maria avec Pietro Sacrati, noble ferrarais; Polissena épousa Giovanni Romei,
qui mourut en 1483, puis Scaramuccio Visconti, fils du comte Alcssandro Vis-
conti. (Frizzi, Memorie per la storia di Foi-ara, t. III. — MaNCIM, Vitu di Léon
Battisla Alberti, p. 195. — G. Campoui, Gli architclti e gV iiigegncri degli
Estensi, p. 31-33.)
I 3
34 L'ART FERRARAIS.
Filippa dalla Tavola et mort dans le palais du Paradis le 8 avril
1502- enfin Rinaldo Maria, né d'Anna Roberti, qui se maria
en 1 473 avec Lucrezia, fille de Guillaume, marquis de Mont-
ferrat, et mourut en 1503 (1).
Parmi les filles naturelles de Nicolas III, nous mentionne-
rons : Isotta, née en 1425, mariée en 1 444àOddantonio, comte
d'Urbin, puis à Stefano Frangipani, seigneur de Signa (1446);
Béatrice, née en 1427, mariée à Niccolô da Correggio (1448),
puis à Tristano Sforza, fils de François Sforza, duc de Milan
(14-oA); Biaiica Maria, née en 1440, mariée à Galeotto, sei-
gneur de la Mirandole (1468) (2) ; Margherita, mariée à Galeotto
Roberto Malatesta, seigneur de Rimini, qui se fit religieuse au
monastère de Saint-Guillaume à Ferrare après la mort de son
mari; une autre Margherita, mariée à Galasso Pio, seigneur de
Carpi; Cammilla, mariée à Ridolfo Varano, seigneur de Game-
rino (1448); Orsina, mariée à Aldobrandino Rangoni, puis à
un Malatesta et enfin à Andréa Gualengo, conseiller de Borso
fl469).
VI
LIONEL (3).
(JSé le 21 septembre 1407, il réyna de IWl à 1450.)
Avant de mourir, Nicolas III eut le temps de faire son tes-
tament, dans lequel il désigna comme son successeur Lionel,
un de ses fils naturels, au détriment d'Hercule et de Sigis-
mond, ses seuls fils légitimes. Il ne faisait, du reste, que tenir
un engagement solennel. En obtenant pour Lionel la main de
Marguerite, fille du seigneur de Mantoue Jean-François Gon-
(1) ISous parlerons de lui à propos de sa médaille par Coradini.
(2) ]Sous donnerons quelques détails sur son compte, à propos du De claris
mulieribus de Fra Filippo Foresti de Bergame, dans notre étude sur Les livres
publiés a Ferrare avec des gravures sur bois. (Liv. V, cli. iv.)
i3; Il a été déjà question de Lionel, p. 20, 21, 22, 26, 27 et 28,
LIVRE PREMIER. 35
zague, il avait promis, dès 1429, d'assurer le trône de Ferrare
au gendre de ce prince, et, lorsque lui-même épousa Ricciarda
de Saluées, il avait spécifié qu'après lui la souveraineté appar-
tiendrait, non aux enfants qui naîtraient de son mariage, mais
à Lionel. Cette décision fut très heureuse pour les Ferrarais,
qui échappèrent ainsi aux inconvénients d'une tutelle, et aux-
quels échut un des souverains qui ont laissé les meilleurs sou-
venirs dans la mémoire des peuples.
Lionel, nous l'avons déjà dit, naquit en li07, fut légitimé
par le pape Martin V en 14:29 et déclaré apte à devenir sei-
gneur de Ferrare, ce qu'Eugène IV ratifia. Après avoir appris,
on se le rappelle, l'art militaire avec Braccio di Montone, il
eut pour maître Guarino de Vérone qui l'initia aux langues
classiques, et il montra combien il avait profité des leçons du
savant humaniste lorsqu'il harangua en latin l'empereur Sigis-
mond (1433) et le pape Eugène IV (1438) (1). Son mariage
avec Marguerite Gonzague, quoique décidé en 1-429, ne s'ef-
fectua que six ans plus tard (2 février 1 435). La fille du mar-
quis de Mantoue fit son entrée à Ferrare sur un cheval blanc ;
son costume était en drap d'or doublé d'hermine. Elle mourut
le 7 juillet 1439 (2).
Quand Lionel succéda à Nicolas III, il n'était pas étranger
au maniement des affaires, son père lui ayant laissé à plusieurs
reprises le soin de gouverner en son absence. C'est lui qui en
réalité régnait déjà au moment où Nicolas III mourut à Milan,
et il fut sur-le-champ confirmé dans l'autorité souveraine. Le
28 décembre 1441, Uguccione Contrario annonça tout à la
fois dans la capitale des princes d'Esté la fin et les dernières
volontés de celui dont il avait été si longtemps le principal
(1; Guarino de Vérone, clans l'éloge funèbre (ju'il prononça au\ liinérailles de
Lionel, et Giovanni Canali, dans ses Annali Estensi, mentionnent avec éloge ces
deux discours. Libanori, dans sa Ferrara d'oro, et Borsetti, dans son Historia
gyiniiasii Feirariensis, prétendent que Lionel prononça aussi un discours en grec
devant les Pères du Concile de Ferrare ; mais le silence de Guarini rend leur
assertion suspecte.
(^2; l'ar son éducation, Marguerite Gonzague était digne du prince lettré (lu elle
épousa. Elle avait eu pour maiire Victorin de Feltre.
;U; L'AUT FERllARAIS.
ininislic cl le (iJèlc ami. Reconnu seigneur de Fenare par le
Conseil que le Ju.jje des Sages avait convoqué dans le château,
Lionel parcourut la ville à cheval avec une nombreuse suite
également h cheval.
Le lendemain soir, le corps de Nicolas III arriva et fut con-
duit à travers les rues, qu illuminaient d'innombrables torches,
dans Téglise de Santa Maria di Belfiore. Suivant la volonté du
prince auquel on rendait les derniers honneurs, les funérailles
curent lieu sans pompe, et d'abondantes aumônes furent dis-
tribuées aux pauvres.
Il y a peu d'événements à signaler sous le règne, d'ailleurs
assez court, de Lionel. Ce prince pacifique et sage, assisté de
son frère Borso, sut non seulement rester en dehors des luttes
et des intrigues qui bouleversaient l'Italie autour de lui, mais
inspirer assez de confiance pour être souvent pris comme mé-
diateur. Philippe-Marie Yisconti, deux fois battu parles Véni-
tiens, le chargea de traiter avec eux. Une sorte de congrès
général s'assembla en 1449 à Ferrare. Enfin, ce fut dans le
palais de Belfiore que la paix, grâce à Lionel, fut conclue
entre la République de Venise et Alphonse I", roi de Naples(I).
Plusieurs mariages mirent en fête la cour de Ferrare. Le
plus solennel fut celui de Lionel avec Marie d'Aragon, fille
naturelle du roi de Naples Alphonse I". Il fut négocié, à l'in-
stigation d'Uguccione Contrario et de Borso, par Philippe-
Marie Yisconti. Agostino Villa, secrétaire du marquis, se rendit
à Naples au mois d'avril 14 43 afin de rédiger les stipulations
matrimoniales ; mais un an se passa avant la célébration du
mariage, à l'occasion duquel Lionel reçut de ses sujets un
cadeau de trois mille lire marchesatie. Au printemps de 1444,
Borso, escorté d'une suite brillante, alla chercher la jeune prin-
cesse (2), après avoir été à Venise pour se procurer deux galères
et quelques autres navires. Lorsque la petite flotte revint de
(i) Alphunsc V d'Aragon, victorieux de René d'Anjou, était devenu roi de
jNaples en 1442. Il prit le nom d'Alphonse I" et fut surnommé le Magnanime.
(2; Dès cette époque, Borso et Lionel encouragèrent sous main le roi de INaplcs
à prendre des mesures pour s'emparer de la Londjardie après la mort, imminente
LIVRE PREMIER. 37
Naples et s'avança sur le Pô, Mëliaduse, frère de Lionel et de
Borso, accompagné de gentilshommes, de dames ferraraises et
de jeunes paysannes, se porta au-devant de la princesse avec
des barques où l'on faisait de la musique. Le 1" mai, Marie
d'Aragon fut conduite au Castel Nuovo, et le 3 mai au château
de son époux. Pendant quatre jours, les fêtes ne cessèrent pas :
les chasses aux taureaux et aux sangliers alternèrent avec les
tournois. L'année suivante, Lionel et sa femme entreprirent
pour leur agrément un voyage à Venise (1).
Ce fut aussi en 14i-i qu'Isotta, sœur de Lionel, épousa
Odd'Antonio, comte d'Urbin, qui, le 22 juillet, fut massacré
dans sa résidence par quelques conjurés. Cette princesse était
vouée aux infortunes. En 14.46, elle se remaria avec Stefano
Frangipane, comte de Signa, et les noces, célébrées dans la
demeure de son frère Méliaduse, furent suivies de réjouissances
au château même de Lionel; mais, quatre ans après, les mau-
vais traitements qu'elle eut à endurer la forcèrent de quitter
son mari et de regagner pour toujours sa ville natale.
Une autre fille de Nicolas III , Cammilla, fut plus heureuse
en épousant Ridolfo Varano, seigneur de Gamerino, dont le
fils, Ercole, devait transplanter dans la capitale des princes
d'Esté la famille des Varani.
Si les mariages de quelques-uns des membres de la maison
régnante furent à Ferrare un prétexte aux fêtes de toutes sortes,
la mort de plusieurs personnages de marque attrista profondé-
ment tantôt les citoyens, tantôt Lionel lui-même. Giovanni Ta-
velli da Tossignano, l'admirable évêque de Ferrare, cessa de
vivre en 1440. Uguccione Contrario, qui avait été, depuis l'âge
de vingt et un ans, associé à la destinée de Nicolas III et à celle
de son successeur, qui avait mis à leur service la prudence d'un
déjà, de l'hilippe-Marie Visconti, au tlctriincnl de François Sforza, qui avait
épousé la fdle de Visconti, et qui, aidé par Gôme de Médicis, triompha de tous
les obstacles. (Cesare Foucard, Proposta fatta dalla corte Estense ad Alfonso I,
re di Napoli, dans rj4rc/a'i^(0 storico per le provincie Napoletane, anno IV, fasci-
colo IV.)
(i) Voyez les pages consacrées au palais des princes d'Esle à Venise dans le
th. m du liv. II.
38 L'AKT FERRAI\AIS.
habile politique, la bravoure d'un capitaine intrépide et ratta-
chement d'un ami, qui maintes fois avait jjouverné Ferrare à
leur place et dont la sagesse avait apporté quelques trêves aux
luttes intestines de l'Italie, expira le 15 mai 1448. Enfin, Lionel
perdit sa seconde femme le 0 décembre 1 449.
Une des mesures qui contribuèrent le plus à assurer la tran-
quillité publique sous ce prince fut l'éloignement d'Hercule
et de Sigismond, dont la mère, Ricciarda, s'était retirée à
Saluées un peu avant le mariage de Lionel avec Marie d'Aragon,
dans la crainte de ne pouvoir garder à la cour de Ferrare la
situation qu'elle prétendait y occuper. A la suite d'un voyage
à Naples entrepris par Borso pour se concerter avec Alphonse I",
les deux fils légitimes de Nicolas III furent envovés, suivant les
conseils d'Uguccione Contrario, auprès de ce monarque, qui
les donna comme compagnons d'études à son propre fils Fer-
rante (1445).
Sur les instances de la Commune de Ferrare, Lionel rendit
deux ordonnances, le 11 et le 30 mars 1447, contre le luxe
déployé parles femmes dans leurs costumes (1). Il fut interdit
aux femmes de la ville de dépenser pour leur toilette plus du
tiers de leur dot, et une amende de trente-cinq ducats d'or
menaça les notaires, tailleurs, orfèvres et autres fournisseurs
qui se feraient leurs complices. Quant aux femmes de la cam-
pagne, on ne leur permit de porter que de la toile et de la laine ;
tout ornement d'or, d'argent et de perles leur fut défendu. En
même temps, on déclara la guerre aux queues des robes : que
les femmes fussent riches ou pauvres, jeunes ou vieilles, nobles
ou roturières, elles furent astreintes à supprimer cet appendice.
On entendait par queue ce qui excédait une demi-brasse ferra-
raise quand la femme était debout sans chaussures. Dépareilles
interdictions caractérisent une époque ; mais l'efficacité en fut
probablement médiocre ou en tout cas dura peu : l'accrois-
sement de la prospérité et le développement des arts ne tar-
(1) On peut lire le texte de ces ordonnances dans Barotti, Memorie di lette-
rati ferraresi. — Nicolas III avait déjà pris des arrêtés contre les costumes des
femmes jugés contraires à la modestie (1434).
LIVRE PREMIER. 39
dèrent sans cloute pas à les rendre illusoires. Le luxe des
costumes à la cour ne fit que s'accroître, comme en témoi-
gnèrent les acquisitions de fourrures et d'étoffes en damas, en
soie et en velours, ainsi que les objets livrés par les brodeurs,
les joailliers et les orfèvres.
Si Lionel s'était borné à promulguer des lois somptuaires,
on ne se souviendrait plus de lui aujourd'hui. Il mérita mieux
de sa patrie et de la civilisation en réorganisant l'Université
qui commençait à péricliter (1442). Il congédia les professeurs
médiocres, et, pour en attirer de remarquables, il écrivit lettres
sur lettres dans les principales villes de l'Italie et de l'étranger,
où il envoya même des messagers, ne ménageant pas les pro-
messes. Aux émoluments considérables il ajouta l'accueil d'un
prince ami des lettres. C'est ce que Giovanni Bianchini (1)
rappelle dans l'épître à Lionel qui accompagne les Tavole
astro7iomiche qu'il lui dédia en 1442 : « Quos tu primum
onines et lœtisshno vultu et verbis suavissimis suscepisti v ; c'est
aussi ce que constate Giovanni Canali de Ferrare, auteur des
Annali Estensi.
Lionel lui-même fut un humaniste, un lettré, un poète. La
lecture des écrivains de l'antiquité le charmait, sans lui faire
négliger l'Écriture sainte. Il fut le premier à dénoncer la faus-
seté de la correspondance entre saint Pierre et Sénèque, et
F. Giovanni Minorita rapporte qu'il consacrait la plus grande
partie de ses loisirs à la philosophie et à la théologie. Il laissa
un volume de poésies en latin et en langue vulgaire, que
Niccolô Baruffaldi et Giulio Ganani eurent entre leurs mains;
mais on ne connaît aujourd'hui que deux sonnets, imprimés
avec les rame scelle de' poeti ferraresi.
Le nombre est grand des savants et des lettrés que Lionel
rassembla autour de lui. Frizzi cite parmi ceux qui étaient nés
à Ferrare le poète TitoStrozzi, le philosophe Francesco Ariosti,
le jurisconsulte Giacomo Zocchi, qui futattachéà lUniversité,
Lodovico Carbone, orateur et poète. Il mentionne également
(1) Il sera question de Bianchini dans le chapitre sur hi ininialurc liv. IV).
40 L'ART FERRA RAI S.
des étrangers dont toute l'Italie appréciait le mérite : Guarino
de Vérone, Teodoro Gaza de Thessalonique (1), recteur de
l'Université, Angelo Gambiglione d'Arezzo, jurisconsulte émé-
rite, professeur à l'Université, Alessandro Tartagni d'ImoIa(2),
Bartolommeo Cipolla de Vérone, jurisconsulte et lettré, Ugone
de' Benci de Sienne, qui avait été le médecin de Nicolas III,
Giovanni Aurispa (3) et Michel Savonarole, dont il a été ques-
tion déjà, Cyriaque d'Ancône et Basinio de Parme ( i). Telle était
la société favorite de Lionel (5). Il aimait à réunir ces hommes
distingués, à discuter avec eux des questions de littérature et
de morale, tantôt dans un salon, tantôt à table, tantôt dans
les jardins du château, tout en se promenant. Les sujets
grossiers et même légers étaient bannis de ces entretiens, où
il n'apportait aucune prétention, quoiqu'il possédât une solide
érudition, qui le fit mettre par Francesco Filelfo, un de ses
correspondants, au-dessus de tous les princes de son temps (6).
Avec les savants qu'il n'avait pu attirer à sa cour, il entretenait
un commerce épistolaire auquel Guarino a rendu hommage
en ces termes : « Dodos m primis homines honore et veneratione
proseqiiutus est, ciim et ipse eruditione expolitus eminerei : ciijus
testes varix exstant ad nniltos dimissve fréquenter epistolee , in qidhus
sic entendale, sic electis verhis adeo latine scrihehat, iit ad anti-
quorum dictioneni proxinius accederet (7). » C'est à Francesco
Barbaro, à xVmbroise le Camaldale, à Angelo Decembrio, à
(1) De 1441 à 1450, il enseigna le grec à Ferrare. (A. Firmin-Didot, Aide
Manuce.)
(2) Son tombeau, dans l'église de Saint-Dominique à Rologne, est une œuvre
remarquable de Francesco di Simone Fiorentino.
(3) « Il aima mieux rester curé à Ferrare que devenir possesseur d'une abbaye
qui lui fut offerte par Alphonse roi de Naples. « (Mancini, Vita di Léon Battista
Alberti, p. 193.)
(4) E. MI'ntz, La Renaissance en Italie et en Fiance à l'époque de
Charles VIII, p. 327.
(5) Un poète nonnné Ulysse, qui sendjle avoir résidé d'ordinaire à Venise,
séjourna quelque temps à Ferrare. Il sera plus loin question de ce personnage.
(6) « Colla luce délia sua doctrina supero tutti i principi del suo tempo. »
{Filelf. oral, de inita societ. inter Bonam et Herc. Est.)
(7) Eloge funèbre de Lionel. — Lionel, cependant, n'avait pas pour l'italien
le même dédain f[ue la plupart des humanistes de son temps. 11 loua Léon-Bap-
tiste Alberti d'avoir abandonné le latin pour l'italien.
LIVRE PREMIER. 41
Georges de Trébizonde, à Lorenzo Valla, à Antonio Becca-
dello dit le Panormitain, au Poggio, à Francesco Filelfo qu'il
adressa la plupart de ses lettres. Pietro Candido Decembrio,
quand il eut écrit la vie de Philippe-Marie Yisconti, le consulta
et supprima un passage d'après le conseil du prince (1).
Rechercher et acquérir les anciens manuscrits ou s'en pro-
curer des copies fut une des passions de Lionel (2). Dès qu il
eut appris que les comédies de Plante avaient été découvertes
en Allemagne, il tâcha d'en obtenir une transcription, et l'on
sait par deux lettres de Poggio Fiorentino qu'il voulut à toute
force avoir deux volumes des lettres de saint Jérôme, pour
lesquelles Poggio demandait cent écus d'or (3). Un Pompeius
Festus, manuscrit in-quarto que possède la Bibliothèque d'Esté
à Modène, appartint à Lionel. Non content d'enrichir pour sa
satisfaction personnelle la bibliothèque laissée par son père (4) ,
ce prince en fonda une dans le monastère des Anges à l'usage
des étudiants (5) et la pourvut à grands frais d'ouvrages grecs,
latins et même hébreux (6).
Au goût des livres Lionel joignait celui des arts. Avant de
succéder à Nicolas III, il commença à former les collections
auxquelles ses successeurs donnèrent tant d'extension, à ras-
sembler des cornalines, des gemmes gravées, des médailles
antiques, des peintures, comme l'atteste Angelo Decembrio
dans ses Dialogues (7). Sa résidence de Belfiore devint une sorte
(i) RoSMKM, Vita di Guaruio veronese. lîrescia, 1806, t. I, p. 109.
(2) « En 1434, après l'expulsion de Paolo Guinigi, seigneur de Lucques, il
acquit l'armoire que ce personnage avait fait exécuter en 1414 par Arduino et
Alberto de Bologne pour y renfernier ses manuscrits. » (E. Ml'ntz, Histoire de
V art pendant la Henaissance, p. 143.)
(3) Cennistorici délia Biblioteca Estense in Modena. Modène, 1873. — Adriano
Gappelli, La Biblioteca Estense nella prima meta del secolo XV, dans le Giorn.
stor. délia letter. ital., vol XIV.
(4) La Lililiotlièque des princes d'Esté, auparavant, se composait surtout de
clironiques, qui y prirent place à mesure qu'elles parurent. L'n manuscrit conte-
nant des poésies provençales, offert au marquis Azzo VII, send)le cependant y
être entré vers la moitié du treizième siècle.
(5) En même temps, le couvent de Saint-l'anl, {;ràcc aux soins du docte Fra
Hattista Panetti, s'enricliit de jilus de sept cents manuscrits.
(6) Giaiiibatisla I'oxacossi, De laudihus Hcrculis Estensis II.
(7) Cavedoxi, Deli ori(jino cd incvementi dcll' odicrno R. Mttseo Estense délie
42 L'ART FEURARAIS.
de musée. Les boisei'ies sculptées, les marqueteries, les déco-
rations peintes et les tableaux y charmaient les regards par
l'élégance des lignes, le fini des détails, le charme des couleurs.
Tous les arts se mirent subitement à prendre leur essor sous
l'impulsion d'un prince qui portait à chacun d'eux un si vif
intérêt. Lionel prodigua les encouragements aux potiers, aux
tapissiers, aux médailJeurs, aux brodeurs, comme aux sculp-
teurs et aux peintres (l). Ses commandes attirèrent de toutes
parts les artistes. Deux élèves de Brunellesco, Aiitonio di
Cristoforo et Niccolo Baroncelli, érigent la statue équestre de
Nicolas IIL D'habiles miniaturistes enluminent les manuscrits
et les missels. Vittore Pisano devient le familier de Lionel. Il
peint le portrait de ce prince (musée de Bergame) et celui de
Marguerite Gonzague, sa première femme (musée du Louvre),
ainsi que l'apparition de la Vierge et de l'enfant Jésus à saint
Antoine abbé et à saint Georges (National Galery). Pour le
palais de Bellosguardo, il entreprend aussi un tableau. Enfin,
il fait trois médailles représentant le souverain de Ferrare,
une entre autres à l'occasion du mariage de celui-ci avec
Marie d'Aragon. Jacopo Bellbii rivalise avec lui pour rendre à
l'aide des couleurs les traits de leur commun protecteur.
Mantegna, tout jeune encore, fait sur un même panneau d'un
côté le portrait de Lionel, de l'autre le portrait de Folco di
Villafora, favori du souverain. Rogier Van der Weyden orne
d'un triptyque le cabinet de Belfiore, où Angelo da Siena exécute
des décorations qu'achèvera, sous Borso, Gosimo Tura, Une
pléiade de peintres se forme d'après les exemples de ces maîtres
célèbres. Avec Bono de Ferrare et Galasso, la capitale des
princes d'Esté commence à posséder une école particulière,
jouissant à son tour d'une certaine renommée.
Un des artistes auxquels Lionel accorda non seulement son
estime, mais son amitié, fut Léon-Baptiste Alberti, lié d'abord
inedatjlie. Modena, 1846. — Ad. Venturi, La data délia morte di Vittoi- Pisano,
nute 10.
(1) Pour les armures, Lionel s'adressa à des Milanais. Maître Pierre de Milan,
établi à Mantoue, lui en vendit une en 1436. Ludovico de Maineri en acheta une
autre à Milan sur l'ordre du prince chez xlnsalia ou Missajlia.
LIVRE PREMIER. 43
avec son frère Mëliaduse (1). Poggio Bracciolini, secrétaire
apostolique, servit d'intermédiaire entre Alberti et Lionel, à
qui il fit accepter la dédicace du Philodoxios, comédie latine
qu'Aide Manuce publia à Venise, en 1528, comme l'œuvre
d'un ancien poète comique (2). Le premier séjour du grand
architecte florentin à Ferrare coïncida avec le concile convoqué
dans cette ville par le pape Eugène IV en 1438 et dura depuis
le mois de janvier jusqu'au moment où la peste força de
transférer le concile à Florence. C'est à cette époque qu' Al-
berti écrivit le Teogenio (3), œuvre morale et politique, dont
la Bibliothèque d'Esté à Modène possède un exemplaire qui
Fut peut-être présenté par l'auteur à Lionel, et où l'on voit
enluminées les initiales et les armes de la maison d'Esté. Le
concile siégeait encore à Ferrare quand le Vénitien Biagio
Molino, patriarche de Grado, très puissant auprès d'Eugène IV,
demanda à Léon-Baptiste Alberti d'écrire avec l'élégance qu'il
lui connaissait la vie des martyrs. Cette entreprise ne corres-
pondait guère aux aptitudes d'Alberti, mais comment ne pas
faire preuve de bonne volonté pour satisfaire l'auguste per-
sonnage qui s'était adressé à lui? Les recherches, du moins,
ne le fatiguèrent pas. La Vie de Potiio fut de son invention, et
le nom même de son héros n'avait jamais été porté. Dans cet
écrit, il vanta la constance d'un martyr de quinze ans, et il
inti'oduisit de sévères avertissements à l'adresse des ecclé-
siastiques qui consacrent aux plaisirs des sens et aux pompes
mondaines les revenus de leurs prébendes. Molino étant mort
en 1439, Alberti n'eut pas besoin d'imaginer d'autres biogra-
phies de saints. Sa supercherie, du reste, ne tarda pas à être
découverte et lui valut de vertes réprimandes (4).
Pendant ce premier séjour à Ferrare, Alberti rencontra
(1) G. Campori, Gli architetti e gl' iiu/cf/neri derjli E'^teusi, n. 3i-.33. —
G. Mancixi, Vita di Léon Battista Alberti. Firenze, Sansoni, 1882. — Voyez ce
que nous avons tlit de Méliaduse, p. 33, note 3.
(2) « Lepidi comici veteris Philodoxios, fabula ex antiquitnte eruta ab Aldo
Manucio. » Alberti n'avait que vingt ans lorscju'il composa cette comédie.
(3) Il le corrigea probablement à Florence.
(4) Maxcim, Vita di Léon Battista Alberti, p. 173-175.
44 L'ART FERUAUAIS.
auprès tle Lionel Matteo de' Pasti, qu'il devait retrouver plus
tard à Rimini.
Peu après l'avènement de Lionel, en Li43 ou en 1444,
Alberti retourna dans la capitale des princes d'Esté. Au mois
de novembre 1444, il fut invité par le Conseil des Sages à
donner son avis sur les modèles présentes pour la statue
équestre de Nicolas III, fait qu'il mentionne (1) dans un
opuscule que lui avait inspiré la vue de ces modèles (2) et
qu'il dédia aussi à Lionel. Cet opuscule, très rare, qui se com-
pose de quarante pages, est intitulé : De equo animante et a été
publié à Bàle en 155G. Il prouve que l'auteur avait beaucoup
étudié les chevaux et qu'il les aimait avec passion. Un autre
ouvrage d'AlIierti, le plus important de tous, le De re œdifica-
ioria, fut composé sur la demande du marquis de Ferrare.
« Vous verrez, écrivait Alberti à Méliaduse dans la dédicace
des Ludi maiematici, les livres d'architecture que j'ai écrits sur
les instances de votre très illustre frère,. . . messire Lionel, mon
Seigneur, et vous trouverez des choses qui vous plairont
beaucoup. •>•) Ni Méliaduse ni Lionel ne vécurent assez pour
lire le De re œdificatoria, qui valut à Alberti d'être surnommé
le Vitruve moderne : le premier mourut le 2 janvier 1452, et
le second avait déjà cessé d'exister en 1450; or, l'ouvrage
d'Alberti fut terminé seulement dans le courant de 1452, et
c'est au pape Nicolas Y qu'il fut dédié (3). Bernardo, frère de
l'auteur, le fit imprimer à Florence en 1485 (4) par Lorenzo
Alamanni, avec une épître latine d'Ange Politien à Laurent de
Médicis. Avant que ce traité d'architecture fût publié, Her-
(Ij » Avendo deliberato i tuoi concittailini il'inalzare nclla piazza con rilevnn-
tissinia spesa una statua équestre a tuo padie, ed avendovi eoncorso ottiini artisti,
scelsero me, clie nel dipinjoere e scolpire assai mire diletto, ad arbitrio o giudice. »
(2) « INel riguardare i modelli condotti con niaraviglioso artificio, iiii venne
in mente di considerare con maggior diligenza non solo la bcllezza e le forme de'
cavalli, ma pure la loro natura ed istinti. Vcdendo poi che tu, Leonello, grande-
mentc ti ddetti de' mici scritti ed osservando comc io fossi disoccupato, stabilii
ne' giorni di mia diiiioia presso di te d'affaticarini a scrivere queste cose sc{;uendo
il rnio uso. "
(3) Le titre est précédé de ces mots : « Laus Deo, hono-! et (jlona. «
(4) La mort de Léon-Baptiste Alberti arriva en 1484.
LIVRE PREMIER. 45
cule I", duc de Ferrare, chargea Antonio Montecatini, son
ambassadeur à Florence (1 484), de lui en procurer une copie
ou de demander à Laurent de Médicis de lui prêter son exem-
plaire. La Bibliothèque d'Esté en possède un sur parchemin
qui appartint probablement à la Bibliothèque de Mathias Cor-
vin, car on voit sur le premier feuillet les armes du roi de
Hongrie : dans ce manuscrit, les initiales sont enlumine'es et
le frontispice est pourvu de gracieux ornements. Une traduc-
tion italienne du livre d'Alberti parut à Venise en 15-40 ; une
autre fut mise en vente à Florence en 1550 avec un portrait
et des figures gravées sur bois.
Il est regrettable pour Ferrare que Lionel ait encouragé
Léon-Baptiste Alberti plutôt comme écrivain que comme
architecte. Les seules constructions nouvelles que nous ayons
à signaler sous le règne de ce prince dans sa capitale (1) sont
le palais qu'il fit édifier pour Folco di Yillafora, son maître de
chambre, palais où le Séminaire est maintenant installé, V hôpital
de Sainte-Anne et la chapelle du palais, dans laquelle il aimait à
entendre les musiciens français qu'il avait à son service (2).
En 1445, Luca (peut-être Luca Fancelli, élève et aide de Léon-
Baptiste Alberti) fut chargé de visiter les nouvelles fortifica-
tions que l'on construisait (3).
Préoccupé de l'utilité publique , Lionel fit aussi venir à
Ferrare Antoine Marin de Grenoble, renommé pour son habi-
leté dans les travaux hydrauliques et la construction des
moulins. On menaça d'une amende de deux cents ducats qui-
conque usurperait les inventions de l'ingénieur français, qui
fut logé par la Commune, exempté des gabelles et des taxes (i).
Dans les réunions à la cour, la musique était un des plaisirs
(1) Il fit construire une forteresse à Lugo [1V1-5-1449), une autre à Bagnaca-
vallo, les robustes uuirs destinés à ilcfendre Rubiera, et un palais pour lui-uièuic
dans la ville d'Argenta. Les habitations d'agrément de lîelHore, de Belriguardo,
de Copparo et de Miliaro, et la chapelle de Sainte-Marie des Auges, lui durent
des agrandissements et des embellissements.
(2) Frizzi, Mem. per la storia di Fcrraru, t. III, p. 50G.
(3) G. Gampop.i. Gli arcliitetti e fji ingeijncri deijli Jùtensi, p. 34.
(4) /(/., p. 35.
46 1/ART FERRARAIS.
les plus goûtes. Pietro et Taddeo dalF Arpa jouaient de la
harpe; Pietribuono dalla Chitarra jouait de la cithare.
Niccolo excellait h la fois comme joueur de cithare et comme
chanteur (1). Deux organistes, Tommaso dagli Organi de
Vérone, « ingeniosus vir » , et Costantino Tantino de Modène,
furent également en grande faveur auprès de Lionel (2) . Le
2 octobre 1437, le marquis ordonna d'acheter à Mantoue de
nouveaux instruments pour ses trompettes, et, en Li39, il fit
adapter une flamme à un trombone (3). Domenico Marchetto,
joueur de fifre, demanda un prêt d'argent afin d'acquérir
deux instruments avant que le vendeur quittât la ville.
Après un règne de neuf ans, Lionel, âgé de quarante-trois
ans, mourut le I" octobre 1450 d'un abcès à la tète dont il
souffrit pendant trente-trois jours. Sa fin fut d'un chrétien
sincère. Du palais de Belriguardo,où il expira, ses restes furent
transportés, sur les épaules des professeurs de l'Université,
selon les uns, sur celles de leurs élèves, selon les autres, dans
l'église de Sainte-Marie des Anges, et furent déposés auprès de
ceux de Nicolas III. Francesco Lignamine, évéque de Ferrare,
et Guarino de Vérone prononcèrent son éloge funèbre.
Cet éloge était conforme à la vérité. Chacun se souv^enait
combien Lionel avait été juste , humain , affable , libéral ,
préoccupé du bien de ses sujets, avec quelle prudence il avait
maintenu la paix dans ses États, avec quelle mansuétude il
avait gouverné. Il semble que sa douceur tempéra la rudesse
de Nicolas III dans les dernières années que vécut celui-ci.
Aux visées de l'ambition, aux douteux et fugitifs avantages
des entreprises militaires, Lionel, que l'empereur Sigismond
avait créé chevalier, préféra le culte des lettres et des arts, et
(1) K Optiino pulsatore et suavissimo cantore. » En 1445, il acheta, moyen-
nant six ducats d'or, à un marchand de passage, une cithare pour le marquis.
(2) Ad. VENTuni, I piiniordi det rinascimento arti.ttico a Feirara, p. 41,
(3) Dans un manuscrit du quinzième siècle que possède la Bibliothèque d'Esté
à Modène, une miniature représente des chanteurs et des joueurs d'instruments
qui égayent de leur musique des hommes et des femmes se baignant ensemble ;
autour du bassin de marbre, on voit une prairie parsemée de petits arbres et entou-
rée de murs et d'élégants édifices.
LIVRE PREMIER. 47
s'adonna lui-même aux choses de Tesprit. Grâce à ses qualités
personnelles, la ville de Ferrare, devenue le rendez-vous des
hommes les plus distingués, qui ti^ouvaient en lui un généreux
Mécène et souvent un ami capable de les comprendre, grandit
dans l'estime des peuples et fut regardée comme un des prin-
cipaux foyers de la Renaissance.
Lionel laissa un fils légitime, Niccolo, qui naquit de alargue-
rite Gonzague le 20 juillet 1438, et un fils naturel, Francesco,
né en 1 444, l'année de son second mariage.
VII
BORSO (1).
(Né le 24 août 1413, il régna de 1450 à 1471.)
En se donnant Lionel pour successeur, Nicolas III, dans son
testament, avait désigné Borso, un de ses autres fils naturels,
comme successeur de Lionel. Le Juge des Sages, Agostino
Villa, dès que Lionel fut mort, fit acclamer par le peuple le
nom de Borso, et alla en grande pompe offrir le trône de Fer-
rare à ce prince, qui résidait alors au palais de Belriguardo,
ne laissant le temps de s'organiser sérieusement ni aux parti-
sans de Niccolô, fils légitime de Lionel, âgé de douze ans, ni à
ceux d'Hercule, l'aîné des fils légitimes de Nicolas III, âgé de
dix-neuf ans. Les Ferrarais échappaient encore une fois aux
dangers d'avoir pour seigneur un enfant ou un jeune homme
sans expérience. Borso, du reste, était déjà populaire; on
connaissait sa sagacité politique ; on savait qu'après avoir été
le conseiller de Philippe-Marie Visconti , il n'avait pas été
étranger à la sage direction des affaires sous Lionel ; enfin, on
appréciait la générosité de son caractère.
(1) Il a été déjà question de lui, p. 22, 27 note 3, 28 note 3, 36, 37 et 38.
48 L'ART FERRAllAIS.
Borso inau[;ura son glorieux règne en faisant de magnifiques
dons aux personnages qui lui étaient le plus chers, en distri-
buant des aumônes, en rappelant les bannis, en remettant des
peines, en dispensant la Commune de payer certains droits de
gabelle.
Son prestige s'accrut singulièrement en 1-452, grâce à
l'accueil dont l'empereur Frédéric III fut l'objet de sa part,
grâce aux faveurs qu'il reçut de lui, quand ce prince descendit
en Italie pour être couronné à Rome par le Pape. Borso alla
au-devant de Frédéric jusqu'à Rovigo et lui donna quarante
magnifiques chevaux et cinquante faucons dressés à la
chasse. L'Empereur était accompagné du duc Albert, son
frère, de Ladislas, son neveu, roi de Bohême et de Hongrie,
de vingt-deux évêques, de douze cents soldats à cheval, sans
compter une suite de cinq cents personnes. En arrivant à
Ferrare, après s'être un peu reposé à Belfiore, il trouva à l'en-
trée de la ville l'évéque et le clergé, les professeurs et les
élèves de l'Université, venus h sa rencontre (17 janvier). Étant
descendu de cheval, il s'achemina, sous un baldaquin de bro-
cart, entre Borso et Ladislas, vers la cathédrale, où il fut
harangué par Girolamo Castelli, médecin de la cour et profes-
seur à l'Université. On lui présenta ensuite les clefs de la ville
et on le conduisit au Castello. Huit jours durant, il fut hébergé
avec sa suite aux frais de Borso, qui lui procura les distractions
les plus somptueuses.
A son retour de Rome, Frédéric III s'arrêta encore à Fer-
rare, du 10 au 19 mai. Les ambassadeurs de presque tous les
princes italiens vinrent lui rendre hommage. Il voulut bien
assister aux noces de Bartolommeo PendagUa, personnage
considérable à la cour de Borso (1), et Giovanni Bianchini lui
offrit ses Tavole astr^onomiche (2). Enfin, touché des mérites de
Borso non moins que de l'hospitalité fastueuse qu'il avait trou-
vée auprès de lui, il le créa duc de Modène et de Reggio,
yi) jNuus tionnei-ons plus loin quelques délails sur ce mariage en examinant la
médaille de Pendaglia par Sperandio.
(2) Voyez, dans le liv. IV, le eh. ii, consacré à la miniature.
LIVRE PREMIER. 49
villes qui relevaient de Tempire, et comte de Rovigo. La
cérémonie eut lieu le 18 mai, jour de l'Ascension : elle mérite
de n'être point passée sous silence (I). Précédé non seulement
par des musiciens , mais par les ambassadeurs des princes
étrangers et des villes, et par le roi Ladislas qu'entouraient
des cavaliers et de nobles personnages portant le globe, l'épée
et le sceptre, l'Empereur se mit en marche vers la place. On y
avait élevé une estrade couverte de tentures, sur lesquelles
diverses fables avaient été peintes. Frédéric III était vêtu d'un
manteau tissé d'or et orné de joyaux, et sa tête était ceinte de
la couronne qu'il avait reçue à Rome. Quant à Borso, il parut
en costume de drap d'or parsemé aussi de pierreries (deux
d'entre elles sur son épaule gauche, et deux autres au sommet
de son béret, brillaient d'un éclat particulier) ; à son cou pen-
dait un collier qui avait coûté vingt mille florins. Devant Borso
s'avançaient quatre cents nobles achevai, tenant des étendards
en taffetas blanc. Un étendard vert, sur lequel on voyait les
armes impériales unies à celles de la maison d'Esté, repré-
sentait le comté de Rovigo ; un autre étendard vert, avec les
armes des Este, indiquait Modène et Reggio ; et un étendard
rouge symbolisait la justice ou le pouvoir impérial. Les cava-
liers s'étant rangés en demi-cercle autour de l'estrade, et Fré-
déric III ayant pris place sur un trône garni de drap d'or,
Borso s'agenouilla aux pieds de l'Empereur, qui lui fit mettre
un vêtement de laine rouge et un long manteau rose doublé
d'hermine, lui présenta les trois étendards, une épée et un
sceptre d or, le proclama duc de Modène et de Reggio et comte
de Rovigo, et l'embrassa. Cette cérémonie accomplie, l'Empe-
reur créa chevaliers un grand nombre de gentilshommes ,
entre autres Bartolommeo Pendaglia et Peregrino Pasini, si
chers à Borso , après quoi l'évêque entonna le Te Denm et
gagna processionnellement la cathédrale, dans laquelle le sui-
virent Frédéric III, Borso, les princes et les nobles (2). Là, le
(1) jSous en empruntons les détails à Frizzi.
(2) Plusieurs vêtements sacerdotaux avec des broderies et des figures de saints
furen' préparés pour les cérémonies dans lesquelles figura le clergé ferrarais lors-
I. 4
50 L'ART FERRA HAIS.
nouveau duc prêta serment de fidélité à FEmpereur, à qui il
donna un bijou avec sept pierres précieuses, valant quarante
mille florins. Lui et ses descendants avaient désormais le droit
de juridiction suprême et pouvaient accoupler à leur écusson
l'aigle impériale. Ils devaient, à la vérité, payer une redevance
annuelle de quatre mille florins d'or, mais cette redevance fut
diminuée quelques années plus tard et ensuite abolie. En
quittant Ferrare, Frédéric III fit route pour Venise, et c'est
encore de Borso qu'il fut l'hôte, car il logea dans le palais
qu'y possédaient les princes d'Esté.
En 1459, le Castello abrita un visiteur non moins illustre,
le pape Pie II, qui passa par Ferrare en allant au congrès
de Mantoue, convoqué pour inviter les princes chrétiens à
s'unir contre les Ottomans. Le 16 mai, le Souverain Pontife,
escorté de douze cardinaux et de quinze cents gardes à cheval,
arriva devant Ferrare. Il passa la nuit au monastère de Saint-
Antoine, et, le lendemain, il entra dans la ville en compagnie
de Borso, des princes de la maison d'Esté, de plusieurs prin-
ces de la Ilomagne, des gentilshommes ferrarais, du person-
nel de l'Université et des principaux membres du clergé. Sur
son passage, les rues étaient jonchées de verdure et de fleurs;
des étoffes de laine étaient tendues d'une maison à 1 autre, et
le baldaquin sous lequel s'avançait le Pontife offrait aux
regards des peintures dues à maître Jacomo. Après avoir prié
dons la cathédrale, il bénit le peuple, publia une indulgence
et se rendit par un pont de bois, orné de statues et de pein-
tures (1), à l'appartement destiné à le recevoir. Pendant son
séjour à Ferrare, il retourna plusieurs fois dans la cathédrale,
que Frédéric III conféra la dignité de duc à Borso. Le peintre Antonio du
] enezia, qui n est autre peut-être <\\x Antonio Pochelino, se chargea des figures:
maître Antonio et maître Zanin de Franza exécutèrent les broderies; maître
Simon da Lamafjna, orfèvre, ajusta mille cinquante perles parmi les ornements.
Le brodeur Antonio était prol^ablemcnt l'artiste qui, sous le nom A' Antonio de
Zecolimo ISegvo da Venezia, reçut de la fabrique de la cathédrale, le 28 août 1456,
la commande d'une chape et d'une chasuble en drap d'or pour le jour de sainte
Lucie. (L.-N. Cittadeli.a, Notizie relative a Fenara, t. I, p. 74.)
(1) Titolivio exécuta ces peintures. Le directeur des travaux entrepris en l'hon-
ncnr de Pie II fut l'ingénieur Antonio di Gaspare de Florence. Les livres de
LIVRE PREMIER. 51
OÙ les offices furent chantés par ses propres musiciens, et où
Guarino ainsi que Girolamo Castelli prononcèrent des discours
en son honneur. Lodovico Carbone le harangua également,
mais dans l'église des Anges, et obtint de lui le titre de Comte
Palatin. Le jour de la féte-Dieu, le Souverain Pontife, porté
sur la sedia gestatoiia, suivit la procession. Enfin, après avoir
donné encore une fois sa bénédiction au peuple du haut d'une
loggia située au-dessus de la porte du palais, il partit le 28 mai
pour Mantoue sur un bucentaure de la cour, et liorso l'accom-
pagna jusqu'à Ostiglia (1). On peut se faire une idée de la
munificence de ce prince en songeant qu'il défraya de tout,
tant que Pie II demeura à Ferrare, non seulement le Souverain
Pontife et sa suite, mais les princes étrangers et les ambassa-
deurs attirés par la présence d'un si auguste personnage. Jean
Galéas Sforza, fils du duc de Milan François Sforza, fut logé à
Belfiore; il s'était fait accompagner de trois cent dix per-
sonnes qui furent hébergées, comme leur maître, aux frais de
Borso (2).
La libéralité de Borso égala sa magnificence (3). Avant
même de monter sur le trône, il fit cadeau à Peregrino Pasini
tlepenscs de la Commune mentionnent comme sculpteurs maître Polo et maître
Domenefjo de Florence. (L.-N. Gittadella, Notizie relative a Ferrara, t. I,
p. 212-214.)
(1) Parmi les fêtes orjjanisées en l'honneur du Pape, les Commentaires de
Pie II (édition de 1584, p. 172-173) mentionnent « une sorte de spectacle assez,
étrange où l'on voyait des acteurs costumés en dieux ou en déesses, en géants, en
Vertus; puis des jeunes garçons et des jeunes filles supposant à l'inondation du
Pô. Tout le monde s'assit, comme pour une représentation théâtrale. " (E. Mtjntz,
Histoire de l'art pendant la Benaissance, p. 145.)
(2) Frizzi, Mem. per la storiu di Ferrara, t. IV, p. 30-31.
(3) Il avait, pour satisfaire ses inclinations, des revenus oscillant entre
100,000 et 200,000 lire marchesane. Ces revenus étaient alimentés surtout par
le monopole des viandes salées, des poissons, des fruits et des légumes, par la
vente, qui se renouvelait chaque année, des offices publics, par les taxes sur le
sel, par les péages, par les amendes prononcées contre les hlasphéiuateurs et
contre les citoyens qui se mettaient en contravention avec les règlements de
police. D'après ces règlements, on s'exposait à une condamnation en péchant
dans certains lieux, en s'absentant du district de Ferrare sans passeport (bol-
letta"), en sortant armé la nuit, eu mêlant de la laine mauvaise avec de la bonne
laine, etc. (BuKCKHAnDT, Die Cultur der Benaissance, p. 38, et Ad. Venturi,
L'arte a Ferrara nel periodo di Borso d'Esté, dans la Bivista storica italiana^
anro II, fascicolo IV, octobre-décembre 1885, p. 696.)
52 L'AllT FERRARAIS.
crun palais construit exprès pour lui (1449) (1). Il fit égale-
ment édifier et, Je plus, pourvoir de meubles et de riches
décorations un palais pour Giovanni Compagno (:2), un autre
pour le médecin Girolamo Castelli, une résidence à Ferrare et
deux à la campagne pour Teofilo Galcagnini, une habitation à
Ostellato pour le comte Lorenzo Strozzi, habitation dont
Antonio Brasavola fut l'architecte (3). Un fauconnier lui pré-
sentait-il des oiseaux bien dressés, il lui témoignait sa satisfac-
tion avec une générosité inconnue jusque-là. Il donna un jour
des bréviaires à de pauvres frati zoccolanli. Un religieux de
Florence reçut de lui une subvention pour payer une peinture
dans son église, et le Grec Isaac obtint un secours qui lui per-
mit de racheter sa sœur tombée aux mains des Turcs, Les
messagers qui apportaient à Borso, comme aux plus puissants
souverains, des chevaux, des sangliers, des léopards, des lions,
s'en retournaient comblés de bienfaits et portaient en Asie et
en Afrique la renommée de ses largesses (4). Grâce aux dons
répandus autour de lui, Borso se créa des partisans fidèles et
dévoués (5). Il en accrut encore le nombre par l'hospitalité
qu'il accorda à certains exilés, notamment aux Acciaiuoli de
Florence , à Nérone Diotisalvi et à Gian Francesco Strozzi
(1) Voyez (liv. II, oh. m) ce qui est dit île ce palais, possédé dans la suite
par les Bentivoglio.
(2) Ce palais fut démoli en 1764.
(3) Antonio Brasavola c-onstruisit pour Borso lui-inèaie une demeure qui coûta
13,636 lire marcliesane. (Gampori, Gli architetti e (]V injegneri der/li Estensi,
p. 30.)
(4) Le ôOudan de Babylone envoya à Borso un cadeau de baume et de civette
(1462 ou 1465), et le roi de Tunis lui fit hommage de douze magnifiques chevaux.
(Ad. Venï€RI, L'avte a Ferrara nel periodo di Borso d'Esté, p. 694.)
(5) « Quelques-uns de ceux que Borso combla de ses faveurs, dit Ugo Caleffini,
sont devenus messires après avoir été serviteurs. » L'ambassadeur Pictro Girondi,
Michel Savonarole, Orazio Girondi, professeur à l'Université, Paolo Costabile,
ambassadeur et Juge des Sages, le barbier Pietro, le fauconnier Trovalusso, le
poète Battista Guarino, le valet de chiens Boldrino, ainsi que ses frères Albert et
Bainaldo, le poète Tito Strozzi, des intendants, des conseillers, des chambellans,
un joueur de fifre, un organiste, un portier eurent également Borso pour bienfai-
teur.
Ufjo Caleffini, à qui nous empruntons ces détails, était un notaire de Ferrare.
Il fut, en outre, esatlore délie condennagioni. Le duc eut souvent recours à lui
pour transcrire ses lettres. Caleffini possédait des terres li Villamarzana dans le
LIVRE PREMIER. 53
di messer Palla, compromis dans la conjuration de Luca Pitti
contre Pierre de Médicis, fils de Côme TAncien (1456) (1).
Un des traits les plus saillants du caractère de Borso fut le
goût du luxe et du faste pour son propre compte (2) , comme
nous le constaterons en examinant les fresques du palais de
Schifanoia (3). Mais il en est un autre qui mérite d'être noté,
c'est sa bonhomie, c'est sa simplicité dans ses rapports avec
ses sujets. Il ne craint pas de se mêler à eux, signe sur la
place publique les mandats pour ses trésoriers, chevauche à
travers les rues, où on lui présente des tributs de fromage et
de vin (4). Un jour, il rencontre une femme portant une
corbeille de champignons : il en choisit quelques-uns et lui
promet sa faveur si elle a jamais besoin de lui. Peu de temps
après, la pauvre femme demande au prince et obtient sur-le-
champ la grâce de son fils qui avait encouru une condamna-
tion.
Borso fut loin d'être étranger aux devoirs d'un souverain à
l'égard de son peuple et ne se montra ni indifférent aux me-
sures propres à assurer la prospérité générale, ni insensible aux
misères et aux souffrances publiques. Sa passion pour la justice
district de Rovigo; en 1481, il les vit ravagées par une inondation; en 1482, les
vénitiens, pendant la guerre faite à Hercule l", prirent ses bestiaux et ses
récoltes, saccagèrent et brûlèrent ses maisons. Il a écrit une Chronicjue rimee
qui va jusqu'à la mort de Borso, une Chronique en prose I^Cronaca ferraresc' ,
qui va de 1471 à 1483, et un Diario où il relatait tout ce qui arrivait de mémo-
rable parmi les courtisans, les nobles ferrarais et les citoyens. Il mourut en 1503.
(Aofisi'e di Ugo Calefjîni notaro ferrare.ie del secolo XV con la sua cronaca in
rima di casa d'Esté ed altri documenti per cura di Antonio Cappelli. Modena,
Carlo Vincenzi editore, 1864.)
(1) Gian Francesco Strozzi se Hxa d'abord à Ferrare, puis à Venise. — Favo-
rable à Luca Filti, Borso avait envoyé à la frontière pour le soutenir une armée
de douze mille hommes sous la conduite de son frère Hercule. On prétenilit
même, ce qui n'a pas été prouvé, qu'il aurait fait conseiller à Luca Pitti de s'as-
surer de Pierre et de le tuer. (Fiiizzi, Mem. per la storia di Ferrara, t. IV, p. 61.;
(2) Une sage administration lui permit de satisfaire ce goût sans épuiser le
trésor ducal qui, au moment de sa mort, ne renfermait pas moins de 500,000 du-
cats, environ 25 millions de francs. (E. MuiXTZ, Histoire de l'art pendant la
Renaissance, p. 146.)
(3) Liv. II, ch. III.
(4) Ad. Vexturi, Gli affreschi del palazzo di Schifanoia, dans les Atli c
memorie délia deputazione di storia patria per le prnvincie di Homarjna. 3" série,
fasc. V et VI (p. 1 et 2 dans le tirage à part).
54 L'ART FERRARAIS.
est attestée par les historiens et confirmée par quelques-uns des
sujets représentés dans les fresques du palais de Schifanoia.
Jaloux de maintenir une administration exacte et intègre, il
sévissait contre les coupables, sans acception de personnes. Les
fonctionnaires et les percepteurs de l'impôt avaient-ils commis
des abus de pouvoir, le duc les punissait avec sévérité, quel
que fût leur rang. Pendant une disette (1 468), il emprunta de
l'argent à Francesco Strozzi pour fournir du blé à Modène et à
Reggio. Sous son règne fut entreprise (1 466) la construction
d'un hôpital pour les pestiférés (1) dans lîle de Saint-Sébas-
tien, appelée aussi ile du Boschetto, d'après les dessins et sous
la direction de Pietro Benvenuti, qui disposa à l'intérieur de la
cour une grande et magnifique citerne (2). Afin de favoriser
l'industrie, Borso interdit l'usage des draps fabriqués hors de
ses États, et, dans l'intérêt de l'agriculture, il appela de Flo-
rence, de Milan, de Venise, de Mantoue (3), des ingénieurs en
renom qui furent chargés de dessécher les marais, de faciliter
l'écoulement des eaux, de prévenir les inondations. Sur son
ordre, Prisciano Prisciani (4) fit exécuter des travaux de ce
genre dans la Polésine de Rovigo. En outre, le Santerno, tor-
rent qui causait de fréquents ravages, fut dérivé vers 1460
dans le Pô di Primaro. La réforme des statuts, rendue néces-
saire par l'accroissement de la population et la modification
des usages, fut confiée aux jurisconsultes les plus éminents et
soumise à l'examen du célèbre Angelo Gambilioni d'Arezzo,
professeur à l'Université de Ferrare (1456). Mais le plus grand
bienfait dont les sujets de Borso eurent à se réjouir, ce fut la
(1) La peste durait depuis 1463 et sévissait avec une telle intensité que l'Uni-
versité dut se transporter à Rovi};o, où elle resta un an. (Frizzi, Mem. per la
storia di Fervara, t. IV, p. 53-54.)
(2' Cet hôpital fut agrandi en 1493.
(3) En 1456, Pietro da Figino, ingénieur du marquis de Mantoue, reçut de
Borso vingt-cinq florins d'or pour des travaux hydrauliques exécutés à Bagnaca-
vallo. Le marquis Campori cite encore, parmi les ingénieurs employés à des tâches
analogues, Giovanni Antonio da Ortona et Cristoforo da Manlova 1^1463-1469'.
qui eut le litre de capitaine du Castel Tedaldo.
(4) Il sera plus loin question de Prisciano Prisciani à l'occasion de sa médaille
par Sperandio.
LIVRE PREMIER. 55
paix constante qu il leur assura pendant que le reste de Fltalie
retentissait du bruit des armes (1).
Malgré sa sollicitude pour son peuple, Borso fut l'objet de
plusieurs conspirations, auxquelles, il est vrai, la généralité
des citoyens ne prit aucune part. La première (1452) fut diri-
gée par quelques partisans de Nicolas, fils de Lionel. La
seconde (1 460) fut ourdie par Pierre Paolo Bondinari, qui,
pressé par la chambre ducale de payer certaines redevances,
voulut se venger en tuant le souverain de Ferrare. Paolo révéla
son projet à Uguccione délia Badia, chancelier du prince.
Regardant Paolo comme un fou et ne le prenant pas au sérieux,
Upuccione garda le silence sur ce qui lui avait été dit. Mais
Serafino Bondinari, père de Paolo, révéla tout au duc, à con-
dition que son fils aurait la vie sauve. Lguccione seul fut déca-
pité dans le Castelio, et ses biens considérables furent confis-
qués et distribués aux favoris de Borso (2). La dernière conju-
ration eut lieu en 1469 et fut préparée, à l'instigation de
Pierre de Médicis, par Lodovico Pio de Carpi (Jij, marié à
(1) Il est intéressant de savoir les noms des personnages qui, comme ambassa-
deurs, aidèrent Borso à se préserver des malheurs de la guerre ou à porter au loin
son renom de magnificence. M. Venturi, dans Varte a Ferrara nel peiiodo di
Borso d'Esté, p. 695, nous apprend que Borso fut le premier prince de Ferrare
dont les ambassadeurs résidèrent en permanence dans les cours italiennes, et qu'il
eut pour représentants, à Florence Andréa Sarzanella et ^iccolô de Roberti, à
Venise Tasson de' Tassoni et Antonio Valentini, à Naples Andréa Gualengo, à
Rome Jacopo ïrotti et Antonio di Beltrame. Parmi les ambassadeurs extraordi-
naires, le même écrivain cite Annibal Gonzague qui accompagna Frédéric III à
Rome en 1452 et qui alla clierclier en Allemagne la bulle d'or ainsi que les
diplômes des privilèges accordés au duc, Niccolô da Segna qui en 1459 alla pré-
senter des armures au roi de Bosnie, Stefano da Segna qui se rendit en 1465
dans la Dalmatie, Francesco Gattamelata et Gio. Giacomo délia Torre qui portè-
rent des présents au roi de Tunis.
(2) Lorenzo Strozzi, le chambellan Tomaso, l'écuyer NiccoIo Galluzzi, Bonvi-
cino dalle Carte, Alberto dall' Assassino, cousin de Borso, eurent chacun une
part dans cette distribution. Quant à .Serafino, il reçut deux mille ducats. Borso
encourageait le zèle par ses largesses, conmie il punissait avec la dernière rigueur
ceux de ses sujets dont il soupçonnait la fidélité.
(3) La seigneurie de Carpi était occupée en 1469 par les fils des trois frères
Galasso, Alberto et Gibcrto, c'est-à-dire par Gio. Marco, Gio. Marsi{;lio, Gio.
Lodovico, Gio. Princivalle, Gio. JNiccolô, Manfredo et Bernardo, tous les sept
fils de Galasso et de Marguerite, sœur de Fiorso — par Lconello, fils d'Alberto —
et par Marco, fils de Giberto. J^es fils de Galasso en voulaient à leur oncle Borso
56 L'ART FERRARAIS.
Orante Orsini, sœur de Clarice Oisini, femme de Laurent de
Médicis. Il s'a^jissait, non de tuer Borso, mais de le détrôner.
Une sœur de Lodovico Pio, Marsibilia, femme de Taddeo
Manfredi, seigneur d'Imola, fut mise dans le secret. Elle dépé-
cha à Milan un homme de confiance, Andréa da Varegnana,
auquel le duc de Milan promit l'envoi de trois mille cavaliers.
Enfin, Lodovico Pio se rendit à Modène, dont Hercule, frère
de Borso, était alors gouverneur (1), et offrit à Hercule le trône
de Ferrare, lui proposant en même temps, avec une solde de
cinquante mille ducats d'or, le commandement d'une ligue
formée par les Florentins, le duc de Milan et le roi de Naples
dans l'intention de secourir Robert Malatesta, fils de Sigis-
mond, contre le Pape assisté des Vénitiens. Hercule feignit
d'accepter, découvrit à son frère tous les détails du complot,
et, une fois en possession des papiers établissant les desseins
des conjurés, fit arrêter Lodovico Pio et Andréa da Varegnana,
qui furent transférés à Ferrare, où ils entrèrent le visage voilé,
au son des cloches, et où ils furent enfermés dans la Tour des
lions. Peu après, les frères de Lodovico Pio furent incarcérés
à leur tour; Niccolô seul fut préservé du même sort parce
qu'il se trouvait alors à Florence. Le jugement ne tarda pas à
être rendu. Lodovico Pio, Andréa da Varegnana et Gio. Marco
Pio, qui n'était, ce semble, coupable que d'avoir été sur le point
d'entrer au service du roi de Naples (2), eurent la tète tianchée,
tandis que leurs compagnons furent condamnés pour toute
leur vie à la prison; Princivalle et Manfredo parvinrent à s'en-
qui, après avoir promis tle faire épouser à une de leurs sœuis, Bianca l'io.
Galeotlo Pic de la Mirandole, avait décidé ce prince à prendre pour femme sa
propre sœur Blanche d Este. Leonello di Alberto et Marco di (jiherto, qui aspi-
raient à expulser de Carpi les fils de Galasso, avaient adopté une politique
opposée et suivaient en toute occasion le parti de Borso.
(i) Borso avait rappelé de Naples en 1463 Hercule et Sijjismond. Au premier
il avait confié le gouvernement de Modène, au second celui de Rejjjjio.
(2) Il s'écoula quarante et un jours (du 12 août au 22 septembre) entre l'exé-
cution de Lodovico et celle de son frère. Dans cet intervalle, Marco Pio, quatorze
jours avant dêtre décapité, adressa à son oncle Borso, le jour de la Nativité de la
Sainte Yierjje, une touchante supplique en vers. Il avait environ quarante ans.
Il laissa trois fils et une fille qu'il avait eus de Polissena d'Appiano, épousée par
lui en 1458.
LIVRE PREMIER- 5T
fuir le 3 mars 1 472; les autres ne recouvrèrent la liberté que
le 27 juin 1477, après huit ans de captivité (1). Parmi les
biens confisqués aux Pio se trouvait le palais du Paradis à
Ferrare.
Des peines infligées aux conspirateurs, on aurait tort de con-
clure que Borso fut froidement cruel. Ces peines, nous l'avons
déjà dit, étaient partout d'usage en pareil cas. Le souverain,
placé au-dessus du commun des mortels, devait en quelque
sorte être sacré pour tous. Mal parier de lui était même un
crime. Peregrino degli Arduini, un des Sages, s'étant permis
pendant un séjour à Venise des propos offensants contre Borso,
propos dont on eut connaissance à Ferrare, les magistrats
s'accordèrent à trouver qu'il méritait l'exil et la confiscation,
et peu s'en fallut qu'un citoyen exalté ne le tuât devant les
Juges. Peregrino n'échappa au châtiment encouru qu'en allant,
la corde au cou, implorer son pardon aux pieds du duc dans le
Castello. Francesco Filelfo, le célèbre humaniste, qui résidait
alors à Milan, fut informé du fait par un récit de Bartolommeo
Pendaglia lu devant lui et devant François Sforza. Il écrivit
sur-le-champ au seigneur de Ferrare. Son indignation contre
Peregrino et son enthousiasme pour la clémence de Borso,
clémence qui ne paraîtrait aujourd'hui que peu méritoire, sont
des signes du temps. Pensant bien que sa lettre serait mise
sous les yeux de Peregrino, il s'écrie : « Les abeilles se laissent
emporter par la colère et s'entêtent tellement à combattre,
qu'elles laissent dans la blessure le dard dont les a armées la
nature. Mais la nature a voulu que leur roi fût sans armes,
doux et inoffensif. Si le duc Borso s'est montré envers toi
comme un roi de cette sorte, ne retire pas ton dard de la bles-
sure pour nuire encore. " Filelfo espère bien que Peregrino,
reconnaissant de la grâce obtenue, ne se rendra plus coupable
(1) Voyez le travail très intéressant dont M. Antonio Cappelli a accompagné la
pul)li(ation de La Congiura ilei l'io, signori di Carpi, coiitro Borso d'Esté
(écrite en 1469 par Carlo da San Giorgio de Rolojjne), dans les Atti e Mein. di
storia patiia per le proviiicie modeiiesi e pannensi, 1865, vol. II, p. 367.
Voyez aussi, dans le même volume (p. 493), Supplicazione di Gio. Marco Pio di
Carpi al diica Borso d'Esté, e rettificazione iiitorno la coiujiura attribuita ai Pio.
58 L'Ar.T FERT\AT\AIS.
des actes qui lui ont attiré une juste condamnation. Dans le
cas contraire, Borso aurait le devoir de sévir, a Trop de dou-
ceur, ajoute-t-il, pourrait passer pour de l'apathie et même
pour de la lâcheté, car l'excès de la miséricorde est d'ordinaire
le comble de l'injustice. Celui qui pardonne toujours n'est pas
regardé comme moins cruel que celui qui ne pardonne jamais.
En toutes choses, il faut conserver une certaine mesure. L'abus
de la clémence engendre de nouveaux crimes; sous le couvert
de la clémence, la justice disparaît tout entière. " Filelfo ter-
mine en exhortant le duc de Ferrare à se conduire, ainsi qu'il
l'a toujours fait, en prince craignant Dieu (I).
L'exemple de Peregrino prouve qu'il était nécessaire de
peser ses paroles, même en dehors des États ferrarais, et que
personne ne devait se croire à l'abri de la délation. Le duc
entretenait, en effet, un bon nombre d'espions (2), et, afin de
mieux pourvoir à sa propre sûreté, il examinait chaque jour
la liste des étrangers, que les aubergistes étaient tenus de lui
présenter. En parcourant cette liste , Borso se proposait
aussi, dit-on, de ne laisser passer auprès de lui aucun person-
nage de marque sans lui avoir rendu honneur ou offert l'hos-
pitalité (3).
Comme Lionel, Borso s'entoura de lettrés et encouragea les
études classiques, continuant les traditions inaugurées sous le
règne précédent. A peine était-il en possession du trône, qu'il
prit à sa charge le traitement des professeurs de l'Université.
Parmi les savants qui attirèrent à Ferrare la jeunesse de la
(1) Fracisci Philelji viri grece et latine eruditissimi epislolarum fumiliariiun
libri XXXVII ex ejus exemplari transwnpti : Ex quibui; ultimi XXI tiovissimi
reperti fuere : et impressorie tradili officine. — Venetiis in aeclibus Joannis et
Gregorii de Grec/oriis fratres. Reqnante serenissimo principe D. Leonardo Lau-
redano inclyto Venelorum duce. Anno Domini MDII octavo Kal. octobris.
(Bibl. nat., Z 697, reserve, p. 103.)
(2) Les espions touchaient une partie des amendes auxquelles étaient con-
damnés les citoyens qu'ils avaient dénoncés. Ainsi, on leur remettait le tiers de
ce que devaient payer les blaspliémateurs. Certaines lois avaient été promulguées
contre quiconque se rendrait coupable de blasphème. Un homme fut condamné
pour s'être écrié : « Dieu ne pourrait le faire ! « Jouer aux dés et aux cartes
était également interdit.
(3) BuRCKiiARDT, Die Cullnr der Rer issance, p. 40.
LIVRE PREMIER. 59
Romagne, de l'Emilie et de la Lombardie, figurèrent des exi-
le's tels que Gostantino Lascaris (1464.). Guarino de Vérone,
Giovanni Aurispa, Tito Yespasiano Strozzi, Lodovico Carbone,
Girolamo Castelli, pour ne citer que quelques noms (1 , ob-
tinrent toute la faveur du prince et furent comblés par lui de
distinctions et de bienfaits. Borso n'avait pourtant pas reçu
une éducation littéraire très soignée. Il ignorait le latin. Aussi
tempéra-t-il les excès de l'bumanisme en donnant une vive
impulsion aux travaux en italien. Carlo Vannuccio di San
Giorgio, noble bolonais, à qui Ton avait reproché d'avoir écrit
en latin la conjuration de 1469, la traduisit en laup^ue vul-
gaire et la dédia à Borso. Il traduisit également pour le
duc deux ouvrages en vogue : la Vie de .A7cco/ô Piccinino et
YÉloge de la ville de Milan, par Decembrio. Monsignor Lorenzo
Spirito, de Pérouse, présenta de son côté à Borso un poème
intitulé : Valtro Marte, qui lui valut un don de cinquante
florins d'or. Un livre de Mario Filelfo, un poème : // Salvador,
de Candido de' Bontempi, un autre poème d'Alberto de Ver-
ceil, un recueil de sonnets : In lande e trionji délia S. S., par
Alessandro Toscano, procurèrent aussi h leurs auteurs des
rémunérations importantes de la part du souverain (2). On
sait, enfin, que plusieurs ouvrages anciens, notamment les
Vies de Plutarque (3), les Épures de Cicéron, Hésiode (4), la
Géographie de Strabon et la Cosmographie de Ptolémée, furent
traduits à l'intention de Borso. Imitant l'exemple de leur
maître, les hauts personnages de la cour, entre autres Teofilo
Calcagnini, Albert et Hercule d'Esté, voulurent avoir la tra-
duction de certains ouvrages qu'ils ne pouvaient lire dans
le texte original. Gurone d'Esté, en 1454, fit transcrire
et enluminer les Vite di Plutarcho. Decembrio traduisit
(1) On trouvera plus loin, à propos du palais de Schifanoia (liv. II, ch. m),
lYnumération des principaux savants qui vécurent alors à Ferrare.
(2) Vesturi, L'arte a Ferrara nel periodo di Borso d'Esté, p. 690.
(3) En 1463 prohablement, Ugolino de Riniini et son fils Girolaino vendirent
au duc quelques extraits des Vies de Plutarque écrites « in sermone moderno » .
(4) La traduction d'Hésiode, dédiée à Borso, l'ut imprimée à Fcrrarc en 1474
par Andréa Gallo.
60 L'ART FERRARAIS.
Appien, Leoniceiio traduisit Procope. M. Veiituri fait remar-
quer (luc le dialecte particulier à Ferrare règne dans ces
traductions, Tunité de la langue n'étant pas encore un fait
accompli.
Un registre où sont notés les livres prêtés aux courtisans
nous apprend en outre que, à la cour de Ferrare, on recher-
chait avidement les romans français. En 1 460, étant à la cam-
pagne, Borso envoie prendre dans sa bibliothèque " un Lan-
celot en français » pour corriger « un Lancelot en italien » ,
Blanche d'Esté lit un volume ayant pour titre « Gothofred de
boion " ; le comte Lodovico da Ganno a entre les mains « Ga-
leoth le Brun » ; c'est à n Lancelot » que Jacopo Ariostiet Jean-
François de la Mirandole consacrent leurs loisirs; Méliaduse,
avec un Iristano in liiigua gallica et avec un « Lancelot « , Fran-
cesco d'Arezzo avec le Saint Graal et avec Merlin, Galeotto di
Campo Fregoso, Sigismond d'Esté et Alberto délia Scala, am-
bassadeur du duc deCalabre, avec quelques romans du cycle
breton , se transportent au milieu des fictions chevalesques
traitées par nos poètes et en repaissent leur imagination. Dans
les classes élevées comme dans les classes moyennes, on prend
aux aventures romanesques un vif intérêt, dont témoignent la
tournure d'esprit des écrivains et les habitudes journalières de
la vie. Sur les manches et les collerettes des dames on brode
des devises françaises et des phrases empruntées aux chansons
de geste. Les noms des princes d'Esté : Méliaduse, Isotte, Gi-
nevra, Rinaldo, rappellent des personnages de roman. D'après
les historiens officiels, les seigneurs de Ferrare descendent
des paladins de la Table ronde et sont eux-mêmes de parfaits
paladins. Cette culture, d'où sortit VOrlando Innamoraio , de
Boiardo, préparait l'éclosion des poèmes immortels de l'Arioste
et du Tasse (1).
La bibliothèque formée par Lionel s'enrichit sous Borso de
nombreux et précieux volumes. Le 6 avril Ii6l, le duc fit
(1) Tous les détails que nous venons de donner nous sont fournis par la puLli-
calion de M. Venturi si souvent citée déjà : Varie a Fcrrara nel periodo di
Dorso d'Esté, p. 689-693.
LIVRE PREMIER. 61
payer aux héritiers de Giovanni Aurispa deux cents florins
d'or pour plusieurs livres latins, dont quelques-uns étaient
destinés à la Chartreuse. Il entretint aussi une correspondance
suivie avec le Florentin Vespasiano da Bisticci , le principal
représentant du commerce des livres, homme actif et d'un
jugement sûr, qu'apprécièrent fort les Médicis et Nicolas V :
le 25 novembre 1469, il ordonna de lui envoyer quarante
écus d'or pour un manuscrit de Josèphe et un manuscrit de
Quinte-Curce (I). Dans la Bibhothèque d'Esté à Modène se
trouve un Flavius Blondus (De miiitaris ai'tis et jiu-isprudentiœ
différentiel)^ en tête duquel on lit une épitre dédicatoire adres-
sée à Borso (1460) (2); et c'est également à Borso qu'est dédié
le Cornazani Antonii de excellentium viroriim principibus ab ori-
gine mundi per œtates opus, qui semble avoir été écrit avec un
mélange d'or et d'argent (3).
Avant de mourir, Borso eut la satisfaction de voir Fimpri-
merie s'installer à Ferrare, grâce à un Français, André Beau-
fort, et répandre le goût des livres dans toutes les classes de la
société. Quatre ou cinq ouvrages avaient été déjà publiés
quand il cessa de vivre.
Protecteur des lettres, il le fut aussi des arts, dont il favo-
risa le développement, sinon avec toute la finesse de goût
qu'avait manifestée Lionel, du moins avec constance et, en
général, avec générosité.
Le campanile de la cathédrale , commencé depuis long-
temps, avait été interrompu; le premier étage et le second,
ainsi qu'une partie dn troisième, furent construits sous Borso,
qui exempta de tout droit les matériaux. Dès 1452, le duc
posa les fondements d'une église et d'un monastère pour les
Chartreux, dans le faubourg de Saint-Léonard, édifices qui
furent achevés en 1461 , et qui, agrandis par Hercule I", exci-
(1) Ceniii slorici delLi Biblioteca Estcnse in Motlciia, 1873.
(2) ^'"98 du Catalogue.
'3) Ce manuscrit in-8"' sur parcheuiiu porte le n" 872 dans le catalogue de la
Bibliothèque d'Esté à Modène. Quelques initiales sont enluminées, et les couleurs
vives s'y dctaclieiit sur un fond d'or.
62 L'ART FEURARAIS.
tent encore l'admiration du Aoyageur. Au palais de Schifanoia,
il ajouta un étag^e, dû à l'ingénieur ducal Pietro Benvenuti,
assisté de Biagio Rossetti. Des travaux d'amélioration ou
d'agrandissement furent exécutés dans le Castello , dans le
palais du Paradis, dans ceux de Belriguardo et de Belfiore,
dans les villas de Copparo, de Benvegnante, de Bellombra, de
Migliaro, de Gonsandolo, dans les résidences de Zenzalino, de
Bagnacavallo, de Modène, de San Martino in Rio, tandis que
de nouveaux palais s'élevaient à Quartesana, à Ostellato, à
Monte Santo, à Ficarolo, à Fossadalbero et à Sassuolo, où la
pureté de 1 air et le charme du site attiraient Borso, qui fit
refaire les murs autour de la forteresse. Le duc, en effet, dans
sa prudence, ne négligea nulle part ce qui pouvait contribuer
à la sûreté de ses Etats. Reggio, Lugo, Rubiera, Canossa,
Argenta, Finale reçurent un surcroit de fortifications, et
Ferrare, du côté du midi, fut pourvue des nmrs qui lui man-
quaient.
Deux œuvres importantes de sculpture embellirent la ville.
La statue équestre de Nicolas III, commencée sous Lionel, fut
exposée aux veux du public le jour de l'Ascension de Tannée
1451. Trois ans après, on put admirer devant le palais délia
Ragione la statue assise de Borso, ouvrage en bronze exécuté
par Niccolô Baroncelli , par son fils Giovanni et son gendre
Domenico Paris ^ de Padoue(l). Parmi les sculpteurs qui tra-
vaillèrent alors à Ferrare, nous nous bornerons à citer, pour
le moment, Lodovico Caslellani et Antonio Marescoti. Ce der-
nier fut aussi médailleur et fit une médaille de Borso. Il eut
pour émules dans le même art : Aniadio, Jacopo Lixignolo et
Pelrecini.
Passionné pour tout ce qui rehaussait l'éclat des costumes
à la cour ou la magnificence de ses palais, Borso attira dans
sa capitale les orfèvres et les brodeurs de Milan (2j, les joail-
(1) « Borso fut le premier souverain italien qui put contempler sa propre
effij^ie dressée sur une place publique. » (E. MuxTz, Histoire de Vart pendant la
Renaissance, p. 146. i
(2) Dès l'époque de INicolas III, il y avait à Ferrare, nous l'avons dit ;p. 31),
LIVRE PREMIER. 63
liers de Venise, les tapissiers de la Flandre. La fabrique de
tapisseries installée à Ferrare atteignit un haut point de pro-
spérité, ce qui n'empêcha pas le duc d'acheter au dehors un
grand nombre de pièces. En outre, un armurier [magister
armorum), nommé Ottolino di Corneio da Milano, se fixa avec
sa famille à Ferrare en 14()5. Il reçut de la Commune deux
cents florins d'or pour établir une fabrique d'armes dans la
ville et pourvoir à ses besoins et h ceux de ses aides. Trois
ans plus tard, Ottolino répara quelques armes d'Albert d'Esté
par ordre de Borso qui se chargea de la dépense [pel fratello
suo dilellissimo) ( 1 ) .
Quant à la peinture , elle prend alors un développement
rapide et décisif. Les miniaturistes couvrent d'ornementations
délicates et enrichissent de scènes habilement composées les
manuscrits latins et grecs, les ouvrages de chevalerie, les
Bibles et les missels. On ne peut guère voir rien de plus sédui-
sant que les livres de chœur donnés aux Chartreux par Borso.
Enfin les tableaux et les fresques nous montrent l'école ferra-
raise définitivement fondée, avec sa marque distinctive, avec
son style particulier. Aux artistes vénitiens elle emprunte son
brillant coloris, à l'école de Padoue son goût pour le relief
sculptural; en même temps elle s'attache à rendre scrupuleu-
sement la nature, sans se préoccuper assez du beau, mais en
rachetant la vulgarité des formes par la profondeur du senti-
ment, parla majestueuse simplicité des attitudes. C'est l'époque
de Galasso, de Stefano da Ferrara^ de Cosùno Jura, de Fran-
cesco Cassa, de Baldassa>-e d'Esté, pour ne citer que les noms
un certain nombre de brotleurs milanais. Giacomino dezadapo ou délia dapa
Ijroda une Vierge avec l'Enfant Jésus sur une chape de damas blanc pour la cha-
pelle de la cour. Il n'y avait pas de fête, pas de solennité polititpie ou relijjieuse
dont les brodeurs milanais ne concourussent à accroître les splendeurs.
(Ad. Venturi, Belazioni artistichc tra le corti di Milano e Ferrara nel secolo XV,
p. 252.) — En 1465, on trouve, habitant Ferrare, un i)rodeur né à Crémone,
Boccaccino, le père du peintre bien connu. De 1468 à 1499 son nom fij^ure sur
les registres de la maison d'Esté. (Campoui, I piltori dei/li Estensi nel secolo XV,
P-5i-)
(1) Ad. Venturi, Belazioni artistiche tra le corti di Milano e Ferrara nel
secolo XV, dans V Archivio lonibardo, livraison du 30 juin 1885.
64 L'ART FElUlAr.AIS.
les plus saillants. Uorso fait orner de peintures la grande salle
du palais de Schifanoia et la chapelle du palais de Belriguardo.
A Baldassare d'Esté, qui trouve en lui un généreux appui, il
demande surtout des portraits, que Ton admirait beaucoup,
mais qui n'existent plus. Il méconnut, malheureusement, ce
que le talent de Cossa avait de supérieur : en refusant de faire
droit aux réclamations de cet artiste, assimilé par ses agents
à des peintres subalternes, en le laissant s'expatrier à Bologne,
il fut injuste et manqua de discernement.
Le seul peintre étranger que Borso occupa dans sa capitale
fut Piero délia Francesca. Cet éminent artiste travaillait à Pesaro
ou à Ancône, quand il fut appelé à Ferrare. Si l'on ignore en
quelle année il y arriva, on sait du moins qu'il dut y venir,
non en 1470 comme on l'a souvent affirmé, mais au commen-
cement du règne de Borso, et qu'il y demeura longtemps.
Rien n'existe aujourd'hui des œuvres qu il y exécuta, u 11
peignit, dit Vasari (1), un grand nombre de chambres que
le duc Hercule l'Ancien détruisit pour donner au palais un
aspect moderne, en sorte qu'il n'est resté de la main de
Piero qu une chapelle décorée de fresques à Saut' Agostino,
et encore est- elle dégradée par l'humidité. » On avait cru
jusqu'ici que Vasari faisait allusion à des peintures ornant
le rez-de-chaussée du palais de Schifanoia, peintures qui
auraient été anéanties quand Hercule P modifia l'aménage-
ment intérieur de l'édifice. C'est là une erreur que le marquis
Campori a relevée. Dans le passage de Vasari il n'est pas
question du palais de Schifanoia, mais seulement du palais,
c'est-à-dire du palais par excellence, de celui ou résidait d'or-
dinaire la famille régnante, en un mot du palais ducal appelé
le Castello, Hercule P"", cela est certain, fit démolir une partie
du Castello, et ce sont les pièces sacrifiées qui renfermaient
évidemment les fresques de Piero délia Francesca. Quant aux
peintures qui ornaient l'église de Saint-Augustin, l'existence
en est confirmée par une description écrite en 1589, environ
(1) Tome II, p. 491.
LIVRE PREMIER. 65
quarante ans après que Vasari les vit. Cette description se
trouve en manuscrit dans la Bibliothèque de Ferrare (1).
La longue présence de Piero délia Francesca à Ferrare ne
demeura pas inutile aux peintres de la localité. Plus d'un,
sous la direction d'un maître si habile, s'initia à la science de
la perspective. On prétend que Galasso fut un de ceux-là; mais
c'est surtout Francesco Gossa qui mit à profit les enseignements
du peintre de Borgo San Sepolcro, dont il s'appropria jusqu'à
un certain point la manière, comme le prouvent tout spé-
cialement plusieurs de ses compositions dans le palais de
Schifanoia.
Quelques détails donnés par M. Valdrighi prouvent que la
musique ne fut pas moins goûtée à la cour de Borso qu'à celle
de Lionel. On lit dans le Giornale délia camet^a, à la date de
1458, que soixante-dix lire furent payées à des artistes floren-
tins qui avaient chanté aux fêtes de Pâques dans les princi-
pales églises de Ferrare. Pendant les repas d'apparat, Borso
voulait que les oreilles de ses convives fussent flattées par les
harmonies de la musique. Le 6 juin 1461, des gratifications
récompensèrent deux Allemands, joueurs de viole et de cym-
bales, que Zoane da Trento avait amenés dans la loggia de Bel-
fiore, où Son Excellence prenait ses repas. En 1469, l'organiste
Lionello Fieschi remplaça Gaspare dalV Organo, qui venait de
mourir. Le marquis Louis III Gonzague désirait-il se procurer
un bon maître de chant pour son donzello, il s'adressait à un
musicien occupé à Ferrare, à Niccolo Tedesco, que nous avons
déjà mentionné. Enfin, Borso tenait à ce que les instruments
de ses musiciens se ressentissent du luxe qu'il affectionnait
tant. En 1451, on commanda pour les trompettes de Toniaso,
de Perino, de Guasparo et à' Agostino de nouvelles flammes en
taffetas blanc, avec la licorne peinte dessus, et avec des cor-
dons en soie rouge, verte, blanche et or.
Vers la fin du règne de Borso (1469), l'empereur Frédéric III
reparut deux fois à Ferrare lors de son second voyagea Rome.
(1) G. CAMPoni, / pittori dei/li Estensi nel secolo XV, p. 32.
I. 'i
66 L'ART FERRARAIS.
La première fois, il entra dans la ville à la lueur des torches
et ne fit que passer, mais il ne s'éloigna pas sans avoir eu des
preuves nouvelles de la munificence de Borso, car il reçut huit
haquenées blanches et plusieurs bijoux. En revenant de Rome,
il séjourna à Ferrare du 27 janvier au 2 février, et logea dans
l'appartement même du duc. Les distractions somptueuses ne
furent pas ménagées. Un bal splendide eut lieu dans le palais
de Lorenzo Strozzi. Quant à l'Empereur, il créa chevaliers un
grand nombre de personnages, notamment Francesco Ariosto
et Teofilo Galcagnini. Au poète ferrarais Lodovico Carbone, il
donna la couronne poétique, honneur auquel Carbone répon-
dit par un discours, prononcé dans la cathédrale. Pour com-
bler le vide de son trésor, il prodigua, moyennant finances,
les titres de comte, de docteur, de notaire; mais plusieurs des
nouveaux privilégiés se trouvèrent déçus , car ils ne purent
obtenir le diplôme dont ils avaient versé le prix au chancelier
impérial, Frédéric III ayant quitté précipitamment Ferrare.
Parmi ceux qui sollicitèrent le titre de comte palatin figura
Andréa Mantegna , ainsi que nous l'apprend une lettre de Mar-
silio Andreasi, écrite de Ferrare à la marquise de Mantoue le
jour du départ de l'Empereur. Fut-il au nombre des malheu-
reux privés du diplôme qu'ils avaient payé? On ne saurait le
dire. Vasari prétend que le titre désiré ne fut accordé à Man-
tegna que plus tard, grâce au marquis de Mantoue Ce qui est
certain, c'est que, quelques années après, l'illustre peintre
s'intitula, dans les fresques de la chapelle d'Innocent VIII à
Rome, eques auratœ militiœ , titre correspondant à celui de
comte palatin (1).
Duc de Modène et de Reggio, Borso désirait vivement de-
venir aussi duc de Ferrare. Ses vœux furent idéalisés par
Paul II, qui consentit à transformer sa seigneurie en duché.
Invité à se rendre à Rome, le vicaire du Saint-Siège, après
avoir fait célébrer dans la cathédrale une messe du Saint-Es-
prit et remis le gouvernement à Hercule, à Sigismond et à
(1) G. Gampohi, 1 pittori degli Eslensi net sccolo XV, p. 32-33.
LIVRE PREMIER. 67
Rinaldo ses frères, à Niccolô, son neveu, fils de Lionel, et ù
Antonio Sandeo, Juge des Sages, partit de sa capitale le 13 mars
1471 avec un train royal. Il était accompagné, dit Frizzi (1),
de son frère Albert, de son autre frère Guron Maria, chanoine
de Ferrare, protonotaire et abbé commendataire de Nonan-
tola, de Niccolè, seigneur de Correggio, de Galeotto Pic, comte
de la Mirandole, de Matteo Boiardo, comte de Scandiano, de
Teofilo Calcagnini et de cinq cents gentilshommes, vêtus de
brocart d'or et d'argent, de velours et de soie. Les cham-
bellans de ces personnages avaient des vêtements de drap d'or,
et leurs écuyers des vêtements de brocart d'argent. On remar-
quait également des joueurs de fifre et de trompette, quatre-
vingts valets conduisant chacun quatre chiens, et une nom-
breuse escorte de cavaliers. Cent cinquante mulets couverts,
soit de velours cramoisi, avec les armes des Este brodées en
or, soit de drap blanc, rouge et vert, couleurs de la livrée de
Borso, portaient les équipages. Ce fut en jetant des monnaies
d'argent au peuple que ce prince fit son entrée à Rome le
P"" avril. Paul II le logea dans son propre palais. Pendant la
grand'messe du jour de Pâques (14 avril), Borso prêta le ser-
ment de fidélité et fut créé chevalier de Saint-Pierre par le
Souverain Pontife, dont il reçut une épée que lui ceignit Tom-
maso, despote de Morée, tandis que Napoleone Orsini, général
de l'Église, et Costanzo Sforza, seigneur de Pesaro, lui chaus-
saient les éperons. Après la communion, Paul II le proclama
duc de Ferrare et lui accorda le droit de disposer du duché,
puis lui remit les insignes de sa nouvelle dignité, c'est-à-dire
un manteau de brocart d'or, garni de vair et d'un haut collet,
un béret orné de nombreuses pierreries parmi lesquelles on
distinguait un rubis d'une merveilleuse beauté, le l)àton de
commandement et un collier d'or entremêlé de pierres pré-
cieuses. Le lendemain, Borso accompagna en habit ducal le
Pape à Saint-Pierre, et, à l'issue de la messe, le Pape lui donna
la rose d'or, qui se composait de pierreries valant cinq cents
(i) Mem. per la stoiiu di Fer/ara, l. IV, p. 74-78.
68 L'ART FEUUARAIS.
ducats d'or. Précède de quinze cardinaux, le souverain de
Ferrare se rendit ensuite à cheval au palais de Saint-Marc (1),
où l'attendait un repas somptueux (2). Son séjour à Rome dura
un mois environ. Une grande chasse eut lieu en son honneur,
et les Ferrarais organisèrent un hrillant tournoi (3). Fidèle à
ses habitudes de générosité, Borso ne distribua pas moins de
quatre mille ducats à la cour pontificale. En regagaant ses
États, il visita le sanctuaire de Lorette et rentra le 18 mai dans
sa capitale.
A Rome, il avait eu quelques atteintes de lièvre; la fatigue
d'un voyage à cheval acheva d'ébranler sa santé. Ayant pris
quelque repos dans sa villa de Belliore, il put encore assister,
le 26 mai, à une course de chevaux, mais le soir même il
devint plus malade et se fit transporter au Castello, afin
d'arrêter les mesures nécessaires pour assurer le trône, après
sa mort, à son frère Hercule qu'il aimait tendrement, et dans
l'intérêt duquel il avait renoncé à se marier. Niccolô, fils de
Lionel, qui comptait d'assez nombreux partisans, dut s'éloi-
gner et se retira à Mantoue, patrie de sa mère. Près de soixante-
dix personnes furent également invitées à quitter Ferrare, et
les murs de la ville furent mis à l'abri d'un coup de main.
Borso mourut le 19 août, très regretté de ses sujets, et fut
enseveli dans cette Chartreuse qu'il avait eu la gloire de fon-
der. Trois cents courtisans et cinq cent cinquante personnes
vêtues de deuil aux frais du nouveau duc assistèrent aux funé-
railles, que suivirent aussi Niccolô, fils de Lionel, rappelé à
Ferrare par Hercule P% et le peintre Baldassare d'Esté. Tito
Novelli de Ferrare, évêque d'Adria, prononça l'oraison funè-
bre. Au mois de septembre fut célébré un autre service, à loc-
casion duquel Hercule distribua aux pauvres six cents mesures
(1) Cet édifice perte aujourd'hui le nom de palais de Venise.
(2) Le 15 et le 16 avril 1471, Borso écrivit à son secrétaire Giovanni di Cora-
pagno, resté à Ferrare, pour lui rendre compte de ce qui s'était passé. Mjjr Anto-
nelli a publié la première lettre à l'occasion des noces !Mazza Botta;;isio; Ferrara,
m-S", 1869. M. Antonio Gappelli a publié la seconde avec les Aotizie di Ugo
Caleffini; Modena, 1864, p. 43.
(3) Voyez Ca>>esio, Vita di Paolo II.
LIVRE PREMIER. 69
de farine et Lodovico Carbone fit l'éloge de Borso. L'Arioste,
plus tard, devait aussi payer à ce prince son tribut d'admira-
tion : « Vois, dit-il, Lionel et le premier duc, l'illustre Borso,
l'honneur de son temps. Il règne en paix et remporte plus de
triomphes que tous les princes qui ont envahi les terres d'au-
trui. Il enfermera Mars dans une obscure prison et enchaînera
ses fureurs. Ce magnifique seigneur n'aura pas d'autre ambi-
tion que celle de rendre son peuple heureux (1). »
VIII
HERCULE !"■ (2).
(Né le 24 octobre 1431, il régna de 1471 à 1503.)
Fils légitime de Nicolas III et de Rizzarda de Saluées, Her-
cule V était encore enfant lorsque, après la mort de son père, il
fut envoyé à la cour d'Alphonse V le Magnanime (Alphonse V
d'Aragon), prince auquel Ferdinand I" succéda en 1458. Il
s'y forma aux exercices du corps, au maniement des armes, et
mérita le surnom de « chevalier sans peur " . Un combat sin-
gulier avec le valeureux Galeazzo Pandone, comte de Venafre,
lui fournit l'occasion de montrer qu'à la bravoure il unissait
la générosité. L'épée de son adversaire étant tombée, accident
qui devait faire regarder Pandone comme vaincu, il la ramassa
et la lui remit. La lutte, du reste, se prolongea peu, car, à la
(1) Vedi Leonello, e vedi il primo duce,
Faïua délia sua età, l'inclito Borso
Che siede in pace, c più trionfo adduce
Di quanti in altrui terre abbiano corso.
Chiuderà Marte ove non veggia luce,
E stringera al Furor le mani al dorso.
Di questo signor splcndido ogni intcnto
Sarà, che'l popol^ suo vi\a contento.
(Gh. III, st. 45.)
(2) 11 a été déjà question de lui, p. 38, 43, 52 note 5, 56 et 56 note 1.
70 L'ART FEP.RARAIS.
vue des blessures du comte, le Roi s'opposa à ce qu'elle conti-
nuât. En 1494, Pandone se rendit secrètement à Ferrare;
mais sa présence fut révélée au duc Hercule, qui l'accueillit
avec honneur, le retint plusieurs jours et le combla de cadeaux.
Pendant la guerre que Ferdinand P' soutint contre Jean de
Galabre, fils de René d'Anjou, et qui lui fit perdre momen-
tanément presque tout son royaume, Hercule, blessé par les
défiances dont il était l'objet, prit parti pour le prétendant
français : à la bataille de Sarno (1460), il faillit s'emparer du
Roi, qui ne s'échappa qu'en laissant entre les mains de son
ennemi un lambeau de son vêtement.
En 1463, Hercule fut rappelé par Borso, ainsi que nous
l'avons déjà dit, et devint gouverneur de Modène. Il avait
alors trente-deux ans.
Quatre ans plus tard, après la conjuration de Luca Pitti
contre Pierre de Médicis, deux armées puissantes étaient aux
prises dans la Romagne, l'une commandée par Golleone, l'autre
par Frédéric d'Urbin. Dans une grande mêlée. Hercule eut la
gloire de sauver les troupes vénitiennes en délivrant Golleone
que l'ennemi avait enveloppé. Quoique blessé au pied, il com-
battit jusqu'à la nuit sans s'accorder un instant de repos. Au
bout de quelques jours , sa blessure le força de regagner
Ferrare. Malgré les soins d'un Juif, nommé Jacob, il resta
boiteux pour le reste de ses jours.
Tel était le prince qui remplaça Borso sur le trône de Fer-
rare. Comme Borso, il commença par prendre des mesures
qui pussent lui concilier la bienveillance générale. Il exempta
la Gommune de certaines charges, accorda à ses sujets la
liberté de vendre le sel et de tuer les bêtes nécessaires à leur
nourriture, gracia un grand nombre de prisonniers, et promit
son pardon à tous les partisans de Niccolo qui avaient quitté la
ville, s'ils y revenaient dans l'espace de deux mois, procla-
mant que " rien ne convenait mieux à un seigneur que de
remettre les injures (1) » .
(1) Ad. Veînturi, L'arte ferrarese nel periodo d'Ercole I iFEstc, dans les
LIVRE PREMIER. 71
Niccolo, fils de Lionel, comptait des adhérents prêts à risquer
leur vie pour sa cause. Filippo de Chypre essaya de provoquer
un soulèvement, tomba entre les mains des gens du duc
(22 novembre 1471), et fut écartelé sur la place publique. Peu
après, un coup de main fut tenté contre la Stellata di Ficarolo,
mais ceux qui s'y étaient employés échouèrent, furent décapi-
tés et pendus (1). Niccolo, cependant, ne renonça pas à ses
prétentions. Encouragé et secrètement soutenu par son.bed«-frvuJiA J *IX<>
fr-ère, Louis III, marquis de Mantoue, et par le duc de Milan,
il s'approcha de Ferrare avec sept cents soldats cachés sous du
foin et de la paille dans plusieurs navires, pendant qu'Hercule
séjournait à Belriguardo. Une brèche aux murailles que Ton
était en train de réparer, et la connivence d'un ami qui brisa
une des portes, lui facilitèrent l'accès de la ville, où il essaya
avec ses partisans de soulever le peuple au cri de : " Yela,
vêla (2) ! " Mais le peuple ne répondit guère à cette provoca-
tion. Sigismond, Albert et Rinaldo, frères d'Hercule I", rassem-
blèrent à la hâte les citoyens fidèles au duc, en criant : " Bia-
manie, diamante [',i)\ » assaillirent les rebelles et les forcèrent
à s'enfuir. Niccolô était parvenu sur une barque jusqu'à Bon-
deno, quand les habitants de cette ville lui barrèrent le pas-
sage. Il se réfugia dans un marais et y fut arrêté. On le déca-
pita à Ferrare, le -4 septembre 1476, dans le Castello, aux
créneaux duquel on pendit plusieurs de ses complices, tandis
qu'on en pendait d'autres à l'angle du palais délia Ragione et
aux colonnettes des fenêtres de cet édifice. Un vieux cuisinier
de Niccolô, auquel on voulut sauver la vie en lui conseillant de
crier : « Viva il diamante ! » préféra la mort à ce qu'il regar-
dait comme une lâcheté. Muant à ceux qui prétendirent avoir
agi sans connaître les desseins de Niccolô, on les condamna à
Atti e memorie délia deputazione di storia patria per le provincie di floniaçna,
3" série, t. VI, fasc. I, II et III, janvier-juin 1888, p. 91.
(1) Francesco, fils naturel de Lionel et frère de Niccolo, quitta en 1471 la
Bourgogne, où il s'était fixé, pour prêter son appui à INiccolô. Déclaré rebelle par
Hercule l", il regagna la Bourgogne et n'en sortit plus.
(2) La voile était l'einhlèine de Niccolo.
(3) Hercule avait adopté le diamant comme emblème.
72 L'ART FERRARAIS.
avoir une main coupée ou à perdre un œil. En 1493, un
pardon général fut accordé aux anciens amis de Niccolo qui
vivaient dans l'exil.
Toutes ces tentatives d'usurpation auraient pu rendre Her-
cule I" soupçonneux, mais il Tétait déjà par caractère, comme
le montra sa conduite à l'égard de son frère Albert. Si, après
son avènement, il sut gré à celui-ci d'avoir détourné les Fer-
rarais du parti de Niccolo et le récompensa en lui donnant le
palais de Scliifanoia, avec des revenus considérables, il ne
tarda pas h prendre ombrage de la popularité dont jouissait
Albert, lui confisqua le palais de Schifanoia et l'exila à Naples
(1474), sous prétexte que ce prince n'avait pas voulu aller à la
rencontre d'un certain ambassadeur. Lorsque , à la suite de
la conjuration des Pazzi, l'Italie se divisa en deux camps et
que Ferdinand I" se trouva en hostilité avec Hercule I",
Albert, chargé par Ferdinand de bouleverser Ferrare (1476),
révéla les manœuvres du roi de Naples au duc, qui le logea
dans son propre palais, sans l'autoriser encore à se fixer de
nouveau dans sa ville natale. Plus tard, il affirma derechef sa
fidélité en refusant de servir la République de Venise contre
son frère et reçut pour prix de son dévouement le palais
Pasini (1485).
A l'exemple de Borso, Hercule traita avec une grande géné-
rosité ceux de ses ministres ou de ses sujets qui lui avaient
rendu de réels services. Giacomo Trotti, Francesco Bevilacqua
et Ambrogio di Uguccione Contrario furent au nombre des
personnages comblés de ses bienfaits. A son chambellan
Tassone Tassoni, il donna un palais magnifiquement meublé,
celui qu'on appelle tantôt palais Gavassini , tantôt palais
Pareschi. Il nomma maître de chambre Lodovico Fiaschi, un
de ses gentilshommes, et lui fit présent de vastes domaines et
d'un beau palais confisqué à un Milanais, Matteo dall' Erbe,
qui avait été impliqué dans la conspiration de Niccolo.
Hercule, dans sa jeunesse, ayant suivi le parti de Jean de
Calabre, qui disputa le royaume de Naples h la maison ré-
gnante, on eût pu croire que Ferdinand lui tiendrait toujours
LIVRE PREMIER. 73
rigueur. Cependant, à peine eut-il succédé à Borso que Ferdi-
nand envoya à Ferrare Fabricio Garafa pour le féliciter. Carafa
séjourna plus d'un an dans la capitale des Este et négocia
même le mariage d'Eléouore d'Aragon , fille aînée de son
maître, avec le duc (1). Le contrat, qui assurait à Éléonore
une dot de quatre-vingt mille ducats (2), fut rédigé à Naples
le 17 août 1472, grâce aux soins de l'ambassadeur d'Hercule,
Ugolotto Faccino da Vicenza, et, le P' novembre. Hercule
épousa la princesse par procureur, événement qui fut annoncé
à son de trompe aux Ferrarais sur le balcon de la résidence
ducale. Quelques mois après, une nombreuse et brillante com-
pagnie, dans laquelle figuraient Sigismond et Albert, frères
d'Hercule, Galeotto Pic de la Mirandole, Niccolo da Correggio,
Tito Strozzi, le poète Matteo Maria Boiardo, Niccolô Contrarii
et Lodovico Carbone, partit avec cinq cent cinquante chevaux
pour aller chercher la nouvelle duchesse et la conduire à Fer-
rare. Plus de deux cents personnes de distinction accompa-
gnèrent, en outre, la princesse quand elle quitta sa cité natale.
Elle se rendit d'abord à Rome, où le cardinal Riario lui offrit
dans son palais la plus somptueuse hospitalité. l"ne messe dite
à Saint- Pierre par Sixte IV le jour de la Pentecôte, une pièce
religieuse représentée par une troupe de comédiens florentins
sur la place de l'église des Saints-Apôtres (3), et un festin servi
avec une incroyable prodigalité, lui montrèrent que la cour
des Papes ne le cédait pas à la cour des Césars les plus fameux
pour leur magnificence (4). Son cortège s'augmenta de quinze
(1^/ Eléonore avait dû épouser le duc de Bari, Sforza Maria, frère du duc de
Milan Galéas Marie, mais le projet de mariage fut rompu avec l'autorisation du
Pape.
(2) La dot fut en apparence de 80,000 ducats, et en réalité de 60,000 seule-
ment. Les oI)jets mobiliers furent portés pour une somme de 24,300 ducats;
Ferdinand n'eut à verser que 35,700 ducats en numéraire. (Luigi Olivi, Belle
nozze (H Ercole I d'Esté cou Eleoiiora d' Airifjoiie. Modenn, coi tipi délia Societa
tipogralica, antica tipograiia Soliani, 1887.'
(3) Voyez dans la Nitova Aiitolotjia, vol. XXVIII, série II, 1.^ août 1881, l'ar-
ticle de M. Isidoro del Lungo intitulé : L'Orfeo del Poliziaiio alla coite di Maii-
tova, p. 554.
(4) Voyez la description du séjour d'Eléonore à Rome dans Giikgouovu's, Ge-
schichte der Stadt Rom im Mittelalter, t. VII, p. 235-238
74 L'AllT FERRATIAIS.
cents personnes quand elle partit de Rome. En se dirigeant
vers Ferrare, elle s'arrêta trois jours à Sienne, où elle fut
hébergée aux frais de la République, et, à la frontière des
États ferrarais, elle trouva le duc venu à sa rencontre en com-
pagnie de nombreux gentilshommes et l'attendant avec un
navire qui la déposa près de l'église suburbaine de Saint-
Georp^es. Vêtue de drap d'or, couverte de pierreries, les che-
veux dénoués, la tête ceinte d'une couronne d'or, elle fit son
entrée à cheval, sous un baldaquin, selon la coutume. Les rues
étaient jonchées de feuillages, et des draps suspendus d'une
maison à l'autre formaient comme un dais continu. Sur le
passage de la princesse on avait disposé des trophées, des arcs
de triomphe, des orchestres, des estrades garnies de dan-
seurs (1). Le lendemain, dans la cathédrale, l'évêque de
Ferrare, Lorenzo Roverella, célébra la messe, et le cardinal
Bartolommeo Roverella, frère de Lorenzo, bénit les nouveaux
époux, que Giovanni Castelli harangua. Des fêtes publi([ues
eurent lieu pendant huit jours . Les diverses corporations
offrirent à Éléonore des cadeaux dont l'ensemble fut évalué
à deux mille huit cent quarante-quatre lire rnarchesane. Conti-
nuant les traditions inaugurées par Borso, Hercule entretint à
ses frais non seulement les ambassadeurs des princes de
l'Italie, qui étaient arrivés avec huit cents chevaux environ,
mais les Napolitains et les Romains qui avaient suivi à Ferrare
la fdle de Ferdinand.
Éléonore d'Aragon était une femme d'un réel mérite et
dune rare énergie. En l'absence de son mari et pendant une
grave maladie de celui-ci, elle exerça le pouvoir avec autant de
sagesse que de fermeté, dans des circonstances fort difficiles.
(1) Antonio Pochettino da Venezia reçut cinq lire et douze soldi « per havere
depintonellenozeetfestefacteperla lllma nofUra Madona» . (L.-JN. Cittadella,
Notizie relative a Ferrara, t. I, p. 215.) A l'occasion des mêmes noces, Fran-
cesco da Veiona restaura et peignit deux statues de géants pour une crédence.
Guglielmo da Pavia (qui mourut en 1476) alla ;i Venise afin d'y acheter des
assiettes d'étain et divers autres objets. Bartolomeo di Benedetto de Trévise,
Geminiano di Boiigiovanni, Agnolo Imola, Xiccolô, Ludovico Bonacossi , Gio-
vanni Battista et Gherardo Cossa travaillèrent comme peintres aux préparatifs
des fêtes et aux arcs de triomphe.
LIVRE PREMIER. 75
Elle encouragea les lettrés, entre autres Pandolfo Collenuc-
cio (1). Par la solide et brillante éducation qu'elle fit donner à
ses filles Isabelle et Béatrix, on peut juger de l'importance
qu'elle attachait à la culture de l'esprit. Elle aimait beaucoup
aussi la musique et jouait même de la harpe. Parmi les œuvres
d'art qu'elle rassembla, il y en avait qui étaient dues à Man-
tegna et à Giovanni Bellini. Elle ne dédaignait pas non plus
celles des maîtres flamands et allemands (2), Dans l'inven-
taire de ses livres dressé après sa mort, on trouve surtout
des livres de piété, des bréviaires, des offices, des missels,.
des légendes de saints, des laudi, des sermons, les Fioretti.
Au nombre des livres profanes figurent un Pline traduit en
italien, un éloge du roi Ferrand, l'ouvrage de Fazio degli
Uberti, les Coirunentaires de César, le De laudihns mulierum,
par Bartolommeo Gogio, le De consolatione, de Boëce (3). G-'est
le 11 octobre 1403 qu'elle mourut. Son oraison funèbre fut
prononcée par l'historien Benvenuto da San Giorgio. Battista
Guarino en composa une aussi (4), et, par ordre d'Isabelle
d Este, le Carme Giambattista Mantovano en écrivit une troi-
sième en langue latine. L'Arioste, qui n'avait alors que dix-
neuf ans, fit de son côté une élégie sur la mort de la du-
chesse (5). Fra Filippo Foresti, de Bergame, a mis Éléonore
(1) Fixé à Ferrare depuis 1486, Collenuccio fut envoyé avec Francesco Ariosto
par Hercule I*-'"" vers l'empereur Maxitnilien, alin de le féliciter de son niariageavec
Blanche Sforza, nièce de Ludovic le More, et il obtint alors pour son maître (1494}
le renouvellement de l'investiture que Frédéric III avait accordée à Borso. Le
1" mai 1500, il fut nommé capitaine de justice. Après la mort d'Alexandre VI,
Hercule I^'', qui aimait mieux voir la Bomagne occupée par César Bor<;ia cjue
soumise à l'influence des Vénitiens, chargea Collenuccio d'engager les populations
à demeurer fidèles à leur duc; mais Jean Sforza, le protégé des Vénitiens, parvint
à s'emparer de Pesaro, y attira Collenuccio par des promesses fallacieuses, le fit
jeter en prison et décapiter (11 juillet 1504).
(2j G. Campori, Jiaccolta di cataloçjhi ed inveutaiii iiiedlti di (juadri, disegni,
broiizi, doreriœ, smalti, medarjlie, avori, etc., dal secolo XV, vol. XIX. Modena,
1870. (Inventaire de 1493.) — G. CAMPOni , Tiziano e r/li Estensi , p. 2. —
M. Venturi a publié un supplément d'inventaire dans son Arle feiraiese iiel
periodo d'Ercole I d'Esté, p. 32, note 4.
(3) Ad. Vëxtcri, Larte fennrese ncl periodo d'Ercolc I d'Esté, ii. 99.
(4) C'est probablement Andréa Gallo qui a imprimé ce discours.
(5) Opère miiwri, éd. Le Monnicr, t. I, p. 425, élégie 17. — BrHCKiiARDT,
Die Ciiltur der Renaissance, p. 41.
76 L'ART FERRARAIS.
d'Aragon nu nombre des femmes illustres dont il a écrit l'his-
toire (1).
La bravoure et l'habileté militaire qu'Hercule avait mon-
trées dans sa jeunesse ne furent pas oubliées en Italie quand
il fut devenu duc de Ferrare, et, de divers côtés, on rechercha
son appui. Après la conjuration des Pazzi (1478), les Floren-
tins, avec les Vénitiens, les Milanais et leurs autres alliés, le
nommèrent capitaine général de l'armée qui avait à combattre
les troupes de Sixte IV, du roi de Naples, du duc d'Urbin et
des Siennois, et lui promirent une solde de soixante mille écus
par an. C'est dans le palais qui avait appartenu à Renato
de' Pazzi qu'Hercule logea à Florence, ce palais lui ayant
été donné par la République. Deux ans plus tard, Laurent
le Magnifique et Ferdinand , réconciliés , le prirent comme
général.
Pendant les dix premières années du règne d'Hercule,
Ferrare continua de goûter les bienfaits de la paix. Mais vers
la fin de 1481, des nuages menaçants s'amoncelèrent à l'hori-
zon politique. Les Vénitiens ne pardonnaient pas h Hercule
d'avoir épousé la fille du roi de Naples, leur ennemi, et le désir
d'accroître leurs possessions aux dépens du duc grandissait en
eux de jour en jour. Pour en venir à une agression, les griefs
ou tout au moins les prétextes ne manquèrent pas. La présence
à Ferrare d'un tribunal vénitien, qui avait le droit exclusif de
juger les sujets de la République résidant dans les États de la
maison d'Esté, amenait sans cesse des conflits de juridiction
que le visdonnno, président de ce tribunal, pouvait facilement
aggraver par des abus de pouvoir. La délimitation encore
incertaine des frontières était aussi une cause de démêlés
incessants. Venise, enfin, se plaignait d'infractions aux traités
qui lui assuraient le monopole du sel à Ferrare et qui inter-
disaient aux Ferrarais d'exploiter leurs marais salants. Une
série de mesures vexatoires et quelques actes belliqueux de la
part des Vénitiens prouvèrent h Hercule que ses intentions
(1) Voyez plus loin (liv. V, ch. iv) Les livres publiés à Ferrare avec des (jra-
vures sur bois.
LIVRE PREMIER. 77
conciliantes n'arrêteraient pas la guerre méditée contre lui (1).
Elle lui fut, en effet, officiellement déclarée le 2 mai 1482, et
il constata bientôt que la République de Venise avait pour
allié Sixte IV, qui ne songeait qu'à satisfaire l'insatiable am-
bition de son neveu Girolamo Riario (2). Le roi Ferdinand, le
duc de Milan, les Florentins, Frédéric, marquis de Mantoue, et
Giovanni Bentivoglio, seigneur de Bologne, se déclarèrent en
faveur du souverain de Ferrare et formèrent une ligue, dont
les troupes furent mises sous les ordres de Frédéric d'Urbin,
alors âgé de soixante-dix ans, privé de l'œil droit et estropié
de la jambe gauche (3). Malheureusement, les renforts envoyés
par Ferdinand furent interceptés, et les soldats dont pouvaient
disposer le duc de Milan et les Florentins n'étaient pas très
nombreux. Les forces vénitiennes et pontificales étaient d'ail-
leurs sous le commandement d un capitaine aussi habile
(1) Afin d'auguienter le nombre de ses canons, il fit fondre une partie des clo-
ches, n'en laissant qu'une à chaque éfjlise. La plomberie des boutiques adossées à
la cathédrale eut le même sort.
(2) Jusqu'alors Sixte IV n'avait témoigné à Hercule que de la bienveillance. Il
lui avait confirmé le titre de duc de Ferrare, titre transmissible à sa postérité; il
lui avait même accordé le droit d'ajouter à ses armes les clefs pontificales, et, en
1475, il lui avait fait don d'une précieuse épée et d'un chapeau de soie orné de
perles.
(3) Parmi les ingénieurs militaires employés dans cette guerre, il faut citer
Benvenitti, Rossetti, Giovanni dalla Massa Fiscaglia, maître Domenico, bombar-
dier, et Santé Novellino. Ces ingénieurs étaient Ferrarais. Plusieurs ingénieurs
étrangers au service des alliés du duc concoururent aussi à la défense du pays.
Tel fut Patrizio ou Pedrizia, ingénieur du roi de ÏSaples, qui gagna non seule-
ment l'estime, mais l'affection d'Hercule par sa promptitude d'esprit et son expé-
rience. Il fortifia et défendit, notamment, Bondeno et Lugo. Etant tombé malade,
il s'adressa à la duchesse Eléonore pour obtenir un secours, que Paolo Antonio
Trotti, trésorier ducal, fut chargé de lui remettre. « Tu verras, écrivait Eléonore
à Trotti, quels sont les besoins de ce pauvre homme. Tu sais avec quel dévoue-
ment il nous a servis, et tu n'ignores pas qui nous l'a envoyé, circonstance digne
d'être prise en considération. Ce serait mal de nous comporter de telle sorte avec
lui, quand il est malade, qu'il pût se plaindre de nous. Tu dois savoir quels sont ses
appointements. Avise donc à ce que l'on peut faire et aux moyens de le secou-
rir. » A côté de Pedrizia, on peut nommer Giovanni du Capua et Cristoforo da
Montecchio. Les livres de dépenses nous apprennent que le duc donna à ce der-
nier le velours et le satin nécessaires à la confection d'un pourpoingt et d'un
manteau [qiuppone e giornea). Cristoforo da Montecchio, célèbre pour sa bra-
voure non moins que pour ses connaissances techniques, tomba au pouvoir de
l'ennemi en 1483, fut conduit à Venise et mis à mort. (G. Campouc, Gli archi-
tetti e (jV ingegneii civili e militari degli Estensi^ p. 38-42.)
78 L'ART FERllARAIS.
qu'énergique, de Roberto Sanseveiino, qui justifia sa répu-
tation par ses succès. Adria et Comacchio ne tardèrent pas à
tomber au pouvoir des Vénitiens. Après quarante jours d'un
siège où, de part et d'autre, on fit des prodiges d'audace et de
bravoure, Roberto Sanseverino s'empara de Ficarolo, ville
regardée comme la clef de Ferrare. Hercule perdit ensuite
toute la Polésine de Rovigo (1), pendant que les inondations
et la peste sévissaient à Ferrare, et il eut la douleur de voir
mourir dans sa capitale, à la suite d'une courte maladie, Fré-
déric d'Urbin. Tant de désastres finirent par ébranler la santé
du duc : il tomba gravement malade et dut abandonner le
gouvernement à sa femme. Presque en même temps, Sanse-
verino parvint à passer le Pô, à Francolino, et pénétra jusque
dans le parc du palais de Belfiore (2). Ne perdant ni le cou-
rage ni le sang-froid, la duchesse mit ses enfants en sûreté à
JModène, ranima la confiance et la fidélité du peuple en lui
adressant d'héroïques exhortations et en l'admettant auprès du
duc. Par surcroît de prudence, elle fit transporter le malade du
Castello ou Castel Vecchio dans le Castel Nuovo, afin de lui
assurer un moyen de s'échapper si la ville venait à être prise,
car la fuite n'était pas possible ailleurs. Dans ces conjonctures,
les alliés d Hercule firent comprendre au Pape que la ruine de
Ferrare profiterait seulement aux Vénitiens, et que les droits
de suzeraineté du Saint-Siège sur cette province allaient être à
jamais perdus. Le 23 décembre 1482, un vice-légat aposto-
lique annonça que le Souverain Pontife, prenant en pitié la
situation des Ferrarais, se rangeait de leur côté, et qu'ordre
serait donné aux Vénitiens de cesser les hostilités. De Ferrare,
le vice-légat se rendit à Venise et enjoignit à la République de
déposer les armes et de restituer ses conquêtes. Les Vénitiens
refusèrent d obéir à cette injonction : ils s'étaient imposé trop
(1) Les îles formées par l'Adige et le Pô sont appelées des Polésines.
(2) Les soldats emportèrent une licorne en bronze, emblème de Borso, qui
ornait une citerne dans la Chartreuse. Ils enlevèrent aussi une statue en stuc du
marquis Nicolas III, qui se trouvait à l'intérieur de Sainte-Marie des Anges au-
dessus de la porte, laissant le cheval, également en stuc, sur lequel était placée
cette statue.
I.IVr.E PREMIER. 79
de sacrifices pour s'arrêter quand ils touchaient au but. Mais les
Ferrarais reçurent du Pape, des Florentins et du roi de Naples
des secours qui leur permirent de prolonger la lutte. Une ten-
tative de l'ennemi contre la ville, admirablement fortifiée et
pourvue de vivres, fut repoussée. Peu après. Hercule, revenu à
la santé, parvint à reprendre la forteresse de Stellata, non sans
avoir déployé une audace et une intrépidité extraordinaires,
qu'imita Antonio Costabili, personnage dont nous aurons l'oc-
casion de parler à propos du palais Galcagnini-Beltrame (1).
Sixte IV excommunia tous les chefs de la République et frappa
d'interdit le territoire vénitien, tandis que le marquis de Man-
toue et le duc de Milan déclaraient la guerre à Venise pour
leur propre compte et opéraient d'utiles diversions. Les craintes
diminuèrent donc à Ferrare, mais les souffrances de la popula-
tion devinrent plus poignantes que jamais, la peste et la disette
ayant de nouveau fait irruption avec une effroyable intensité.
Louis XI essaya une médiation que sa mort fit avorter. Venise,
cependant, commençait à se lasser d'une guerre qui lui avait
déjà coûté tant d'argent et tant d'hommes. N'était-il pas dans
son intérêt de mettre des bornes h son ambition? Ce qui l'in-
clinait aussi vers les idées pacifiques, c'était l'humanité avec
laquelle Hercule avait traité certains prisonniers de distinction,
leur épargnant l'horreur des prisons, leur faisant donner la
nourriture que l'on servait à sa propre table, et leur laissant
la faculté de recevoir des visites. Gagnés par les intrigues et
les promesses de la République, Ludovic le More et le roi
Ferdinand amenèrent le duc de Ferrare à accepter la paix de
Bagnolo (7 août 1484), en lui laissant entrevoir qu ils cesse-
raient de le soutenir s'il la repoussait. Cette paix, qui avait été
conclue à l'insu de Sixte IV avec une puissance excommuniée,
et qui ne procurait aucun avantage à Girolamo Riario, causa
au Pontife une telle surprise, une telle indignation, qu'il en
mourut. Elle autorisait les Vénitiens à garder la Polésine de
Rovigo. On l'annonça aux Ferrarais le 8 septembre, en Tab-
(1) Liv. II, ch. m.
80 L'AKT FERRARAIS.
sence du duc, qui ne voulut pas être témoin de Thumiliation
imposée à son peuple (1).
Si l'on fait abstraction de la triste période pendant laquelle
eut lieu la guerre avec Venise, le règne d'Hercule I" ne fut pas
moinsbrillant que ceux de Lionel et de Borso(2). Que de fêtes,
que de spectacles, quel déploiement de luxe, quelle pompe
dans les cérémonies et les réceptions (3) ! En 1472, le duc
célébra le premier anniversaire de son avènement par une
messe solennelle et par une procession aussi imposante que
celle du Corpus Domini : toutes les boutiques étaient fermées
sur le passage de cette procession, au centre de laquelle mar-
chaient les membres de la famille ducale, en riches habits
brodés d'or. — Un des divertissements favoris d'Hercule fut
inauguré l'année suivante. Accompagné d'un grand nombre
de jeunes seigneurs et de citoyens notables à pied et à cheval,
le duc, la veille et le lendemain de l'Epiphanie, parcourait de
nuit la ville à la lueur des torches et au son des instruments ; le
cortège s'arrêtait devant les maisons des personnes bien dis-
posées qui offraient des poulets, des faisans, des perdrix, des
cailles, des fromages, des confitures, des tourtes, des jambons,
des fruits, du vin, et jusqu'à des veaux et des bœufs vivants (4).
Ces vivres étaient chargés sur des mulets et des charrettes ; une
partie était consommée en festins par les compagnons du
prince, une autre partie était distribuée à leurs amis, et les pau-
vres recevaient le reste. — Les tournois, les joutes, les courses
de chevaux, d'ànes, de bœufs, de femmes et d'enfants ani-
(1) Fnizzi, Mem. per la storia di Ferrara, t. IV, p. 115-152. — Sismoxdi,
Histoire des re'public/ues italiennes du moyen âge. Paris, 1840, t. VII, ch. vu.
(2) De toutes parts, Hercule reçut des témoigna{jes de haute estime. Le roi de
Naples Ferdinand lui conféra l'ordre d'Arminio récemment institué. Edouard IV,
roi d'Angleterre, lui envoya l'ordre de la Jarretière.
(3) Les princes italiens, en se conviant à la cour les uns des autres, n'avaient
pas seulement en vue d'agréables passe-temps. Ils profitaient de ces réunions
« pour se connaître, s'épier, concerter leurs ambitions, se tendre des pièges,
projeter des mariages, préparer des ligues, conclure des enrôlements, demander
et offrir des services, stipuler des avantages et prendre des mesures de préserva-
tion » . (Isidore DEL Luxco, L'Orfeo del Poliziano alla coj-le di Mantora, dans la
J!fuova Antolofjia, vol. XXVIII, série II, 15 août 1881, p. 545.)
(4) On appelait cela : « andare alla ventinâ » .
LIVRE PREMIER. 81
mèrent aussi fort souvent soit les rues de la capitale des Este,
soit le parc de Belfiore (1). A ces délassements s'ajoutait celui
de la chasse. Le duc possédait une meute très considérable.
En 1476, il chassale sanglier à Raccano. Au printemps de 1 485,
en revenant des bains de Montferrat, il amena le marquis de
Mantoue à Ferrare et multiplia pendant un mois les chasses
et les tournois en l'honneur de son hôte. — Quand Béatrice,
sœur de la duchesse Éléonore, se rendit en Hongrie pour
épouser Mathias Corvin, elle arriva à Ferrare (10 octobre 1476)
avec un nombreux cortège de Napolitains et de Hongrois, et
ce fut au son des fifres et des trompettes qu'elle fit son entrée.
Aux festins furent entremêlées des danses hongroises qui ob-
tinrent le plus grand succès à la cour. Béatrice repassa en 1501
h Ferrare, mais il n'était plus question de réjouissances : elle
avait perdu son mari et elle regagnait Naples, où elle voulait
finir ses jours. — Hercule accueillit également de son mieux,
en 1493, Ludovic le More (2) et sa femme, bientôt suivis du
marquis et de la marquise de Mantoue, et il leur prodigua les
divertissements alors en usage, tels quejoutes, danses, banquets
et spectacles.
Comme ses prédécesseurs. Hercule I" tint aussi à honneur
d'offrir aux victimes des révolutions accomplies dans les pays
voisins un asile sûr auprès de lui, C'est ce que constatèrent à
leur profit Carlo Manfredi de Faënza, détrôné en 147 7 par son
fz^ère Galeotto, qu'avaient soutenu Venise et Florence, et
Ercole Varano de Camerino. Ce dernier, dont la famille fut en
partie décimée par César Borgia et qui parvint, en fuyant, à
sauver sa vie, se fixa à Ferrare en 1502. Fils de Ridolfo da
Camerino et de Camilla, une des filles de Nicolas III, Ercole
Varano était le neveu d'Hercule I", duc de Ferrare.
Tout en s'occupant de ses plaisirs et en se donnant un renom
de magnificence auprès des princes étrangers, Hercule I" ne
(1) Des jeux de cette sorte tarent organisés en 1498, pendant qu'à Florence
Savonarole, un des plus nobles enfants de Ferrare, expirait en martyr.
(2) Ludovic le More, qui allait bientôt appeler (Charles VIII en Italie et qui
venait de conclure une ligue avec Venise et Alexandre VI, voulait faire entrer
liercjle dans cette ligue. Voilà pourquoi il avait entrepris un voyage à Ferrare.
I- 6
82 L'ART FERRARAIS.
négligea pas les travaux utiles à son peuple. Le dessèchement
des marais, notamment dans la Polésine de Ferrare ou de
Saint-Jean-Baptiste, fut poursuivi avec persévérance, au grand
avantage de l'agriculture et de la salubrité, et une liberté plus
étendue fut laissée au commerce, ce qui contribua à l'accrois
sèment du bien-être général et de la richesse publique. Un
autre bienfait fut la construction d une prison pour dettes :
les débiteurs cessèrent dès lors d'être confondus avec les cri-
minels.
Par le mariage de ses enfants, Hercule s'efforça de se con-
cilier des voisins qui auraient pu être menaçants et de s'at-
tacher les cours de Bologne, de Mantoue et de Milan.
Il accorda Lucrezia, sa fdle naturelle, qu'il avait eue de
Lodovica Condolmieri, à Annibale, fds de Giovanni Benti-
vogiio, et lui assura une dot de dix mille ducats. Décidée
le 29 mars 1478, cette union ne fut réalisée que le 25 jan-
vier 1487 (1) ; ce fut Francesco Fiancia qui fit la vaisselle d'ar-
gent dont on se servit le jour des noces (2). Il livra aussi en
cette occasion des tasses enrichies de pierres précieuses et des
lampadaires d'argent sur lesquels on voyait des feuillages et
des fleurs. Afin de rehausser l'éclat d'un tournoi, il peignit
sur des targes des emblèmes et des figures (3).
Isabelle d'Esté, fille légitime d'Hercule I" et d'Éléonore
d'Aragon, était née le 18 mai 1474. Elle fut promise le
28 mai 1480 à Jean-François II, fils de Frédéric I" de Gon-
zague, marquis de Mantoue. François, né en 14G6, avait
succédé à son père depuis six ans, quand elle l'épousa (fé-
vrier 1490). Elle lui apporta une dot de quinze mille ducats
en argent et de trois mille ducats en objets précieux. A Toc-
casion de ce mariage, des fêtes brillantes eurent lieu à Ferrare,
et une comédie fut représentée. En outre, un repas somp-
(1) Lucrezia mourut à Ferrare, en 1516 selon les uns, en 1518 selon les
autres.
(2) Salimbeni, Epitulaniio nulle pompe nuùali di Annibulc Bentivo(jlw.
Bologna, 1487.
1^3) Ad. Vexturi, Lu pittiira bolot/iiese nel secolo A'F, clans VAichivw stoiico
cleir arte, juillet-aoïit 1890, p. 294.
LIVRE PREMIER. 83
tueux rassembla les illustres convives autour d'une table sur
laquelle le service était entremêlé de deux cent cinquante
banderoles peintes par Giovanni Bianchini, surnommé Trullo,
qui reçut soixante-cinq lire pour ce travail. Hercule donna à
sa fille un carrosse doré, tendu de drap d'or, et quatre che-
vaux. Un bucentaure doré et magnifiquement aménagé, qu'ac-
compagnèrent quatre autres bucentaures et cinquante et un
navires, la conduisit dans sa capitale, où l'attendaient de nou-
velles fêtes (1). Parmi les objets qu'elle emportait se trou-
vaient un coffre de mariage qu'avait peint Giovanni Arelusi,
dit Munari, artiste de Modène, un petit office que Galeazzo
Trotti avait fait couvrir d'ornements en argent par maître
Lachi, orfèvre milanais, et un petit tableau en argent, œuvre
dont Fra Rocco de Milan était l'auteur et qui avait coûté six
cents ducats. Isabelle d'Esté avait eu pour précepteur Maria
Equicola d'Alveto, qui écrivit une Histoire de Mantoiie publiée
à Ferrare en 1521 et un traité Délia natura cCamore (1525).
Très distinguée d'esprit, elle s'entoura de lettrés et manifesta
un goût délicat pour les arts. Les artistes ferrarais eurent en
elle une dévouée protectrice (2).
Deux autres mariages, l'année suivante, établirent des rap-
ports intimes entre les cours de Ferrare et de Milan (3), celui
(1) Voyez, dans la Gazette des Beaux-Atls (janvier, mars, mai et août 1895,
mars et avril 1896), les articles de M. Charles Yriarte sur Isabelle d'Esté et les
artistes de son temps.
(2) Nous parlerons spécialement d'elle à propos de Lorenzo Costa (liv. IV,
eh. i).
(3) Les bonnes relations, avec des intermittences, avaient été inaujjurces depuis
lonfjtemps. On se rappelle que Philippe-Marie Visconti contia le youvernenient
de ses Etats au marquis d'Esté Nicolas III, l'année même où mourut ce prince.
Béatrice, fille naturelle de Nicolas III, veuve de Niccolô di Gherardi da Cor-
re{;^;io et mère d'un autre Niccolô da Corrcjjgio dont Pastorino a fait la médaille,
épousa Tristano Sforza en 1454. Quant à Hercule V", il aida Bone de Savoie,
mère et tutrice de Jean Galéas, à recouvrer Gènes qui s'était révoltée (1477), ce
qui ne l'empêcha pas d héberjjer la même année dans le palais de Schifanoia les
trois oncles de Jean Galéas que Bone avait exilés pour avoir fonienté des troubles.
Bone, de son côté, s'efforça de se concilier Hercule en lui donnant à Milan le
I palais de Sanseverino (1478). Plusieurs échanges de portraits cimentèrent les i
rapports entre les deux cours, comme on le verra notamment quand il sera
question de Niccolô Teutonicus, de Cosimo Tura et de Baldassare d'Esté.
SV L'AllT FERRARAIS.
de Beatrix d'Esté avec Ludovic le More, alors duc de Bari, et
celui d'Alphonse avec Anna Sforza, sœur du duc de Milan
Jean Galéas (1).
Beairix, fille d'Hercule I" et d'Éléonore d'Aragon, naquit à
Naples le 29 juin 1475 et y resta jusqu'à l'âge de cinq ans.
C'est à Naples, par l'intervention du Roi dont Ludovic le More,
alors duc de Bari, avait sollicite les bons offices, que fut conclu
le projet d'union entre Beatrix et le futur duc de Milan. En
1489 on jugea que le moment propice pour le réaliser appro-
chait, et le 10 mai Giacomo Trotti signa au nom d'Hercule l"
les conventions matrimoniales. Le mariage devait être con-
sommé à Pavie en 1491. Ludovic le More, le 12 avril 1490,
donna ses instructions à Francesco Casati, chargé de conduire
Beatrix à Milan. Casati devait se concerter avec le duc de Fer-
rare sur le moment du départ, exprimer à Hercule et à Éléo-
nore d'Aragon les sentiments de respect et d'affection de son
maître envers eux, assurer à la jeune princesse combien le duc
de Bari l'aimait et désirait d'être uni à elle. Il avait aussi pour
mission de régler la question de la dot, de spécifier l'entourage
de Beatrix, de s'entendre sur les vêtements et les joyaux
qu'elle emporterait (2). Dès que l'époque du voyage fut
arrêtée, on prit des mesures pour que la duchesse et sa fille,
avec leur suite, trouvassent sur leur passage, entre Ferrare et
Milan, des vivres de toute sorte et des logements dignes
d'elles. Les illustres voyageuses, qu'accompagnaient Isabelle,
marquise de Mantoue, Alphonse d'Esté et Sigismond, frère
d'Hercule I", arrivèrent par eau à Pavie, où le mariage fut
célébré en grande pompe, le 17 janvier 1491 (3). Le 22 jan-
(1) Giulio PORRO, Nozze di Béatrice d'Esté e di Anna Sforza, dans V Archivio
storico lombardo, année IX, fasc. III, 30 septembre 1882.
(2) Au nombre de ces objets fijjiira un coffre de mariajje décoré par le peintre
de Modène Giovanni Aretusi, dit Munari, qui avait peint un coffre analogue,
nous l'avons vu, pour Isabelle d'Esté.
(3) Ce mariage devait avoir pour l'Italie des conséquences fatales. L altière et
jalouse Beatrix entra bientôt en hostilité avec Isabelle d'Aragon, mariée au jeune
duc Jean Galéas en février 1489. Ludovic le More, il est vrai, dirigeait en fait le
gouvernement, et il faisait graver sur les monnaies : « Ludovico patriio guber-
nanie » ;'mais sa femme souffrait de voir la vraie duchesse de Milan occuper en
LIVRE PREMIER. 85
vier, on se transporta à Milan, afin d'assister au mariage
à' Alphonse d'Esté (1) avec Anna Sforza,
La cérémonie eut lieu le :23 janvier, avec une messe solen-
nelle, et se passa en famille, mais elle fut renouvelée le len-
demain en public. Le 26, le 27 et le 28, un grand nombre de
seigneurs et de vaillants cbampions, vêtus de satin, de ve-
lours, de damas, de brocart, mais protégés par des armures
et des casques, prirent part à des tournois demeurés célèbres.
Jean Galéas y avait invité, entre autres personnages, Galeotto
Pic, seigneur de la Mirandole, Niccolo da Correggio, les Gon-
zague, Giberto Borromeo, Renato Trivulzio, Annibale Benti-
voglio, et plusieurs évêques. Lui-même, dans une lettre du
28 janvier 1491, rend compte de ce qui se passa. Jamais on
n'avait rompu tant de lances, ni vu des lances d'une telle gros-
seur. Des prix de brocart d'or étaient réservés aux vainqueurs.
Galéas remporta le premier prix; le second prix fut gagné par
Mariolo Guiscbardo, chambellan et élève de Ludovic le More,
et par Jacomo, élève de Galéas. Annibale Bentivoglio jouta,
non comme un jeune homme, mais comme un vétéran con-
sommé : cependant la fortune ne le favorisa pas; après un
heureux début, il se blessa à la main, ce qui fut pour lui une
cause d'infériorité. II recueillit néanmoins autant de gloire que
s'il avait été victorieux. — A ces tournois s'ajouta un bal dans
une grande salle du Castello, dont le plafond bleu était parsemé
d'étoiles d'or; les murailles étaient couvertes de toiles peintes
pu!>lic le premier rang, et elle encouragea le régent dans les voies do la violence.
Pendant qu'Isabelle invoquait la protection de son frère Alphonse, Ludovic le
More excita le roi de France Charles VIII à descendre en Italie et à chasser du
royaume de Naples les Aragonais. Relégué au château de Pavie dès qu'il eut
vingt et un ans, Jean Galéas y mourut, peut-être empoisonné (1494). Quant à
Beatrix, elle mourut en couches le 2 janvier 1497. (A. Dika, Lodovico Sforza e
Giovan Galeazzo Sforza nel canzoniere di Beriutrdo Bellincione, dans VArcliivio
storico lombardo, 31 déceinljre 1884.)
(1) Alphonse naquit le 21 juillet 1476 dans le palais de Schifanoia. Filleul de
la République de Venise et de la République de Florence, il fut baptisé dans la
cathédrale de Ferrare. Dès le 20 mai 1477, son mariage avec Anna Sforza fut
décidé, et le 14 juillet les ambassadeurs milanais vinrent ratifier les conventions
en présence d'Alphonse, porté sur les bras de Manuele Rellaîa, gentilhomme
attaché à sa personne. Les clauses du contrat furent signées en 1490.
86 L'ART FERRARAIS.
sur lesquelles étaient représentés les actes mémorables et les
victoires de François Sforza; à Tun des bouts delà salle, on
voyait, en outre, l'image de François Sforza sous un arc de
triomphe.
Le 29 janvier, une lettre officielle prévint les religieux de
la Chartreuse de Pavie qu'Éléonore d'Aragon, en regagnant
Ferrare, visiterait leur monastère, ^ une des choses les plus
curieuses du duché de Milan >' . On les avertissait aussi que la
femme d'Hercule V aurait avec elle quatre cents chevaux, et
on engageait les moines à se procurer force lamproies afin de
préparer un repas honorable. Enfin on ajoutait qu'aucune
excuse pour ne pas recevoir cette visite ne serait admise. Le
prieur, cependant, répondit qu'il lui était impossible, sans
l'autorisation du Pape, d'admettre des femmes dans les
cloîtres; mais le duc de Milan fit écrire que, vu les circon-
stances qui ne lui laissaient pas le temps de se procurer une
dispense, il assumait toute la responsabilité, et que si les Char-
treux désiraient lui être agréables, ils devaient montrer leur
couvent à la duchesse Éléonore (1).
Anna Sforza (2), avec son mari, quitta Milan le 1" février
en compagnie d'Éléonore d'Aragon, sa belle-mère, du mar-
quis Ermes Maria Sforza, frère du duc de Milan, de Giovanni
Francesco Sanseverino, comte de Cajazzo, son cousin, et d'en-
viron deux cents gentilshommes et courtisans. Elle passa par
Binasco, Pavie, Plaisance, Crémone, naviguant sur le Pô dans
un riche bucentaure, et arriva le 1 1 au lieu du débarquement,
près de Ferrare (3), où Hercule I" l'attendait avec une suite
imposante. Dans la matinée du 12, elle fit à cheval, sous un
baldaquin, son entrée dans la ville, et traversa quatre arcs de
(1) On lit dans les Memorie inédite sulla Certosa di Pavia [Archivio storico
lombardo de 1879, année VI"! : « Vanno 1490 alli 6 febraro vene al Monasteio
la moglic del Duca di Ferrara, et Marchcsa di Mantoa, et fratello, et sOrella del
diica di Milaiio con 400 cavalli, et altre peisone, al numéro de 800, et si fece
spcsa de L. 400 in tutto, in confetture, pesce et malvasia. »
(2) Aucun portrait ne nous a conservé ses traits.
(3) Le Pô était i>,elc. Les re{;istres de dépenses mentionnent le payement fait
aux ouvriers qui travaillèrent pendant plusieurs jours à rompre la jjlace.
LIVRE PREMIER, 87
triomphe qu'avait disposés Farchitecte Biagio Rossetii. On y
voyait représentés le char du soleil traîné par deux chevaux
fougueux (1), Cupidon monté sur un char (2), deux géants
dorés entre lesquels se tenait un cheval cuirassé (3), Mercure,
Jupiter, Vénus et Mars, avec des inscriptions (4). Outre les
membres de la famille d'Esté et de la famille Sforza, il y avait
là le marquis et la marquise de Mantoue, Giovanni Benti-
voglio et sa femme, Blanche d'Esté, femme de Galeotto Pic de
la Mirandole, le résident milanais Antonio Balbiano, les am-
bassadeurs de Florence, de Lucques, de Venise et de Naples,
venus tout exprès pour féliciter les nouveaux époux, et une
foule de seigneurs et de dames des diverses villes du territoire
ferrarais et du reste de l'Italie (5). Les ambassadeurs vénitiens
Zaccaria Barbaro et Francesco Gapello n'avaient pas amené
moins de cent cinquante chevaux. Anna Sforza fut reçue à la
porte du château par la duchesse et conduite dans son appar-
tement. En écrivant au duc de Milan, leur frère et leur cousin,
Ermes Maria Sforza et Giovanni Francesco Sanseverino ont
retracé l'emploi du jour suivant. Le matin, dans la chapelle
privée, messe dite par l'évèque avec accompagnement d'orgue
et de chant. Dans l'après-midi, bal suivi de la représentation
des Ménechmes de Plante (6). Pour cette représentation, sur
laquelle nous reviendrons, A7co/ef/o del Cogo, ainsi nommé parce
qu'il était fils d'un cuisinier, peignit les décors et un navire
(1) Cet arc de triomphe se trouvait près du palais de Schifanoia.
(2) C'est dans le voisinage de l'é.jjlise de Saint-François (ju'on avait érifjé cet
arc de triomphe.
(3) Cet arc de triomphe avait été construit entre la cathédrale et le palais
ducal.
(4) Francesco Magagnolo, que Cesare Cesariano, dans ^es Commentaires sur
Vitruve, mettait au niveau de Piero délia Francesca et de Melozzo da Forli, prit
part, avec Bartolomeo Gavella et plusieurs autres artistes, à la décoration de ces
arcs et à quelques autres travaux d'ornementation pour la même circonstance.
Romano de' Bonacossi fut chargé de décorer l'arc de triomphe surmonté d'une
Vénus. (G. Campoui, I pittori clec/li Estensi nel secolo XV, p. 55-56. — A. Vex-
TURi, L'arte ferrarese nel periodo d'Ercole I d'Esté, p. 75.^
(5) L'affluencc fut si grande à la cour que l'on consomma ijuarante-cinq mille
cent onze livres de viande.
(6) G..., Noces et comédies à la cour de Ferrare en février 1491, dans V Ar-
chivio storico lombardo , année XI, 1884, p. 749.
88 L'ART FERRARAIS.
Anna Sforza n'arriva pas à Ferrare sans un nombre consi-
dérable d'objets précieux, renfermés soit dans des coffres
décorés de reliefs dorés ou de peintures, soit dans des coffrets
d'ivoire ou de cyprès. Elle apporta, entre autres choses,
de l'arpenterie, un petit tableau en argent, un missel romain
et un petit office ornés de miniatures, une toile sur laquelle
était peinte une Vierge (cette toile était destinée à son ora-
toire), et des tapisseries représentant V Ayinoiiciation et le
Portement de croix, h'mventari'o di giiadaroba Estense, publié
par le marquis Campori, mentionne aussi, à l'année 1493,
un Saùit François placé dans l'oratoire de la princesse Anna.
Au point de vue du commerce et des arts, les mariages
d'Alphonse et de Beatrix d'Esté eurent une heureuse in-
fluence : ils amenèrent de très fréquents rapports entre Fer-
rare et Milan (1). Mais les relations avaient commencé depuis
longtemps. En 1480, Cesare Valentini , ambassadeur d'Her-
cule, pressa l'armurier Francesco da Merate d'achever les tra-
vaux qui lui avaient été commandés et pour lesquels il avait
touché un acompte de cent ducats. Vers la fin de l'année,
Francesco apporta lui-même des armes destinées à fortifier le
Castello. Il fut si bien accueilli, d'après les recommandations
de Valentini, qu'il s'installa à Ferrare. Dans les livres de
dépenses, il est qualifié de -' prestante uomo » , et l'on men-
tionne qu'il fut exempté des taxes habituelles. Peut-être resta-
t-il toute l'année 1482 dans la capitale des Este. Au mois
de juillet, il reçut de Lombardie deux ballots d'armes et du
fer pour confectionner d'autres armes. — Pendant la guerre
avec Venise, le duc, ayant un plus grand besoin d'armes,
s'adressa de nouveau à Milan, afin de pourvoir d'ouvriers sa
propre fabrique, et un armurier milanais nommé Biagio se
chargea d'armer les troupes qui étaient sous les ordres de
Niccolô da Correggio. — Francesco da Merate et Biagio ne
semblent pas avoir fait œuvre d'artistes dans les armes qu'ils
(J) Ad. Ve^ïuri, Relazioni artistiche tra le corli di Milano e Ferrara nel
secolo XV, dans VAichivio storico lombardo, année XII, fasc. II, 30 juin I880.
A ce travail sont empruntés les détails que l'on va lire.
LIVRE PREMIER. 89
fabriquèrent. Il n'en est pas de même de Missaglia. Désirant
donner une armure exceptionnellement belle à son gendre,
venu à Milan en 1497, c'est chez Missaglia que Ludovic le
More la commanda, en présence d'Alphonse d'Esté lui-même
et de l'ambassadeur ferrarais Antonio Gostabili.
Quoique Ferrare possédât des orfèvres et des joailliers fort
habiles, entre autres Amadio et ses fils, dont le duc et la du-
chesse furent les clients assidus, la cour d'Esté s'approvisionna
fréquemment à Milan, et les princesses de la maison régnante
reçurent à tire de cadeaux des objets fort précieux, exécutés
dans cette ville. Ludovic le More, de son côté, se montra dési-
reux de posséder des pièces pareilles à celles qu'Hercule devait
à des ouvriers ferrarais (1).
Sous Nicolas III, Lionel et Borso, l'art de la broderie avait
été en général cultivé à Ferrare par des brodeurs milanais.
Vers la fin du quinzième siècle, il eut pour principal repré-
sentant un Espagnol nommé Jurba ou Jorha. Ludovic le More
et sa femme Beatrix d'Esté l'attirèrent auprès d'eux, et le
14- mai 1493 il revint avec une lettre dans laquelle Beatrix se
déclarait très satisfaite de lui. Il dessina alors les ornements
d'une chambre pour Beatrix. Bientôt Isabelle et Beatrix se
disputèrent la présence de l'habile brodeur, qu'elles voulaient
avoir à leur service. Isabelle lui offrit deux cents ducats par
an. On ne sait pas en faveur de qui Jurba se prononça.
Quoique la confection des jeux de cartes enluminés fût très
florissante dans la capitale de la Lombardie, les jeux de cartes
ferrarais furent très appréciés à Milan. En 1495, Ludovic le
More écrivit à son beau-père le duc de Ferrare pour le prier
de lui faire parvenir par retour du courrier douze paires de
(1) On peut se. faire une idée de la variété des objets qui s'accumulaient dans
le palais des ducs de Ferrare en parcourant les registres de la maison d'Esté,
L'inventaire de 1494 énunière des bijoux, des vases, des candélabres, des cristaux,
des gobelets, des bassins, des verres, des bronzes, des coupes, des croix, des
Agnus Dei, des figures de saints en or et en argent, de petits bas-reliefs, des sa-
lières, des cuillers d'argent, des miroirs, des médailles et des intaillcs, des coffrets
en ivoire, des armoires, des caisses, des échecs, de* targes. Plusieurs médailles
d'argent avaient été offertes au duc par Monseigneur d'Adria et par l'audolfo da
Pesaro.
90 L'ART FERRA HAIS.
jeux de cartes. L'année suivante, il se plaignit au cardinal
Hippolyte qu'Alphonse, son gendre, ne lui eût pas procuré les
cartes que celui-ci lui avait promises, et le cardinal assura que,
à peine revenu à Ferrare, il réparerait les négligences dont se
plaignait le duc de Milan. Dans le même temps, Camillo, frère
de l'ambassadeur Antonio Costabili, promit d'envoyer à Milan
le maître qui faisait ces cartes.
Au milieu des divisions de l'Italie, le duc Hercule, si cruel-
lement éprouvé par la guerre qu'il avait soutenue contre les
Vénitiens et Sixte IV, s'efforça de garder la neutralité entre des
puissances dont la politique variait sans cesse. Il savait que
l'allié de la veille devenait, au moindre souffle des événe-
ments, l'ennemi du lendemain. Ne pas se compromettre, ne
pas se brouiller avec des solliciteurs importuns et dangereux,
telle fut sa ligne de conduite, souvent très difficile à suivre.
Quand Ludovic le More sollicita son appui pour Charles VIII,
appelé par lui dans la Péninsule, il évita de se prononcer, et,
lorsque les ambassadeurs du roi de France, en quête d'alliés,
vinrent le trouver à Ferrare, il les reçut avec froideur. Toute-
fois, après l'arrivée de Charles VIII (1 494), il alla offrir au
monarque un pavillon de soie et d'or. A la nouvelle que l'en-
vahisseur s'était rendu maître du royaume de Naples, il fit
partir pour le féliciter des ambassadeurs, auxquels il donna
ordre de rebrousser chemin dès qu'il eut appris la formation
d'une ligue provoquée parles succès inattendus de Charles VIII
et ayant pour but son expulsion de l'Italie (I). En outre, il
défendit k ses sujets, dont toutes les sympathies étaient acqui-
ses à la France, de se vêtir à la française, ainsi que de se pro-
noncer pour ou contre les Français, « voulant, disait-il, être
bon Italien » . Afin de mieux prouver encore sa ferme résolu-
tion de ne pas favoriser un parti plus que l'autre, il laissa aux
Vénitiens comme aux Français le libre passage dans ses États,
et il permit à son fils Ferrante de combattre avec le roi de
(i) Cette ligue se composait de Ludovic le More, qui avait été l'instigateur de
l'invasion, des Vénitiens et d'Alexandre VI, auxquels l'empereur Maximilien et
le roi d'Espagne promettaient un concours qu'ils ne donnèrent pas.
LIVRE PREMIER. 91
France, tout en autorisant son autre fils Alphonse à servir
dans l'armëe de la ligue. Après que Charles VIII, parti préci-
pitamment de Naples, se fut assuré par la bataille de Fornoue -^ llf^S'
la possibilité de regagner la France, il ménagea un traité entre
Ludovic le More et le Roi, que les troupes italiennes tenaient
l^^o assiégé à Yerceil et qu'il accompagna jusqu'à Lyon.
En nommant Charles VIII, on songe tout naturellement à
Savonarole qui le regarda comme envoyé de Dieu pour châtier
l'Italie et provoquer la rénovation de l'Église, et l'on est
amené à se demander quelle fut la nature des rapports entre
l'illustre Dominicain et le duc de Ferrare. Hercule I" ne pou-
vait oublier que Savonarole était le petit-fils d'un médecin,
d'un lettré, qui avait joui à la cour d'Esté d'une haute et légi-
time faveur. Il était fier de la popularité du moine ferrarais
parmi les Florentins et subissait à distance l'ascendant d'un
grand esprit que recommandait une éminente vertu. Quant à
Savonarole, il gardait pour sa patrie d'origine un souvenir
filial (1), tout en consacrant sa vie à sa patrie d'adoption, et,
tandis que les autres princes de l'Italie étaient l'objet de ses
sévères admonestations, le souverain de Ferrare était traité
par lui avec ménagement, avec déférence. L'ambassadeur
d'Hercule I"àFlorence, ^lanfredo de' Manfredi, était, du reste,
un intermédiaire bienveillant, qui entretenait chez son maître
les bonnes dispositions à l'égard du prieur de Saint-Marc.
« Notre Frère Savonarole, écrivait-il, est révéré comme un
saint, et, en vérité, ce sont ses bonnes œuvres qui lui procu-
rent tant de crédit dans la ville... Il ne tend qu'au bien géné-
ral, ne cherche qu'à établir l'union et la paix. » Un autre
ambassadeur de la maison d'Esté, Pandolfo Collenuccio, ne
rendait pas moins bon témoignage de Savonarole dans une
lettre adressée au duc : « Je me suis réjoui et je me réjouis
(1) Il entretint un commerce épistolairc non seulement avec sa mère, son
frère Albert, médecin à Ferrare, et sa sœur Beatrix; mais on a de lui des lettres
adressées à deux jeunes Fcrraraises qui voulaient se faire rcli{;icuses, à Maria
Angela Sforza d'Esté, à Lodovico Pittorio, secrétaire d'Hercule I", à Lodovico
Carri, médecin de la cour, auquel il offrit un exemplaire du Compciidio délie
rivelazioni, et à messire Bertrand de Ferrare, protonotaire apostolique.
92 L'ART FERRARAIS.
toujours d'avoir vu notre Fra Hieronymo da Ferrara, homme
vraiment divin, qui apparaît plus grand encore quand on se
trouve en sa présence que quand on lit ses écrits. Nous avons
longtemps parlé ensemble. » Par Manfredo, qui avait de longs
et fréquents entretiens avec Savonarole (1), Hercule I" fut
exactement informé de tous les incidents qui marquèrent
l'existence agitée du religieux mêlé aux graves événements
dont Florence fut alors le théâtre. Il était persuadé de la puis-
sance du Frère auprès de Dieu, implorait ses prières, deman-
dait ses avis sur la situation de l'Italie en général et sur celle
de Ferrare en particulier, ainsi que sur la conduite à tenir dans
certaines conjonctures critiques, louait la prudence et la cha-
rité des conseils reçus, et prodiguait au religieux non seule-
ment les assurances d'affection, mais les promesses de bons
offices. Il alla même, se conformant aux recommandations du
moine réformateur, jusqu'à prendre des mesuies pour extirper
les vices à Ferrare et pour inspirer à ses sujets le désir d'une
vie sincèrement chrétienne (2). Savonarole, de son côté, ne •
négligeait aucune occasion d'être agréable au duc. Il fit tirer
sur papier de choix, en l'honneur d'Hercule I", un exemplaire
d'un de ses recueils de sermons. Le :20 août 1495, il remit à
Manfredi, afin que celui-ci l'envoyât au prince, le Compendio
délie rivelaziom, et reçut du destinataire ces lignes flatteuses :
« En lisant le petit livre que vous nous avez envoyé, nous
avons éprouvé une telle satisfaction, un tel plaisir, que rien
n'aurait pu nous en procurer davantage, tant il est composé
avec ordre et avec grâce. Nous vous en remercions vivement
et nous vous en sommes très obligé. Vous n'avez pas besoin de
vous excuser d'avoir tardé à nous le faire parvenir, car il est
si bon, si excellent, qu'il dédommage aisément de tout retard.
Nous vous demandons instamment de vouloir prier Notre Sei-
gneur Dieu pour nous et pour la patrie, afin que, grâce à vos
(1) Antonio Cappelli, Fra Girolamo Savonarola e notizie intorno il suo
tempo. Modène, 1869.
(2) Voyez la belle lettre écrite par Savonarole à Hercule I" le 27 avril 1496,
dans la nouvelle édition du Savonarole de M. Villari (1887}, t. II, p. clix.
LIVRE PREMIER. 93
saintes oraisons, dans lesquelles nous mettons nos meilleures
espérances, et grâce aux efforts que nous avons faits et que
nous ferons en vue d'honorer Dieu, nos intérêts et ceux de la
patrie soient sauvegardés et demeurent sous la protection de
la majesté divine. " Deux mois plus tard, Hercule reçut le
même opuscule en latin et ne témoigna pas un moindre con-
tentement. « Nous le lirons, écrivit-il, avec autant d'attention
que dans l'édition italienne, car toutes vos œuvres nous sont
agréables. Nous vous remercions donc sincèrement de ce petit
livre et de l'affection que vous avez pour nous. Nous nous
offrons à faire tout ce qu'il vous plaira. " Le 10 janvier 1 496,
Savonarole adressa au duc un nouvel ouvrage, en l'accompa-
gnant d'une lettre qui témoigne à la fois de la confiance que
lui inspirait Hercule 1" et du désir de lui être utile au point de
vue spirituel : * J'envoie à Votre Excellence le présent livre
sur la Simplicité de la vie chrétienne, quoiqu'il ne soit pas entiè-
rement achevé. Je souhaite si ardemment de vous voir vivre
en parfait chrétien, que je ne m'inquiète pas de rechercher les
éloges... Vous m'obligerez beaucoup en chargeant maître
Lodovico Carri de me communiquer les critiques dont mon
ouvrage aura été l'objet, afin que je puisse y faire droit. Nous
touchons maintenant aux tribulations qui doivent s'appesantir
sur l'Italie... J'exhorte donc Votre Excellence à s'appliquer
aux choses divines, parce que Dieu est notre unique refuge,
et principalement à bannir les méchants de votre ville, à con-
fier les charges et le pouvoir aux gens de bien, et à les enlever
aux pervers et aux infâmes qui provoquent hautement la
colère du Ciel (1). "
Le traité sur la Simplicité de la vie chrétienne ne fut pas le
dernier hommage de Savonarole à Hercule P". Le fameux
Carême de 1495, imprimé à Florence, parut le 8 février 1-496
avec une dédicace au duc de Ferrare, et, le 20 mai 1497,
le prieur de Saint-Marc fit remettre à celui-ci VEpistola conso-
latoria a tutti gli eletti di Dio e fedeli cristiani, écrite quand
(1) Voyez la lettre entière dans les OEuvres spirituelles e/ioisies de Savona-
role, traduites par le P. Geslas Uayonne, t. III, p. 225.
94 L'ART FERUARAIS.
Finterdiction de prêcher eut été imposée au Frère par Alexan-
dre YI.
De temps à autre aussi, Savonarole écrivait au souverain
de sa ville natale, soit pour mettre devant ses yeux les obliga-
tions morales des princes chrétiens, soit pour lui recomman-
der la prudence politique et la nécessité de se concilier la
bienveillance de ses voisins et même celle des Français. Le
duc se montrait reconnaissant et écrivait à son tour au pieux
Dominicain sur le ton du respect et de l'affection : a Nous
vous exprimons, lui disait-il le 8 août 1 497, nos plus chaleu-
reux remerciements pour les bons conseils que vous nous don-
nez avec tant de charité ; ils sont dignes de votre bonté et
répondent à l'amour que vous nous portez. Nous ne vous en
avons pas peu d'obligation. Nous vous attestons que nous
n'avons jamais douté de la réalisation des événement prédits
par vous, et nous en sommes toujours profondément con-
vaincu. "
Quand Hercule écrivit ces lignes, le temps n'était pas loin
où les persécutions commencées contre Savonarole (1) par
Alexandre YI allaient aboutir à une condamnation inique, et
où le Frère allait payer de sa vie son dévouement à la rénova-
tion d'un clergé corrompu, à la liberté et au relèvement spiri-
tuel des Florentins. Hercule s'interposa-t-il auprès de ceux-ci
ou auprès du Souverain Pontife pour sauver un homme auquel
il avait maintes fois offert ses services et dont il reconnaissait
l'innocence et la sainteté? Rien ne le prouve, et son abstention
est fort probable. A la vérité, sa situation vis-à-vis des princes
italiens et sa qualité de vassal du Saint-Siège devaient le mettre
dans un grand embarras. Ce qui est certain, c'est que, avant
la mort de Savonarole (23 mai 14.98), il écrivit le 26 mars à
Alexandre YI, afin de reconnaître son autorité et de protester
contre une apologie de Savonarole que Jean-François Pic de
(1) Le duc de Ferrare chargea son ambassadeur à Florence d'attirer l'attention
de Savonarole sur les embûches qu'on lui tendait " perche dalla longa se mettono
le retc per condurre il pesce alla ripa » . (Villari, La storia di Girolamo Savo-
narola e de' suoi teinpi, 1887, p. 490.)
LIVRE PREMIER. 95
la Mirandole avait imprimée et dans laquelle ce zélé partisan
du prieur de Saint-Marc prétendait répondre à une consulta-
tion du duc de Ferrare.
La gravité des événements qui ne tardèrent pas à s'accom-
plir dans la Péninsule effaça probablement bientôt de la
mémoire d'Hercule I" le souvenir importun de Savonarole. A
Charles VIII avait succédé Louis XII (7 avril 1 498). Dès que
ce prince, dont l'Italie excita aussi les convoitises, eut rem-
porté dans le Milanais des succès décisifs (1499), le duc de
Ferrare envoya au-devant de lui, en compagnie d'un ambassa-
deur, ses deux fils Alphonse et Ferrante, qu'il rejoignit avec
cinq cents chevaux, et Louis XII l'eut à ses côtés en faisant
son entrée triomphale à Milan. Pour être agréable au Roi, il
fit venir de Ferrare ses propres léopards, ses propres fauôons,
et prit part à plusieurs chasses. Quand il regagna sa capitale
avec Alphonse, il laissa Ferrante au service du monarque.
Nouvelles démonstrations de dévouement lors d'une seconde
expédition de Louis XII en Italie (1502). Enfin, il ne crut pas
pouvoir se dispenser de fournir au Roi quelques renforts pour
l'armée qui fut défaite à la bataille du Garigliano (1503). Il
n'en demeura pas moins en paix avec les voisins dont il aurait
eu lieu de redouter le mécontentement.
Parmi les événements qui le jetèrent dans une grande
perplexité, il faut compter les instances d'Alexandre VI (1)
pour marier Lucrèce Rorgla à Alphonse d'Esté (2), devenu
veuf (3). Le Pape souhaitait vivement cette union, qui, en
rattachant à ses intérêts les souverains de Mantoue et d'Ur-
(1) Une autre question avait failli brouiller irrévocablement le duc et le Pape.
Alexandre VI avait prétendu nommer son neveu Jean Borjjia à l'évêché de Fer-
rare malgré Hercule P'', (jui en retint les revenus. Il mit Ferrare en interdit le
li novemijre 14-96, mais le duc crut prudent de céder, et l'interdit fut levé le
12 juin 1497.
(2) Fnizzi, Memorie per la storia cli Feirara, t. IV, p. 202-208. — Gkkgoro-
vius, Lucrèce Borqia, trad. française par Paul llcgnaud. Paris, Sandoz et Fisch-
baclier, 2 vol. in-8". |/, ,v
(3) Anna Sforza mourut à la suite de couches le 2 décendtro.lTW. Le 2 janvier
de la même année, Bcatrix d'Esté, femme de Ludovic le More, était morte dans
les mêmes circonstances. Anna Sfor/.a ne laissa pas d'enfants.
96 L'ART FEURAllAIS.
bin (1), eut mis le Saint-Siège et César Borgia, soutenus en
outre par la France, à l'abri de tous leurs ennemis. Aux
premières ouvertures, Hercule répondit par un refus. Il lui
répugnait de voir son fds, auquel Louis XII avait promis
la main de Louise, duchesse d'Angouléme, épouser une
femme si décriée, qui était la fille d'un prêtre, et Alphonse
ne se montra pas moins récalcitrant, car ^ il n'envisageait
pas sans quelque trouble la façon dont les Borgia avaient
coutume de rompre les chaînes conjugales de Lucrèce (2) » .
Mais Louis XII, d'abord hostile au projet d'Alexandre YI,
finit par l'appuyer, ne voulant pas blesser le Pape dont le
bon vouloir lui était nécessaire pour l'expédition qu'il était
sur le point d'entreprendre contre Naples. Perdre la faveur
du roi de France, être attaqué et dépossédé par le Souve-
rain Pontife et César Borgia, voilà ce qu'avait à redouter le
duc de Ferrare s'il persistait dans sa résolution. Les calculs de
la politique l'emportèrent chez lui sur les autres considéra-
tions, et il obtint, non sans peine, le consentement de son fils.
Il résolut toutefois de ne vendre qu'au plus haut prix possible
l'honneur de sa maison. Après de longues négociations et de
véritables marchandages (3), Alexandre VI, vivement pressé
par Lucrèce, adhéra à toutes les exigences du duc ; le contrat
de mariage fut dressé au Vatican le 26 août 1501 et envoyé à
Ferrare. Lucrèce devait recevoir de son père cent mille ducats
comptant, trois mille ducats au moins en argenterie, des joyaux,
du linge fin, des ornements précieux pour les mulets et les
chevaux formant ensemble la valeur de cent autres mille
ducats. La réduction à cent florins du cens de quatre mille
ducats payé chaque année au Saint-Siège, la remise de Cento
et de Pieve, villes qui dépendaient de l'archevêché de Bologne,
(1) Isabelle d'Esté, fille d'Hercule l", avait, nous l'avons vu, épousé le marquis
de Mantoue; et Elisabeth Gonzayue, sœur du marquis de Mantoue, était la femme
du duc d'Urbin Guidobaldo, fils de Frédéric.
(2) Gebhart, Les Borgia, dans la Revue des Deux Mondes du l'"' mars 1888,
p. 158. — Lucrèce avait eu déjà deux maris.
(3) « Les deux pères discutèrent plusieurs mois sur le chiffre de la dot avec
une àpretc d'usuriers. » GEBtiAnT, p. 158.
LIVRE PREMIER. 07
et la concession d'une foule de bénéfices à la famille d'Esté,
figuraient aussi parmi les stipulations. Le mariage ad verha
fut conclu au château de Belfiore le 1" septembre 1501 (1) et
publié le lendemain dans la ville au son des trompettes et des
cloches.
Le duc de Ferrare envoya chercher sa belle-fille par une
cavalcade composée d'environ cinq cent soixante-dix per-
sonnes. Dans cette cavalcade se trouvaient trois fils d'Hercule \"
(le cardinal Hippolyte, Ferrante et Sigismond), son neveu
Ercole (fils de Sigismond), Niccolô Maria d'Esté, évéque
d'Adria, Méliaduse d'Esté, évéque de Comacchio, les seigneurs
de Carpi, de la Mirandole et de Correggio, Annibale Bentivo-
glio, les Rangoni de Modène, un des Pio de Carpi, quelques
membres des familles Bevilacqua , Roverella , Sacrato et
Strozzi de Ferrare. Tous ces personnages étaient magnifique-
ment vêtus et portaient au cou des chaînes d'or. On se mit en
marche le 9 décembre. Treize trompettes et huit hautbois pré-
cédaient le cortège, qui entra à Rome le 23 par la porte du
Peuple. Sept jours après, la cérémonie du mariage par procu-
ration eut lieu en présence du Pape, assis sur son trône, et
d'un certain nombre de cardinaux. Ferrante passa l'anneau au
doigt de Lucrèce en lui disant : « Illustre dame, l'illustre
don Alphonse vous envoie de son plein gré cet anneau de
mariage, et je vous l'offre en son nom. » Elle répondit : « Je
l'accepte aussi de mon plein gré. '^ Hippolyte donna ensuite à
la fille d'Alexandre VI, de la part d'Hercule P', des joyaux
évalués à soixante-dix mille ducats, et, pour son propre
compte, quatre croix d un très beau travail. Le présent du duc
de Ferrare se composait de chaînes, d'anneaux, de pendants
d'oreilles, de pierres précieuses merveilleusement naontées, et
d'un superbe collier de perles. Pendant plusieurs jours, les
fêtes les plus ingénieuses et les représentations théâtrales,
dont on peut lire le détail dans le livre de M. Gregorovius sur
Lucrèce Borgia, se succédèrent sans interruption. Alexandre VI
(1) Lucrèce avait vin^jt-dcux ans, et Alphonse en avait vinjjl-six.
I. 7
98 L'ART FERRARAIS.
ayant remis à qui de droit le montant de la dot promise et
ayant expédié les bulles ardemment attendues par le duc de
Ferrare, Lucrèce quitta Rome le G janvier 1502. Au cortège
ferrarais se joignit un nouveau cortège comprenant jusqu'à
six cents personnes. Plusieurs chariots et cent cinquante
mulets avaient pris les devants pour transporter le trousseau.
Une robe de soie rouge garnie d'hermine et un chapeau sur-
monté d'une plume constituaient le costume de voyage de
Lucrèce. La cavalcade passa par Civita-Castellana, Narni,
Terni, Spolète, Foligno, Nocera, Gualdo, Gubbio, Cagli, Urbin,
Pesaro, Rimini, Cesena, Forli, Faënza, Imola, Castel-Rolo-
gnese et Bologne. En sortant de Bologne, Lucrèce gagna par
un canal Gastel-Bentivoglio, où eut lieu sa première entrevue
avec Alphonse, entrevue qui la satisfit pleinement, et Torre
délia Fossa, où le canal débouchait dans un bras du Pô. Là, elle
trouva le duc Hercule et Alphonse qui la firent monter sur un
bucentaure pompeusement orné. On débarqua au borgo dit
San Luca et l'on passa la nuit dans un palais qu'y possédait
Albert d'Esté, frère naturel d'Hercule. L'entrée solennelle à
Ferrare, le 2 février, v^ lut un des plus brillants spectacles de
l'époque... A deux heures de l'après-midi, le duc, suivi de
tous les ambassadeurs et de sa cour, se rendit à la maison de
campagne d'Albert afin de venir prendre sa belle-fille. La
cavalcade se mit en ordre pour traverser le pont du bras du
Pô et entrer par la porte de Castel-Tedaldo... La marche était
ouverte par soixante-quinze archers à cheval portant les cou-
leurs de la maison d'Esté, le blanc et le rouge; ces archers
étaient suivis de quatre-vingts trompettes et d'un grand nom-
bre de hautbois. Puis, venaient la noblesse de Ferrare sans
distinction de rang, la maison de la marquise de Mantoue
et celle de la duchesse d'Urbin. On voyait ensuite, à côté de
son beau-frère Annibal Bentivoglio, don Alphonse à cheval,
escorté de huit pages. Il était vêtu de velours rouge à la mode
française et avait la tète couverte d'une toque de velours noir,
à laquelle était adapté un ornement en or repoussé. Il portait
des guêtres françaises de velours noir, appelées gamaches, et
LIVRE PREMIER. 99
des bottines de couleur incarnat. Son cheval brun était cou-
vert de caparaçons en velours cramoisi et or... Derrière
Alphonse venaient sa cavalcade, composée de pages et d'offi-
ciers de cour,... et les ambassadeurs rangés dans l'ordre de
leur importance. Les quatre députés de Rome, montés sur de
beaux chevaux et revêtus de longs manteaux de brocart, avec
une toque de velours noir sur la tête, venaient les derniers.
Après eux suivaient six tambours et les deux bouffons favoris
de Lucrèce. Ensuite s'avançait, montée sur un coursier blanc
en caparaçon écarlate et suivie d écuyers, la mariée rayon-
nante de beauté et de joie. Lucrèce portait une camorra de
velours noir aux manches larges, avec de délicates franges
d'or et une sbernia de brocart d'or, garnie d'hermine. Sa tête
était couverte d'un réseau en forme de voile, étincelant d'or
et de diamants, que lui avait donné son beau-père ; autour de
son cou était une chaîne de grosses perles et de rubis qui avait
appartenu jadis à la duchesse de Ferrare, comme Isabelle Gon-
zague en fit la remarque en soupirant. Ses beaux cheveux se
déroulaient librement sur ses épaules. Elle chevauchait sous
un baldaquin de pourpre que les docteurs de Ferrare... por-
taient à tour de rôle. Pour faire honneur au roi de France,
protecteur de Ferrare et des Borgia, Lucrèce avait placé à sa
gauche l'ambassadeur de Louis XII, Philippe délia Rocca
Berti, qui chevaucha à côté d'elle en dehors du baldaquin (1) . ■
Derrière Lucrèce venait le duc, . . . ayant à sa droite la duchesse
d'Urbin. 11 était suivi des nobles, des pages et des autres
princes de la maison d'Esté. Quatorze voitures de gala, deux
mules blanches, deux chevaux blancs couverts de velours et
de soie et de précieux ornements d'or, et quatre-vingt-six
mulets portant la garde-robe de la mariée, complétaient le
cortège. . . u A la porte du Castel-Tedaldo, le cheval de Lucrèce,
effrayé par une salve d'artillerie, jeta à terre l'héroine de la
solennité ! La nouvelle mariée se releva, le duc la fit monter
sur un autre cheval, et le cortège se remit en marche (2). "
(1) Gregorovius, t. II, p. 24-27.
(2) Ibid., p. 29.
100 L'ART FERllARAIS.
Il rencontra sur son passage plusieurs arcs de triomphe (1),
des statues, des symboles, des orchestres, des scènes mytho-
logiques : « La plus remarquable était figurée par une troupe
de nymphes qui entouraient leur reine montée sur un taureau
roux, tandis que des satyres gambadaient à côté d'elles...
Quand on arriva sur la place de la cathédrale, deux dan-
seurs de corde descendirent de deux tours et vinrent com-
plimenter l'épousée. A cette époque, le facétieux se mêlait
toujours ainsi au solennel. Le soir tombait lorsque la caval-
cade atteignit la résidence du duc, ou Lucrèce fut reçue par
la marquise de Mantoue accompagnée de plusieurs dames.
En ce moment tous les prisonniers furent mis en liberté,
et les trompettes et les hautbois se mirent à jouer de leurs
instruments (2) . ^ Conduits h la salle de réception , les deux
jeunes époux prirent place sur un trône (3), et les présentations
officielles commencèrent. Enfin, plusieurs poètes célébrèrent
le mariage d'Alphonse d'Esté avec Lucrèce Borgia, notam-
ment Celio Calcagnini et l'Arioste , alors âgé de vingt-deux
ans.
Les fêtes données à l'occasion de la noce furent rehaussées
par la beauté de Lucrèce Borgia, d'Isabelle d'Esté et d Elisa-
beth Gonzague. Elles durèrent six jours, du 3 au 8 février.
Cinq pièces de Plante, représentées dans le palais délia Ra-
gione, alternèrent avec les festins (4) et les bals. Le vendredi 4,
(1) Corradino et les frères Giorcjio et Maurelio de Sudochis^ tous trois de
Modène, employèrent leurs pinceaux à la décoration de ces arcs. Le peintre Gio-
vanni d'Iinola travailla avec eux.
(2) Gregorovius, t. II, p. 30.
(3) La salle était ornée de cinq grandes tapisseries, tissées d'or, d'aryent et de
soie, et représentant divers sujets. Quelques autres tapisseries très précieuses
étaient disposées sous le baldaquin qui surmontait le trône. (Chronique de Zam-
botti, citée par L.-N. Cittadella dans ses Notizie relative a Ferrara, t. I,
p. 649.)
(4) Il y en eut un qui fut donné par la marquise de Mantoue. Elle plaça le
représentant de la France, que l'on flattait de toutes les façons, entre elle et la
duchesse d'Urbin. « On s'amusa à des conversations galantes soumises aux formes
les plus délicates. Après le repas, la dame marquise chanta en s'accompagnant
sur le luth de très belles chansons pour être agréable au seigneur aadjassadeur.
Elle le conduisit ensuite dans sa chambre, et s'entretint intimeuient avec lui
LIVRE PREMIER. 101
le duc conduisit ses hôtes dans le couvent habité par Sœur
Lucie de Narni pour leur montrer les stigmates de cette sainte
religieuse (1), et il leur fit visiter en détail le Castello, pourvu
d'une imposante artillerie. Dans la journée du 5, on parcourut
Ferrare, puis l'ambassadeur de France, au nom de Louis XII,
donna au duc un bouclier d'or avec le portrait de saint Fran-
çois en émail, à don Alphonse un bouclier semblable avec le
portrait de Marie-Madeleine et une instruction écrite sur la
fonte des canons, à don Ferrante un bouclier également en or,
et à Lucrèce un chapelet d'or avec des grains remplis de musc.
Le dimanche 6, une messe solennelle fut dite dans la cathé-
drale ; un camérier papal remit à don Alphonse un chapeau
et un glaive bénits qu'Alexandre VI avait envoyés pour lui.
Le 7, un tournoi eut lieu sur la place du Dôme entre un
tenant de Bologne et un tenant d'Imola. Le 8, les ambas-
sadeurs firent cadeau à Lucrèce de belles étoffes et d'objets
en argent travaillé. Le présent le plus singulier fut celui de
Niccolô Dolfini et d'Andréa Foscolo, représentants de Venise,
présent qu'accompagnèrent une harangue en latin et une en
italien : il consistait en manteaux de velours cramoisi garnis
de fourrures et de capuchons pareils. Ces manteaux avaient
été confectionnés aux frais de l'État pour Dolfini et Foscolo,
et avaient excité la plus vive admiration dans la salle du grand
conseil et sur la place de Saint-Marc. L'un comprenait trente-
deux aunes de velours et l'autre vingt-huit. On attachait alors
une grande importance à la beauté des vêtements ; < les pein-
tres indiquaient la disposition des couleurs, le jet des drape-
ries et la forme de la coupe (2) '' , et les tailleurs opéraient sur
de magnifiques étoffes de velours et de soie, agrémentées de
pendant près d'une heure en présence de deux dames d'honneur, l'uis elle ôta ses
gants et lui en fit honimaye, en accompagnant ce cadeau de gracieuses paroles, et
le seigneur ambassadeur accepta d'une manière aimable et respectueuse un pré-
sent dont l'origine était si charmante. » (Gregorovius, Lucrèce Borqia, t. II.
p. 54.)
(1) Il sera question de Sœur Lucie et de cette visite \ propos de la cathédrale
(liv. II, ch. II).
(2) GREGORovirs, t. II, p. 57.
102 L'ART FERRARAIS.
broderies. » L'habillement était la condition essentielle d une
belle prestance individuelle (1). '^ Enfin, le 9 février, les am-
bassadeurs vénitiens vinrent prendre congé de Lucrèce dans
la chambre de celle-ci, où se trouvaient Elisabeth Gonzague
et Isabelle d'Esté. Ils s'entretinrent avec la marquise de
Mantoue, qui ne les charma pas moins par l'élégante facilité
de son élocution et la prudence de ses paroles que par sa
grâce et sa beauté, comme l'écrivit le soir même à son mari
son secrétaire Capilupo (2).
Lorsque Lucrèce Borgia entra dans la famille d'Esté, Ferrare
avait déjà les développements que nous lui voyons aujourd'hui
et qui étaient dus à Hercule I". Trouvant que l'étendue de sa
capitale n'était pas en rapport avec le chiffre d'une population
devenue beaucoup plus nombreuse, ce prince, en 1492, crut
nécessaire de l'agrandir au moins de moitié du côté du nord et
du midi (3). D'après les plans et sous la direction de l'archi-
tecte Biagio Rosselti, se forma un nouveau quartier {ï Addiziotie
Erculea ou Terra Niiova) , qui engloba le parc de Belfiore,
Sainte-Marie des Anges, le petit Barco, la Chartreuse, Saint-
Léonard et trois des faubourgs. Tous les propriétaires du
duché durent fournir à leurs frais un certain nombre de
paysans pour les travaux ; des contributions en argent furent
imposées à tout le territoire ferrarais ; les artisans eux-mêmes
eurent à payer un impôt particulier, et une retenue fut faite
sur le traitement des employés de la cour et sur celui des pro-
fesseurs de l'Université. Autour du quartier improvisé par
ordre du duc, on construisit des murs avec seize tours et trois
portes munies de ravelins (4), tandis qu'à l'intérieur on per-
(1) Grecohovius.
(2) Voyez cette lettre dans l'intéressant travail de M. Alessandro Luzio,
intitulé : I precettori d'Isabella d'Esté. Ancona, Morclli, 1887, p. 36.
(3) De ce dernier coté, la cathédrale, la {grande place et le palais ducal se
trouvaient près des murs et des fossés de la cité.
(4) Biagio Rossetti fit exécuter ces travaux par Alessandro Biondo. Les tours et
les portes furent achevées dès 1497; mais les murs, commencés en 1493, ne
furent terminés qu'en 1510. (G. Campobi, GU architetti e gV ingegneri civili e
militari degli Eatensi, p. 47, — L.-]N'. Cittadella, Notizie relative a Ferrara,
t. I, p. 237.)
LIVRE PREMIER. 103
çait des rues spacieuses et droites (1), aujourd'hui désertes, le
long desquelles plusieurs grands personnages, pour complaire
au souverain, s'empressèrent de construire des palais, qui
n'ont pas tous disparu.
Quelque attaché qu'il fût à sa capitale, Hercule s'en absen-
tait volontiers, tantôt pour réaliser un voyage d'agrément,
tantôt pour s acquitter d'un vœu. En 1476, il se rendit à
Modène et à Reggio, comptant y trouver des distractions inu-
sitées. Venise surtout, Venise, où il possédait un superbe palais,
l'attira souvent par la magnificence des fêtes auxquelles la
République le convia (2). Après la paix de Bagnolo (148 4), en
exécution d'un vœu qu'il avait fait pendant la maladie dont il
avait failli mourir, il partit de Comacchio avec quatre gros
navires et une fuste, et visita Sainte-Marie de Lorette, Saint-
Nicolas de Bari et l'île de Tremiti. C'est aussi à l'occasion d'un
vœu qu'il entreprit, en 1487, un pèlerinage à Saint-Jacques
de Gompostelle. Ayant annoncé ses intentions à la France, à
l'Espagne , à la République de Venise , il quitta Ferrare à
cheval le 29 janvier, accompagné de cent cinquante personnes.
Mais il n'avait pas dépassé Milan lorsque, à l'instigation de
Ludovic le More qui redoutait une entente avec le duc d'Or-
léans dont il n'ignorait pas les convoitises sur le Milanais, du
roi de Naples qui ne croyait pas impossibles des intrigues
avec le roi d'Aragon regardé par lui comme un rival redou-
table, et des Vénitiens qui craignaient quelques manœuvres
ayant pour objet de leur ravir la Polésine de Rovigo récem-
ment conquise. Innocent VIII (3) lui ordonna, sous peine d'ex-
communication, de ne pas sortir de l'Italie, et changea le
(1) Entre autres la Via délia Giovecca, qui prit la place des fossés de la ville,
et la Via degli Aurjeli, que bordent encore plusieurs palais remarquables. h'Ad-
dizioiie Erculea est traversée par deux rues lonj^ues et larjjes, le Corso di Porta
Pô avec son prolongement, le Corso di Porta Mare et la Strada dei Piopponi.
(2) Voyez les payes consacrées au palais des princes d'Esté à Venise (iiv. II,
ch. m).
(3) Innocent VIII avait succédé en 1484 à Sixte IV. Pour le féliciter do son
avènement, Hercule envoya vers lui Gristoforo Ranjjone, un de ses conseillers,
Francesco Ariosti et le poète Tito Strozzi. Celui-ci prononça un discours qui a
été imprimé deux fuis.
lOV L'ART FRriUARAlS.
pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle en un pèlerinage
à Rome. Le duc de Ferrare se résigna et partit pour Rome, où,
défrayé de tout par le Souverain Pontife, il passa treize jours.
Il n'y perdit pas son temps, car il parvint à opérer une récon-
ciliation entre le roi de Naples, son beau-père, et Innocent VIII,
entre ceux-ci et le duc de Milan, son futur gendre, service
que le Pape récompensa en ratifiant la nomination d'Hippo-
lyte d'Esté à Farchevêché de Strigonio. En 1493, Hercule
retourna à Milan, afin de rendre à Ludovic le More la visite
qu'il en avait reçue, et l'année suivante il y séjourna un mois ik ?h
environ comme lieutenant de Ludovic le More, qui avait cru
devoir rejoindre Charles VIII et le suivre dans sa marche à iM'^^
travers l'Italie. Le 15 février 1504, il assista dans la ville de
Mantoue à la représentation de plusieurs comédies. Au mois
de juillet, il se jfit transporter en litière à Florence, dans l'in-
tention de s'acquitter d'un vœu à l'Annunziata, et, après avoir
inspiré de graves inquiétudes à son entourage, il revint fort
malade à Ferrare.
Ces absences réitérées ne restèrent pas sans inconvénient
pour l'administration du duché. La sécurité des routes laissa
souvent à désirer. A Ferrare même, il arriva que des boutiques
furent saccagées en plein midi (1).
Ce que l'on peut reprocher surtout à Hercule P"", c'est la
vente à outrance des offices publics, expédient qui comblait
le vide fait dans le trésor ducal par des dépenses excessives,
mais qui amenait d'insupportables extorsions, les possesseurs
des charges pressurant le peuple à l'envi pour recouvrer les
sommes exigées d'eux, ou se permettant les plus étranges abus
de pouvoir (2). Ces extorsions provoquèrent plus d'une fois
(1) Frizzi, Memorie per la stoi-ia di Ferrara, t. IV, p. 160.
(2) Le peintre Baldassare d'Esté se plaijjnit d'avoir été payé par les trésoriers
du duc en monnaie qui n'avait pas cours. — Voyez tous les abus de fiscalité que
M. Venturi a sijjnalés dans son curieux travail sur Hercule I". Le duc n'encou-
rageait-il pas lui-ruènie les méfaits de ses agents quand il réclamait des somuies
exorbitantes? Après la guerre contre les Vénitiens, il les poussa à imposer des
amendes, s'étonnant que le produit des contraventions eût diminué. « On n'est
pourtant pas plus saint qu'autrefois » , s'érriait-il. [Atti e memorie dclle deputazioni
di storia patria per le provincie di liomagiia, janvier-juin 1888, p. 93-96.)
LIVRE PREMIER. 105
d'atroces vengeances : elles coûtèrent la vie au podestat de
Massafiscaglia(1488) et à celui d'Argenta (1489), que le peuple
massacra. Un capitaine de justice ou directeur de la police,
Gregorio Zampante, fut aussi la victime de ressentiments trop
justifiés (1496) (1). Tout le monde, y compris les fils et les
frères du duc, tremblait devant lui. Grâce aux amendes
énormes qu'il infligeait, cet u ennemi de Dieu et des hommes "
ne mettait pas de côté moins de deux mille ducats par an. S'il
était redouté des honnêtes gens, il avait pour lui certains mal-
faiteurs qui satisfaisaient sa cupidité et auxquels il procurait
non seulement l'impunité, mais la faveur du souverain. Jamais
il ne sortait sans être escorté d'archers et de sbires. Quoiqu'il
fût toujours sur ses gardes, il fut étranglé pendant qu'il faisait
sa sieste par deux étudiants et un Juif baptisé, qui parvinrent
à s'introduire chez lui, et qui, après ce meurtre, réussirent à
quitter le territoire avant que les troupes lancées à leur pour-
suite eussent pu les atteindre.
Une des principales passions d'Hercule P' fut celle de bâtir
et de rehausser, par des constructions nouvelles, l'éclat de sa
capitale (2). Il agrandit la partie supérieure du Castello, mit
cet édifice en communication avec l'ancienne résidence de sa
famille au moyen de cinq arcades (1472), fit disposer au nord
du château ducal, près de la porte des Lions, un jardin avec
une fontaine ornée de marbres et de sculptures (3), et con-
(1) BuRCKHARDT, Die Cultur (1er Renaissance, p. 40-41.
(2) Lui-même s'entendait en .trchitecture et avait des connaissances pratiques.
C'est ce que Matteo Bossi reconnaissait lorsque, écrivant de Venise à un certain
Desiderio occupé à surveiller la construction d'un monastère à Ferrare, il lui
conseillait de s'en tenir aux idées du duc : « Sil ille nuigister, sit ille auclor et
architectus rerum islavuin : qui ut in ceteris prœclarixsimis mullis, sic plane in
iircltitectura et fahref activa prœcedit onmes. « '^Campoiu, Gli aicltitctti e gl' in'/c-
gneri detjli Estensi, p. 8-9.)
(3) Cette fontaine eut, dit-on, pour auteur Scaco de Porno da Nizza, ingénieur
au service du duc avec un traitement de seize lire par mois. La Commune, de
son côté, fit établir sur la place du Marché, près do la Loggia dei cordonnicri,
une fontaine qui a été détruite en 1548. — Un autre injjcnieur qui excellait à
tailler le porphyre et à faire des fontaines fut maitre Donienico da Verona, que
Peilejirino Prisciano recommanda instaninient au du(; dans une lettre écrite de
Venise le 3 décendjre 1491. — Un Juif milanais offrit à Hercule I" en 1480 un
106 T/ART FERRARAIS.
struirc la chapelle de la cour (1), ainsi que l'escalier par lequel
on monte à présent au palais municipal. Un petit parc et un
grand augmentèrent les agréments du séjour de Belfiore.
Simone Bettini édifia un palais à Montecchio en 1498, proba-
blement d'après le dessin de Biagio Rossetti (2). Le duc tint
à honneur de renouveler les églises de Saint-François et de
Sainte-Marie des Anges (3), et d'élever celles de Santa Maria
in A'ado, de Saint-Benoît et de Sainte-Marie de la Consolation,
sans compter l'église actuelle des Chartreux (i). La cathédrale
lui dut le chœur qu'on admire aujourd'hui. Pour les religieuses
de Mortara, il prépara un monastère et une église. Enfin, le
2 juin 1499, il fonda pour la B. Lucia Broccadelli de Narni
et pour quelques religieuses dirigées par les Dominicains de
Sainte-INIarie des Anges le monastère de Sainte-Catherine de
Sienne, qui fut en état d'être habité le 5 août 1501 (5). Her-
cule I" employa surtout comme architectes Piero di Benve-
nuto, qui mourut vers la fin de 1483, Biagio Rossetti, qui cessa
de vivre en 1516, et Bartolomeo Tiistano (6).
dessin de fontaine pour lequel il reçut trois brasses et demie de satin noir. —
Enfin le duc fit faire aussi à Reggio des fontaines si bien aménagées que le duc de
Mantoue envoya son premier ingénieur Luca Fancelli pour les examiner et lui
en rendre compte (1479). (Campori, Gli architetti e rjl' inijequeri degli Estcnsi,
p. 42-43.)
(1) Francesco Ariosto a décrit cette chapelle en 1476. Sa description, con
servée en manuscrit dans la Bibliothèque d'Esté à Modcne, a pour titre :
» Origine c silo del iiovo sacello dedicado... intro el magiio e mitgnijtco ptdltizo
ducale de Ferrara. »
(2) Le 20 juin 1493, Hercule avait accordé à Bettini l'usufruit de l'auberge
del Baccanello et l'avait exempté de certaines taxes à condition que Bettini prit
à sa charge l'entretien des ouvra{;es en bois dans la forteresse de Brescello et
qu'il assumât la surveillance des édifices à Brescello, à Castelnovo, à Scurano et
à Bazzano. (Campori, Gli architelti, etc., p. 44.)
(3) C'est à Sainte-Marie des Anges qu'il fut enseveli.
(4) A la plupart des églises de Fcrrare, il donna des objets sacrés d'une valeur
considérable.
(5) Sur la demande de la reine de ÎNaples, sa belle-sœur, Hercule I" intro-
duisit aussi à Ferrare (1486) l'Ordre des Minimes, fondé par saint François de
Paule encore vivant. — Ses libéralités aux couvents de sa capitale témoignèrent
souvent de sa piété. H se plaisait à envoyer aux religieux et aux religieuses des
légumes, des poissons, des salaisons, des fromages.
;6) Sans être au service d'Hercule \", Sebastiano Serlio dédia à ce prince ses
Begole getierali d'architettiua, mais il ne s'en trouva probablement pas assez
LIVTiE PREMIER. 107
Sous le successeur de Borso , la protection accordée aux
lettres et aux sciences, ainsi qu'à ceux qui en étaient les dignes
représentants, ne fut pas interrompue. Grâce à lui, l'Université
devint de plus en plus florissante : quoique les maîtres ne
fussent plus payés par la chambre ducale, elle compta jusqu'à
cinquante professeurs, parmi lesquels se firent remarquer
Lorenzo Roverella, qui fut évêque de Ferrare , Fra Cesario
Contughi (1), Felino Sandeo (2), Battista Guarini (3), Giuliano
da Parma, Ludovico Coccapani de Carpi (4). Sans être dénué
de toute culture littéraire. Hercule I" n'avait guère appris à
Naples, où il fut élevé, que le maniement des armes, l'art
militaire et les exercices du corps en honneur dans toutes les
cours italiennes. Mais le goût de l'histoire s'éveilla en lui,
pendant une maladie, à la lecture d'un Qulnte-Curce, traduit
en italien par Candido Decembrio, qui le lui avait mis entre
les mains. Dès lors, il encouragea la traduction des ouvrages
historiques. Matteo Maria Boïardo, l'illustre auteur de Y Orlando
récompensé, car il offrit ensuite le même ouvrajje avec une nouvelle dédicace au
roi de France, appelé par lui « mio uiiico Signore » . Né en 1475, Serlio mourut
en 1552.
(1) Il existe une médaille de ce personnage par Sperandio.
(2) Felino Sandeo (1444-1513) appartenait à une famille de Lucques qui,
après avoir émigré à Venise, s'était fixée à Ferrare. Il eut pour père Antonio
Sandeo, pour mère Francesca Ariosti. Le hasard le fit naître à Felina, sur le
territoire de Reggio; de là son nom de Felino. Dès l'àjje de vingt et un ans, il
enseigna le droit canon à l'Université de Ferrare. En 1474, il passa à l'Université
de Plse, au service de laquelle il resta trois ans. Il reprit ses leçons à Ferrare sur
les instances d'Hercule (voyez la lettre du duc dans L'arte ferraiese nel periodo
d'Ercole I d'Esté, par M. Ad. Venturi, p. 113), mais il se laissa séduire de nou-
veau par les offres des l'isans. En i486, il se rendit à Rome, subit un examen
tians lequel il déplova une rare érudition, fut nommé auditeur de rote, conquit
la faveur d'Innocent VIII et devint évêque de Penna, puis évêque de Lucques
(1501). Hercule P'', en correspondance avec lui, ne manqua aucune occasion
de lui témoigner son estime. Sandeo composa des ouvrages de droit très appré-
ciés.
(3) Le Juge des Sages ayant voulu, selon la coutume, faire une retenue sur
les appointements de Guarini, celui-ci réclama auprès d'Hercule P"", qui lui donna
satisfaction (14 avril 1472). (Ad. Vesturi, L'arte ferrarese nel periodo d'Er-
cole I d'Esté.)
(4) Etant recteur de l'Université, Coccapani demanda au duc certaines faveurs
pour les élèves étrangers qui suivaient les cours de médecine. Le duc y consentit
de bonne grâce et accorda les même privilèges aux élèves qui suivaient les cours
de droit, (xid. Venturi, Varte ferrarese nel periodo <£Ercole 1 d' Este.)
108 L'ART FERUARAIS.
Innaniorato, traduisit pour lui Hérodote et Xénophon (1). Fla-
vius Josèphc fut traduit par Battista Panetti, Procope par Leo-
niceno, Ammien Marcellin par Decembrio, tandis que d'autres
lettrés se chargeaient de traduire Dion et Diodore. Pour se
procurer, à Venise, un Justin en italien, le duc ne recula devant
aucune démarche (1499). Aide Manuce, Tito Strozzi et son fils
Ercole, Lodovico Carbone, Carlo Maria Strozzi (i2), les poètes
Francesco Bello (surnommé l'Aveugle de Ferrare), Tribraco,
Cornazzano , Niccolù Cosmico, Timoteo Bendelei, Antonio
Tebaldeo, Niccolo da Correggio (3) et TArioste contribuèrent
également à faire de la capitale des princes d'Esté un centre
littéraire des plus actifs (-4) . Battista Guarini I" (1435 ou 1436-
1505), que nous avons déjà nommé, occupa aussi une place
importante dans cette société d'hommes distingués (5).
(1) Ce fut aussi dans l'intention île complaire à son protecteur qu'il traduisit
VAne d'or J'ApulÉe et qu'il composa, en s'inspirant de Lucien, sa comédie de
Timon.
(2) Il traduisit les discours d'Isocrate.
(3) Il existe des médailles représentant Carbone, Tebaldeo et Antonio da Cor-
rcggio.
(4) Pour égayer les fêtes et les festins, Hercule \" eut recours à deux improvi-
sateurs, Francesco Cieco, auteur du Mamhriano, et Giovanni Orbo, qui chan-
taient des canzones et des sonnets en s'accompagnant de la lyre. Le duc les
récompensa souvent par des dons d'argent ou d'étoffes. — A la cour d'Hercule l"
parut aussi un poète satirique, Antonio Cammelli, dit le Pistoia. Pendant que
ISiccolô da Correggio ressuscitait la comédie, Cammelli inaugura la tragédie nou-
velle. (Ad. VeiNTURI, L'arte ferrarese nel periodo d'Ercole I d'Esté, p. 102,
118.)
(5) Il était le dernier tils de Guarino de Vérone et de Taddea Cendrati. On ne
sait s'il naquit à Ferrare ou à Vérone; en tout cas, il fut citoyen de Ferrare, et
c'est là surtout qu'il vécut. Dès 1456, il se signala comme professeur à l'Univer-
sité de Bologne, et il n'avait encore que vingt-quatre ou vingt-cinq ans lorsque,
après la mort de son père (1460J, Borso lui offrit la chaire oîi celui-ci avait pro-
fessé avec tant de succès. A son tour, il captiva longtemps par sa parole de nom-
breux auditeurs, parmi lesquels on peut citer Jean Pic de la Mirandole et Aide
Manuce. Pontico Virunio ne manqua, dit-on, que trois de ses leçons. Lilio
Gregorio Giraldi, qui composa des vers en son honneur, compare son école au
cheval de Troie, parce qu'il en sortit un grand nombre de vaillants lettrés. Les
aptitudes de Battista Guarini ne se bornaient pas à l'enseignement de la littéra-
ture. Borso confia à l'éloquent érudit de délicates missions en France et le
récompensa de l'habileté avec laquelle il s'en acquitta en lui donnant quelques
propriétés dans la Polésine de Rovigo. Hercule I" ne fit pas moins grand cas de
lui. Alphonse I" le prit pour secrétaire, et René d'Anjou, roi de Naples, lui
accorda les titres de sénateur et de conseiller. Guarini prononça le 4 octobre 1493
LIVRE PREMIER. 109
Dans son désir de s'instruire, Hercule I", que stimulaient,
d'ailleurs, ses relations avec tant de lettrés, n'oublia pas la
bibliothèque du château, organisée par ses prédécesseurs. Il
l'accrut notablement. M. Yenturi a publié la liste des livres
qui y prirent place à cette époque. ^lais il y réfjnait, au dire
de Pellegrino Prisciano, ^ un désordre qui eût inspiré de la
compassion au diable >' . Dans une lettre au duc (19 novembre
1485), Prisciano, alors ambassadeur de Ferrare à Venise,
constate que la Chronique de Villani avait passé entre les mains
des Strozzi, que Jacopo da Porto détenait une Chronique de
Ferrare, qu'un autre ouvrage était chez Giovanni del Brutura,
qu'on ne savait plus où se trouvait le livre de Léon-Baptiste
Alberti sur l'architecture et la perspective (1).
En favorisant la culture littéraire dans sa capitale. Her-
cule I" ne faisait que continuer les traditions de sa famille. Ce
qui lui appartient en propre, c'est l'honneur d'avoir restauré
le théâtre à Ferrare (2). Grâce à lui, Ferrare devint, ce qu'elle
resta longtemps, la ville par excellence des représentations
dramatiques (3). Dès 1476, la légende de saint Jacques fut
l'oraison funèbre de la duchesse de Ferrare, Elconore d'Arayon, et fut l'auteur
d'un poème qu'il dédia à Hercule I". Il traduisit en latin les œuvres de Lucien,
ainsi que plusieurs discours de Déniostliène et de saint Gré{;oire de jNazianze, écri-
vit des commentaires sur Juvénal, annota Cicéron et Ovide. Il fit éjjalement des
bucoliques. Très largement rémunéré par les princes d'Esté, il laissa dans l'ai-
sance ses fils, qui devaient continuer à illustrer le nom de Guarini.
(1) Ad. Vesturi, L'artc ferrarcse iiel pcriodo d'Eicolc I d'EsIe, p. 103-112
(13-21 dans le tirage à part).
(2) L'exemple avait été déjà donné ailleurs, h' Ai-miranda de Gianimichele
Alberto da Carrara avait été incitée à Padoue avant 1458. \JOrphée de Politien,
le premier essai de drame profane en langue vulgaire, composé en deux jours à la
prière du cardinal François Gonzague, avait été représenté à Mantoue en juil-
let 1471, parles soins du Florentin Bartolomuieo ou Baccio Ugolini, devant une
nondjreuse assistance, réunie pour honorer la présence du duc et de la duchesse
de Milan Galéas Sforza et Bone de Savoie. A Rome, vers 1480, Poniponius Letus
avait mis en faveur chez plusieurs cardinaux, notamment chez le cardinal Raffaello
Riario, la représentation des pièces de Plante et deTérence. (Isidoro del Lungo,
L'Orfeo del Poliziano alla corte di Mantova, dans la yuova Antolocjia,
vol. XXVIII, série II, 15 août 1881, p. 555-557.)
(3) M. Ch. Yriarte, dans un de ses articles sur Isalj(;llc d'Esté publiés par la
Gazette des Beaux-Arts, rapporte ((uc Manle(jna séjourna à Ferrare lors d'une
des représentations théâtrales, et qu'il brossa uu décor représentant les Triomphes
de Pétrarque.
110 L'AllT l'ElUlARAIS.
jouée sur la priucipale place de la ville ; mais c'est la rcprë-
sentatiou des Ménechmes de Plaute en italien (1186) qui, à
proprement parler, inaugura la résurrection de l'art théâtral.
Cette représentation, qui coûta plus de mille ducats, eut lieu
dans la nouvelle cour du palais ducal, où l'on avait disposé
une scène en bois et en toile peinte (1); elle avait attiré un
grand nombre d'étrangers , et les éloges qu'elle provoqua
eurent un retentissement considérable en dehors des Etats
ferrarais. A l'instigation d'Hercule I", toutes les pièces de
Plaute et de Térence furent bientôt traduites, et ses contem-
porains composèrent à leur tour des comédies, des tragédies,
des pastorales. Pandolfo Gollenuccio (:2) , Girolamo Berardo,
Boïardo, Antonio Pistoia, Battista Guarini, Lodovico Ariosto,
créèrent un nouveau répertoire (3). En 1487 (21 janvier), le
duc fit jouer, toujours dans la cour du château, la fable de
Cefalo, due à INiccolù da Correggio (4), pour rehausser l'éclat
du mariage de son favori Giulio Tassone avec Ippolita Con-
tran, et des intermèdes de musique instrumentale ajoutèrent
à l'agrément des spectateurs (5). Le 25 du même mois, le
mariage de Lucrezia, fille naturelle d'Hercule F', avec Anni-
bale Bentivoglio, servit de prétexte à la représentation, sur le
même théâtre, de V Amphitryon de Plaute, que l'on joua encore
le 5 février, en y joignant les Travaux d'Hercule. Au milieu des
(1) Lazaro Grimaldi de Re{;;;io peignit deux idoles pour cette représentation.
(2) Parmi les productions de Gollenuccio, nous signalons une pièce dont le
texte est accompagné d'un gracieux encadrement de page et d'une intéressante
gravure sur bois, «pii représente Isaac bénissant J^cob en présence de Rebecca.
Voici le titre de cette pièce : Comedia de Jacob e de Joseph composta dal magni-
fico cavalliero e dottore Messere Pandolpho Collenutio da Pcsaro ad instantia
de lo Illustriss. cl cxcellentiss'uno Sig . Ducha Hevcholc de Ferai-a iii terza rima
istoriata. — Stampata nella inclita città di Venezia per Niccolà Zopino et
Vicentio compa(/no nel MDXXIII adi XIIII de acjosto... reqnante lo inclito
principe Messcr Andrca Gritti. In-S". (lîibl. de M. Piot, 1'"' partie, 1891,
n" 590.)
(3) Les acteurs les plus applaudis à Ferrare furent Francesco Ruino et Pignatta,
qu'attirèrent les autres villes de l'Italie pour former chez elles de bons acteurs.
(4) Le marquis Niccolô da Correggio était neveu de Lionel d'Esté et gendre de
CoUeone. Il résida longtemps auprès de Ludovic le More et mourut en 1508 à
Ferrare.
:5) TiRAnoscHi, Sloria délia Icttcraluia italiana, t. VI, p. 1318 et sniv.
l.IVUE PREMIER. lil
fêtes célébrées en Thonneur d'Isabelle (1 490), à Foccasion de
son mariage avec le marquis de Mantoue, on joua une comédie
dont le titre est resté inconnu, et c'est en faisant jouer les
Ménechmes (1) et V Amphitryon (1491) (2) que le duc fêta l'arri-
vée d'Anna Sforza, épousée à Milan par son fils Alphonse. Les
Ménechmes semblent avoir été une des pièces les plus goûtées
à cette époque, car on la représenta encore lorsque Ludovic le
More, en 1493, vint avec sa femme Beatrix d'Esté à Ferrare,
qui posséda en même temps le marquis de Mantoue et Isabelle
d'Esté. Dans les récits des historiens du temps, il est qvies-
tlon aussi de comédies à la cour en 1498, et c'est à Plante
qu'on demanda un surcroit de distractions, dès que Lucrèce
Borgia, la seconde femme d'Alphonse d'Esté, fut arrivée à Fer-
rare(1502). « La scène, qui s'élevait au-dessus du niveau de la
salle, et qu'on appelait le tribunal, avait environ quarante-cinq
aunes de long et cinquante de large. On y voyait des maisons de
bois peint et les décors indispensables, comme des rochers, des
arbres, etc. Sur le côté qui faisait face aux assistants, elle était
fermée par un mur de bois surmonté de créneaux figurant
ceux d'un rempart. Sur la partie antérieure de la scène, c'est-
à-dire à l'orchestre, prenaient place les personnes princières,
tandis que l'espace réservé aux spectateurs d'un rang moins
élevé formait un amphithéâtre qu'occupaient treize rangées
de sièges recouverts de coussins et divisés de telle sorte que
(1) Un acteur énonça d'abord la substance de la pièce et indiqua aux specta-
teurs le moyen de reconnaître les deux frères. Pendant la représentation, le bait-
tlitore excita l'hilarité générale lorsque, ajoutant au texte de Plante des réflexions
de son cru, il engagea ceux qui auraient une femme revêche à s'en débarrasser.
11 y eut trois intermèdes. Le premier se composa d'une danse que l'on exécutait
une toupie à la main. Dans le second, Apollon chanta quelques vers élégiarjucs
en s'accompagnant de la lyre. Derrière lui se tenaient neuf Muses qui chantèrent
au son de la lyre plusieurs canzones « con tanta concordantia et suavita de voce
cfie nonse poi-ria dire uieglio " . Dans le troisième intermède, une troupe de vil-
lageois tenant des pioches, des bêches, des boyaux, des vans, des râteaux, dansa
une moresque avec accompagnement de tambourin ; en (juittant la scène, ils
employèrent leurs instruments à se frapper les uns les autres sur les épaules, ce
qui amusa beaucoup le pu!)lic. (G., Nuzze e commedic alla cortc di Ferrara ncl
febbraio 1491, dans V Archivio lombardo, t. XI, année 1884, p. 749.)
1^2) Dans les intermèdes, on représenta les Travaux d'Hercule, et un ballet fut
dansé par des jeunes gens dont le costume était garni de lierre.
112 L'ART FERRARAIS.
les femmes étaient au milieu de la salle et les hommes de
chaque côté. Tout l'espace libre pouvait contenir environ trois
mille personnes (1). "
Pour la circonstance, le duc avait fait venir des acteurs
étranjjers ; Mantoue, Sienne et Rome lui en avaient fourni ; sa
troupe se composait de cent dix sujets, auxquels on avait pré-
paré des costumes neufs.
Le jeudi 3 février 1502 eut lieu, dans la grande salle du
palais délia Ragione, la première représentation dramatique.
" Le duc fit d'abord avancer tout le personnel théâtral masqué
et costumé afin de le passer en revue; puis le directeur de la
troupe s'avança sous le déguisement de Plaute, adressa un
compliment au couple princier et récita brièvement son pro-
gramme, c'est-à-dire l'argument de toutes les pièces qui
devaient être jouées en cinq soirées. -^
Ce fut VEpidicus qui fut d'abord offert à l'admiration des
spectateurs. Un ballet appelé moresque suivit chacun des
actes. " On vit d'abord s'avancer dix gladiateurs ; ils dansèrent
au son des tambourins en échangeant les armes qu'ils por-
taient. Dans une deuxième danse gueriière figuraient douze
personnages portant un autre costume. Pour la troisième
moresque, on vit vm char traîné par une licorne que conduisait
une jeune fille. Au-dessus se trouvaient quelques personnes
attachées à un tronc d'arbre et quatre joueurs de luth assis
dans un bosquet. La jeune fille délivrait les captifs, qui des-
cendaient sur la scène et se mettaient à danser, tandis que les
joueurs de luth chantaient de belles canzone... La quatrième
moresque fut dansée par dix nègres qui avaient à la bouche
des chandelles allumées. La cinquième eut pour acteurs dix
autres personnages avec des costumes de fantaisie, plumes
(1) Gregorovius, Lucrèce Borgia, t. II, p. 42-43. — Ces détails sont tirés
d'une lettre qu'Isabelle d'Esté écrivit à son mari le marquis François Gonza{;ue
en janvier 15u2, lettre qui a été publiée par le comte Carlo d'Arco [Notizic di
Isabclla Estense Gonzana, dans V Aichivio storico italiano, appendice alla série I,
vol. II) et reproduite par M. Isidoro del Lungo dans son Oi-feo dcl Poliziano
■alla cortc di jSlcDitova. (Niiova Antoloijia, vol. XX^ III, série II, 15 août 1881,
p. 550.)
LIVRE PREMIER. 113
sur la tête et lances au poing dont rextrémité était enflammée.
A la fin de VEpidicus, l'assistance fut régalée d'exercices de
jongleurs (1). ^
Le lendemain (vendredi 4 février) , représentation des Bac-
chides. Dans les ballets des entr'actes, on vit des acteurs qui
étaient vêtus de maillots couleur de chair et qui tenaient à la
main, en dansant, des flambeaux d'où s'élevaient des flammes
parfumées. D'autres figures fantastiques représentèrent un
combat contre un dragon (2).
Dans la soirée du dimanche G février, on joua le Miles glo-
riosus. Une danse rustique, exécutée par dix bergers ayant des
cornes de bélier sur la tète et luttant entre eux, remplit un des
intermèdes.
Le 7 février, on donna V Asinarius avec une moresque très
originale. « Les spectateurs virent apparaître sur la scène
quatorze satyres, dont l'un tenait une tête d'àne argentée dans
laquelle se trouvait placée une horloge à carillon. Des paysans
dansaient aux sons qui en sortaient et exécutaient ensuite une
chasse aux oiseaux et aux bétes sauvages de toute espèce.
Après cette scène de satyres, on vit au deuxième acte huit
chanteurs et chanteuses au milieu desquels une virtuose de
Mantoue joua de trois luths. On termina par une moresque de
danseurs qui figurèrent les diverses opérations agricoles, le
labourage, les semailles, les moissons, le battage du blé elle
repas qui suit la récolte. Cet agréable ballet, le mieux réussi
de tous peut-être, s'acheva par une danse rustique exécutée au
son de la cornemuse (3). ;'
La Cassina fut la dernière pièce représentée (4). « Avant de
jouer cette comédie, on exécuta un morceau de musique de
Rombonzino et l'on chanta des barzelie à la louange des deux
(1) GnEGOROVirs, Lucrèce Borgia . l. II, p. 50-52.
(2) Ibid., p. 53.
(3) Ibid., p. 56.
(4) Isabelle d'Esté fut indignée de cette comédie, qu'elle qualifia « de déshon-
nète et d'ordurière » dans une lettre à son mari, et Capilupo son secrétaire écrivit
au marquis : « Pendant l'obscène comédie d'hier, on remarqua chez votre femme
tant de beauté et de déplaisir que chacun la loua, et je puis rerlitier à Votre
ut L'ART FERUARAIS.
époux. On avait inséré, du reste, plusieurs morceaux de musi-
que dans la comédie de Plante. Au troisième acte, six violo-
nistes jouèrent avec beaucoup de talent (1). » Dans les inter-
mèdes, les ballets ne furent pas oubliés. " Il y eut une danse
de sauvages se disputant une belle jeune fille jusqu'à l'arrivée
du dieu de l'amour, qui venait la délivrer avec une escorte de
musiciens. On vit ensuite une grosse boule qui se sépara en
deux et de laquelle sortirent des accords harmonieux. A la fin,
douze Suisses portant des hallebardes et leur drapeau national
apparurent sur la scène et se livrèrent avec beaucoup d'art à
une danse simulant une lutte armée (2). »
Telles furent les représentations théâtrales par lesquelles
Hei'cule l" fêta sa nouvelle belle-fille en présence d'un immense
concours d'étrangers. Si les pièces de Plante fatiguaient par-
fois l'attention, les intermèdes, dus à quelque lettré tel que
Celio Calcagnini, Strozzi ou Ariosto, la délassaient en récréant
les yeux par les réminiscences de l'antiquité combinées avec
des fantaisies romantiques, bien faites pour plaire aux lec-
teurs des poèmes de Boiardo, et en charmant les oreilles par
les sons harmonieux des instruments de musique et de la voix
humaine.
Que la musique fût en grande faveur à Ferrare sous Her-
cule I", c'est ce que l'on ne saurait contester. Nous avons vu
qu'elle occupa une large place dans les distractions offertes
aux hôtes du duc. Chanteurs et chanteuses, joueuses de luth
et violonistes excitèrent l'admiration des invités. La plupart
des musiciens au service du prince étaient, dit-on. Français ou
Flamands. - Le violon paraît avoir été cultivé à Ferrare d'une
manière toute particulière, car César Borgia, quand il partit
en 1498 pour la cour de France, demanda au duc Hercule
quelques joueurs de violon, qu'il voulait emmener avec lui
Excellence qu'elle n'a pas voulu qu'aucune de ses clames d'honneur assistât à
cette pièce. La honte retondje sur le duc. » On n'était pas partout aussi peu scru-
puleux sur la nature et le choix des plaisirs qu'à la cour de Ferrare. (Voyez
Alessandio Lvzio, I piecettori d'Jsabellu d'Estc. Ancona, Morelli, 1887, p. 37.)
(1; GuEGûRDVius, Lucrèce Borgia, t. II, p. 59.
(2) Ibid., p. 60.
LIVRE PREMIER. 115
dans un pays où ces artistes étaient très recherchés (1). » Les
princes et les princesses mêmes regardaient la musique comme
un des plus doux passe-temps, s'y exerçaient et ne craignaient
pas de se produire en puhlic. Nous avons constaté qu'Isahelle
d'Esté chanta, en s'accompagnant du luth, dans une réception
solennelle, devant l'ambassadeur de Louis XII (2). Alphonse
montra aussi qu'il était un dilettante distingué en jouant du
violon après les violonistes de profession le soir où la Cassina
fut représentée sur le théâtre établi dans le palais délia Ragione.
C'est Hercule I" qui fonda la chapelle d'Esté. Dès 1471, il
chercha en divers lieux des instrumentistes et des chanteurs
capables d'exécuter de bonne musique pendant les offices.
Ayant entendu vanter le talent de D. Martino d'Alemagna,
prêtre attaché à la cathédrale de Constance, il pria l'évèque de
cette ville d'autoriser ce musicien à se faire remplacer et entra
en négociation avec D. Martino, afin que celui-ci organisât la
chapelle projetée et la dirigeât. Il lui envoya même un passe-
port et dépêcha vers lui un serviteur avec deux chevaux pour
faciliter son voyage. Mais on ne sait pas si ce fut D. Martino
qui créa la chapelle ducale à Ferrare. Ce qui est certain, c'est
qu'elle fonctionnait en 1472, car les registres mentionnent
alors un maître organiste, un maître des enfants allemands, un
ténor, un soprano ou eunuque. En 1 475, le duc congédia les
petits chanteurs allemands. Le maître de chapelle s'appelait
Fra Giovanni Bebri ou Bebris ; il fut souvent secouru par le
prince. Don Pedrosio était un des musiciens les plus appréciés.
Ferrare devint alors un centre musical très renommé. Des
autres villes de l'Italie, on venait y apprendre la musique.
Pietro Bono, joueur de cithare, eut assez de notoriété pour
que Giovanni Boldu reproduisît ses traits sur une médaille. On
a conservé aussi le nom de D. Guido Giovanni, que le chapi-
tre, en 1495, nomma organiste de la cathédrale. Plusieurs
(1) Gregorovius, Lucrèce Borçia, t. II, p. 59.
(2) Balthazar Castiglione et 15eiiil)o célébrèrent son talent de musicienne. Don
Giovanni Martino, compositeur en renom, avait été son niaîtrc. Isabelle possédait
de très précieux manuscrits musicaux.
116 L'ART FERRARAIS.
joueurs de trompette et quelques autres musiciens firent par-
tie du personnel que Jacopo Trotti emmena avec lui quand il
se rendit en qualité d'ambassadeur auprès du roi de Sicile
(1472). Giovanni Venaysius, chanteur du duc, envoya au
marquis François Gonzague un chant du fameux Josquin des
Prez, qui était au nombre des musiciens salariés par Her-
cule l" (1499). Josquin avait été chantre de la chapelle ponti-
ficale sous les papes Sixte IV, Innocent VIII et Alexandre VI,
avant de venir à Ferrare. Sa musique fut très populaire. Plus
heureux que ses devanciers et que ses émules dans l'emploi
des dissonances artificielles, Josquin sut les enchaîner, en leur
donnant une suavité jusqu'alors inconnue. Il fut le premier qui
protesta contre l'emploi de la chanson dans la musique d'église,
usage scandaleux qui déshonorait le sanctuaire depuis trois
siècles, qui faillit à la fin faire bannir du service divin la musi-
que et qu'anathématisa le concile de Trente (1). La présence
de Josquin à la cour de Ferrare fait donc honneur au discer-
nement d'Hercule I". Ce prince, du reste, aimait tant la musi-
que, que, dans ses dernières années, il trouvait un allégement
aux maux de la vieillesse en écoutant Vincenzo da Modena
jouer à\x clavicimbalo (2). Sa bibliothèque musicale renfermait
en grand nombre les plus précieux ouvrages, soit manuscrits,
soit imprimés (3).
Dans sa prédilection pour le théâtre et la musique, Her-
cule I" fut loin de se montrer indifférent aux arts du dessin,
qui, de son temps, prirent un rapide essor.
Pour la peinture, le dernier quart du quinzième siècle et les
premières années du seizième furent à Ferrare, comme dans
les autres cités italiennes, une période de progrès décisifs et
(1) F. -A. Gruyer, Les portraits peints par Raphaël, t. II, p. 62.
(2) L.-F. Valdrighi, Cappclle, concerli e musiche di casa d' Este dal secolo XV
al XVIII, dans les Atli c mcmorie délie deputazioni di storia patria per le pro-
vincie modencsi e pannensi, série III, vol. II.
(3) L'inventeur de la typographie musicale fut Ottaviano dei Petrucci, né le
18 juin 14-66 à Fossonihrone dans les Etats de l'Eglise. Il perfectionna à Venise
l'impression de la musique à l'aide de caractères mobiles (1495), et mit sa décou-
verte en pratique à partir de l'année 1498. (Antoine Vidal, Les instruments à
archet.)
LIVRE PREMIER. 117
d'épanouissement. Si Cosimo Tara, Michèle Ongaro, Baldassare
d'Esté, Ercole Roberti, Francesco Bianchi Ferrari et Domenico
Panettise rattachent encore au commencement de la Renais-
sance par un reste d'âpreté et de sécheresse ou par le dédain de
la beauté, Lorenzo Costa, Lodovico Mazzolini, Ercole Grandi (1)
entrent dans des voies nouvelles; on sent chez eux tantôt un
sentiment plus élevé des situations pathétiques, tantôt des
aspirations plus idéales, le besoin de choisir des modèles plus
agréables, le goût des lignes pures et suaves. Hercule I" et sa
femme profitent des productions de l'art ferrarais, mais ils
veulent posséder aussi des ouvrages à' Amhrogio de Prédis, de
Sperandio da Campo, de Mantegna , de Giovanni Bellini, de
Francia et de Léonard de Vinci (2), pour ne citer que quelques
noms. En 1498 et en 1499, Boccaccino de Crémone figure
parmi les salariés du duc. Dès 1497, il habitait à Ferrare une
maison que lui avait fournie Hercule I", et il y demeurait encore
en 1499 (3).
Pendant que la grande peinture s'avance vers la perfection,
la miniature, accompagnement des volumes manuscrits, reste
stationnaire; on s'habitue à la négliger. Aux livres écrits à la
main se substituent peu à peu les livres imprimés, pour l'orne-
mentation desquels on a recours à un procédé nouveau, moins
dispendieux, au procédé de la gravure en bois. G'està l'époque
d'Hercule \" que paraissent la Légende de S. Maurelio et celle
de S. Georges (1489), les Fe/?j//ie5 ?7/«5^re5 de Fra Jacopo Foresti
de Bergame (1497) et les Épîtres de saint Jérôme en italien
(1497), ouvrages contenant des planches exquises, qui éga-
lent les meilleures planches faites à Florence et à Venise (4) .
(1) Il entra si avant dans les bonnes grâces du duc, que celui-ci le chargea
d'accompagner à Rome son fils Alphonse, alors âgé de seize ans, (|ui devait aller
complimenter de sa part Alexandre VI, élu pape à la mort d'Innocent VIll
(1492).
(2) 11 y avait dans la chapelle de la cour une Judith de Léonard de Vinci ijuc
Bastiano Filippi restaura en 1588.
(3) Voyez le document pul)lié par M. Venturi dans VArcliivio storicu dclF
arte (livraison de janvier-février 1894, p. 55).
(4} En 1496, on rencontre en qualité de page à la cour d'IIorcule Giulio Cam-
pagnolu, qui devait s'illustrer connue graveur. Il n'avait alors que seize ans et ne
118 L'ATIT FERRABAIS.
En même temps, les méclailleurs continuent les traditions
inaugurées par Yittore Pisano et Matteo de Pasti. Baldassare
d'Esté, Coradini, Sperandio et quelques artistes anonymes
reproduisent les traits du duc de lerrare (1). Les hommes les
plus considérables qui composaient l'entourage d'Hercule I"
revivent aussi dans les médailles dues à Sperandio; ces
médailles forment une galerie du plus haut intérêt, où l'on
peut étudier à loisir la physionomie des personnages mar-
quants de l'époque, tels que Sigismond d'Esté, frère du duc,
Niccolo da Correggio, Prisciano de' Prisciani, conseiller d'Her-
cule V\ Jacopo Trotti, ambassadeur à Milan, Agostino Huon-
francesco de Rimini, Antonio Sarzanella de' Manfredi, Lodo-
vico Carbone, les riches marchands Bartolommeo Pendaglia et
Simone Rufîni, Bartolommeo délia Rovere, évéque de Fer-
rare, Fra Cesario Contughi, professeur à l'Université, et le
médecin Pietro Bono Avogario.
Hercule \" ne s'intéressa pas seulement aux médailles
exécutées de son temps. Sous son règne, la collection de
médailles et de monnaies antiques commencée par Lionel
s'accrut notablement (2).
En 1476, il écrivit de Belriguardo à Galasso degli Ariosti
pour le charger de payer six livres deux sous et six deniers à
un habitant de Modène qui lui avait procuré une médaille eu
or de Domitien (3). Il acquit aussi à Modène (I 480) un certain
nombre de monnaies valant trente ducats d'or. En 1487, Anton
^Maria Guarnieri lui vendit quatre monnaies d'or et quinze
resta que peu d'années à Ferrare, où rien ne prouve qu'il se soit essayé dans son
art. issu d'une famille noble de Padoue, il s'adonna aux lettres jusqu'à devenir un
érudit, ce qui ne l'empêcha pas de cultiver la peinture et la sculpture aussi bien
que l'art de la gravure. (G. Campori, GV intagliatori di stampe e gli Estensi, p. 2.)
(1) On trouve aussi à Ferrare (1472) Gian Franccsco Enzola, auteur de
charmantes plaquettes en bronze, avec le titre de graveur des monnaies (inacstro
délie stampe).
(2) Les détails qui suivent sont empruntés au travail, cité souvent déjà, de M. Ad.
Venturi, intitulé : L'artc ferrarese net pcriodo d'Ercule I d'Esté, p. llS-lli.
(3) Il aimait tellement les médailles antiques, qu'il fit exécuter en marbre,
d'après les pièces de sa collection, les portraits de douze empereurs, portraits qui
furent donnés par lui à la Commune pour être placés sur la « Ijalustrade de la
place n .
LIVRE PREMIER. 119
d'argent. Le célèbre Matteo Maria Boiardo, gouverneur de
Reggio, avant appris qu'un paysan avait découvert dans un
champ des monnaies antiques, annonça cette nouvelle au duc,
qui le pria de faire main basse sur toutes celles qui n'auraient
pas été dispersées : Boiardo parvint à en obtenir un bon
nombre, qui se trouvaient chez les orfèvres de Reggio. Mais ce
fut surtout à un joaillier vénitien, nommé Domenico di Piero,
marchand de camées, de gemmes, d'intailles et de curiosités
de toute espèce, qu'Hercule dut le plus d'objets précieux. Il
acheta de lui des joyaux (1474), vingt médailles d'or qui coû-
tèrent quarante ducats (1478), et d'autres médailles pour les-
quelles il déboursa deux cent soixante ducats (1485).
L'habile joaillier, invité à se rendre à Ferrare avec une car-
gaison de raretés, était en 1486 créancier d'une somme
énorme (quatre mille cent vingt-cinq ducats). Il demanda le
payement d'une partie de cette somme avant de quitter Venise.
De plus, il exigea la promesse qu'on ne le forcerait pas à
céder des objets qui lui appartenaient et qui provenaient de la
collection du Vénitien Pietro Barbo, monté sur le trône pon-
tifical sous le nom de Paul II, par exemple de petits tableaux,
des coffrets d'argent, des plats, des vases de porphyre, des
porcelaines, des albâtres, des statuettes de bronze (1).
Si, des médailleurs, nous passons aux sculpteurs, le prin-
cipal artiste que nous ayons à mentionner est Ambrogio da
Milano, l'auteur du tombeau de Lorenzo Roverella, évêque de
Ferrare, dans l'église suburbaine de Saint-Georges. On ne sait
pas à qui le duc s'adressa pour faire élever, au milieu de la
place qui porte maintenant le nom de l'Arioste, sa propre
statue équestre (1490). Le sculpteur étant mort avant que son
travail fut avancé. Hercule P' eut lidée d'utiliser le cheval
exécuté par Léonai-d de Vinci pour une statue équestre en
bronze de François Sforza. Le modèle de cette statue avait été
exposé en 1493 sous un arc de triomphe au milieu de la place
du Castello de Milan, h l'occasion des noces de Blanche-Marie
(1) Ad. Ventlt,!, Varie ferrarese nel periodo d'Ercole I d'L'stc, p. 114-115.
120 L'AllT FERRARAIS.
Sforza avec Fempereur Maximilien, et on Tavait laisse là depuis
cette époque. Après la chute de Ludovic le More, les arba-
létriers gascons le criblèrent, dit-on, de leurs traits; mais, s'ils
l'endommagèrent gravement, ils ne le détruisirent pas. C'était
donc encore une œuvre enviable, en dépit des détériorations
subies. Le 19 septembre 1501, Hercule écrivit à l'ambassadeur
de Ferrare, Giovanni Yalla, et le chargea de demander au
cardinal de Rouen, gouverneur de Milan, la cession du modèle
qu'il désirait. Dans cette lettre, que M. Campori a publiée (1),
le duc insiste sur le plaisir qu'il aurait à posséder l'œuvre de
Léonard ; il espère bien l'obtenir, car, « comme on n'en prend
pas soin, elle se détériore de jour en jour ^ ; dès que la négo-
ciation sera terminée, il enverra chercher le modèle par une
personne qui en organisera le transport avec soin et adresse,
de manière à ne rien compromettre. Malgré toute son habileté
diplomatique, Yalla ne put annoncer à son maître qu'il avait
réussi dans ses démarches. Le 24 septembre, il écrivit que le
gouverneur de Milan, très disposé, du reste, à être agréable au
duc de Ferrare, ne voulait prendre aucune décision sans avoir
consulté Louis XII, et il engagea le duc à faire parler au Roi
par Bartolommeo di Cavalière, ambassadeur de Ferrare à la
cour de France. On ignore comment les choses se passèrent.
Toujours est-il que le modèle resta à INIilan, où il fut détruit.
La mort d'Hercule F', le 25 janvier 1505, coupa court à l'exé-
cution de sa statue équestre, qui eût été un des principaux
ornements de sa capitale.
Hercule I" avait eu huit enfants :
1" Liicrezia, née de Lodovica Condolmieri, mariée le 25 jan-
vier 1487 à Annibale Bentivoglio, morte à Ferrare le
24 juin 1516.
2" Isabelle, née d'Éléonore d'Aragon le 18 mai 117 4, mariée
à François II Gonzague en février 1490, morte le 13 fé-
vrier 1539.
3" Beatrix, née d'Éléonore d'Aragon le 29 juin 1475, mariée
(1) jSuovi Documenli per la vita di Leonatdo Ja Vinci. Mudena, 1865. —
Gazette des Beaux-Arts, l"^' période, t. XX, p. 42.
LIVRE PREMIER. 121
à Ludovic le More le 18 janvier 1491, morte le 2 janvier 1497.
à:° Alphonse r\ né d'Éléonore d'Aragon le 21 juillet 1476,
mort le 31 octobre 1534. Il épousa en 1491 Anna Sforza qui
mourut le 2 décembre 1497, puis en 1501 Lucrèce Borgia qui
mourutle 24 juin 1519, et enfin peut-être, en 1534, Laura Eus-
tochia Dianti qui mourut le 27 juin 1573.
5° Ferra7ite on Ferdinand, né d'Eléonore d'Aragon le 19 sep-
tembre 1477, mort le 22 février 1540.
()" Giulio , né d'Isabella di Niccolô Arduino, demoiselle
d'honneur d'Éléonore d'Aragon, le 13 mars 1478 ou au com-
mencement de 1481, mort le 24 mars 1561.
"i" Hippolyte I" , né d'Éléonore d'Aragon le 20 mars 1479,
mort le 2 septembre 1520.
S" Sigisfno7id, né d'Éléonore d'Aragon le 8 septembre 1480,
mort le 9 août 1524.
IX
ALPHONSE f\
(Né le 21 juillet 1476, il régna de 1505 à 1534.)
Dès qu'Hercule I" fut mort, Tito Strozzi, le Juge des Sages,
se rendit avec les douze Sages au Castello pour remettre à
Alphonse, fils ahié du prince défunt, le bâton et l'épée, insignes
de la dignité ducale, et pour le reconnaître au nom du peuple
comme souverain de Ferrare. Yétu d'un costume blanc, monté
sur un cheval richement caparaçonné, le nouveau duc par-
courut ensuite la ville, malgré la neige qui tombait abondam-
ment. Devant lui, s'avançait Giulio Tassone, portant l'épée
ducale, et il avait à ses côtés le cardinal Hippolyte, son frère,
et le visdomino des Vénitiens. Derrière lui chevauchaient, au
son des fifres, des trompettes et des tambours, les magistrats,
les nobles et les principaux citoyens. Le cortège se dirigea
122 L'ART F ET. RABAIS.
enfin vers la cathédrale où eut lieu la cérémonie en usage au
début de chaque règne.
Alphonse avait un caractère énergique et rude, un esprit
positif et pratique, une nature sensuelle. L'étude des lettres ne
l'attirait pas (1). Il se complaisait au contraire dans les occu-
pations manuelles, et c'est avec succès qu'il exerça l'art du
tourneur, cultiva la céramique, s'appliqua à la fabrication des
armes et de la poudre (2), ainsi qu'à la fonte des canons (3).
Telles furent les distractions favorites de sa jeunesse. Devenu
duc de Ferrare, il continua de s'y livrer durant les premières
années de son règne. Les habiles artisans étaient traités par lui
avec honneur, admis même à sa table quand il était seul, et il
plaisantait volontiers avec eux, sans grand souci de son rang,
voire de sa dignité (4). Prenant au sérieux, et les travaux aux-
quels il se livrait personnellement, et ceux que l'on exécutait
sous ses yeux, il eut toujours soin d'attirer auprès de lui les
maîtres dont la réputation était le mieux établie. Un voyage
qu'il fit dans les Pays-Bas, en Angleterre et en France, du
13 avril au 8 aoiit 1504(5), eut moins pour but son plaisir
que son instruction, et lui procura l'occasion d'étudier sur place
l'état du commerce et de l'industrie à l'étranger (6). Alphonse
d'Esté entreprit ce voyage en compagnie d'Antonio Costabili,
conseiller privé du duc Hercule F", de Girolamo da Gastello,
d'Alfonso Trotti, de Guido Blanchi et de Giovanni Giglioli, ce
qui permet de supposer que la politique ne fut pas non plus
étrangère aux conversations que le prince eut avec l'archiduc
(1) Dès 1 âge de cinq ans, cependant, il eut entre les mains le livre de la syn-
taxe latine composé par Donato et les règles de grammaire de Guarino. Quand il
eut atteint neuf ans, on commença à lui faire lire les œuvres de Térence. II eut
pour maître d'abord Sebastiano da Lugo, puis Jacopo Galino.
(2) On lui attribue l'invention d'une machine hydraulique pour fabriquer de la
poudre à canon.
(3) « Si esercitava coHe proprie mani, r con tal genio ed assiduita che ne
divenne poi artejice eccellentissinio . » (Fnizzi, Mernorie per la storia di Ferrara^
t. IV, p. 178.^
(4) Ibid., p. 222-223.
(5) BuiiCKHARDT, Die Cultur der Renaissance, p. 39.
(6) D'après Pistofilo, l'agriculture fut aussi, de sa part, l'objet d'une sérieuse
attention.
LIVRE PREMIER. 123
Charles, avec Henri VII, roi crAngleterre, et avec Louis XII. Il
eût été aussi en Espagne, si la santé très altérée de son père ne
Teût forcé à revenir. Ce n'était pas son premier voyage.
Comme Hercule P% il aimait h parcourir en curieux les États
voisins du sien. 11 n'avait que seize ans, lorsqu'en I 492, peu
après son mariage avec Anna Sforza, il visita Pavie, la Char-
treuse, Serravalle, Tortone et Gênes, et l'on est en droit de
penser que, dès cette époque, les œuvres des sculpteurs et des
peintres lombards frappèrent son imagination et contribuèrent
à former son goût (1).
Marié d'abord à Anna Sforza, qu'il perdit au bout de six ans
sans en avoir eu d'enfants (î), il avait épousé en quelque sorte
malgré lui Lucrèce Borgia (3), dont la grâce et la douceur
triomphèrent de ses appréhensions. Il lui témoigna bientôt un
sincère attachement. Lors de la fausse couche qu'elle fit le 5 sep-
tembre 1502, accident auquel elle faillit succomber, il ne
quitta pour ainsi dire pas la chambre de la malade, et quand
Lucrèce fut complètement rétablie (4), il entreprit un voyage
à Lorette afin d'accomplir un vœu qu'il avait fait pour la gué-
ri son de sa femme.
Au point de vue intellectuel, la présence de la fille d'A-
lexandre YI à Ferrare ne fut pas sans portée. Les lettrés et les
savants trouvèrent en Lucrèce un appui et firent partie de sa
société intime : ils se sentaient attirés vers elle par son esprit
cultivé (5) non moins que par le charme qui lui était particu-
(i) Ad. Vexturi, Belazioiil artistiche tra le corti ili Milano e Ferrara nel
aecolo XV (p. 256), ànnsV ÂJ-cliivio xtoricolombardo, anno XII,fasc.II, 30 juin 1885.
(2) Voyez plus haut, p. 85 et suiv.
(3) Voyez plus haut, p. 95-102.
(41 Frizzi, Mem. per la storia di Ferrara, t. IV, p. 211. — (iRixoROvirs,
Lucrèce Borçjia, t. II, p. 97,
(5) Voici, d'après un inventaire authenlicjue dressé en 1503, les livres rpie
Lucrèce possédait en 1502 et en 1503, livres pourvus en f>cnéral de reliures en
velours roi^e, en or et en argent : ini bréviaire; les sept Psaumes delà pénitence
et d'auties prières; un ouvrajje sur parchemin avec des miniatin-es en or, intitulé
De coppelle ala Spagnola; un recueil imprime des lettres de sainte Catherine de
Sienne; les Epitres et les l>angiles en langue vulgaire; un livre espagnol traitant
de matières religieuses; un recueil manuscrit de chansons espagnoles avec les
proverbes de Domcnico Lopez ; un ouvrage imprimé ayant pour titre : VAquila
volante; un livre imprimé intitulé : Supplément des chroni(jues, en langue vul-
124 L'ART FEURARAIS.
lier. Balthazar Castiglione, Ottaviano Fregoso, Aide Maniice,
Beiiibo, Tito Strozzi et son fils Ercole excitèrent spécialement
sa sympathie et furent ses principaux admirateurs. Bembo,
venu à Ferrare en 1503, conçut même pour elle une véritable
passion, dontil confia l'expression à ses vers. Le l"aoùt 1504,
il lui dédia les Asolani, dialogue sur l'amour, auquel il joignit
une lettre dans laquelle il célébrait les vertus de Lucrèce (1).
En 1506, il passa à la cour de Guidobaldo duc d'Urbin, mais
il entretint avec la duchesse de Ferrare une correspondance
suivie. Si cette correspondance témoigne d'une tendresse per-
sévérante, tendresse peut-être partagée, elle ne permet pas de
supposer que Lucrèce ait manqué à ses devoirs. Dans les vers
de Tito Strozzi et de son fils, les hommages rendus à la femme
d'Alphonse n'ont pas moins de vivacité; leur amour cependant
ne peut être regardé que comme purement idéal. Antonio
Tebaldeo, Gelio Calcagnini et Giraldi ont, du reste, attesté
les qualités morales de Lucrèce à partir de son arrivée à
Ferrare, et l'Arioste a placé dans le temple d'honneur des
femmes son image avec une inscription laudative (:2).
{{aire; le Miroir de la foi, imprimé et en langue vulgaire; un Dante imprimé,
avec commentaire; un ouvrage sur la philosophie, en langue vulgaire; un vieux
livre intitulé : De ventura; un Donat; une Vie de Jésus-Christ en espagnol; un
Pétrarque manuscrit, sur parchemin, de format in-12. (^Gregouovius, Lucrèce
Borijia, t. II, p. 136.) — Un inventaire de 1516 ne mentionne que des bréviaires
et des livres d'office magnifiquement reliés.
ri) Aide Manuce, fixé à Venise après avoir vécu quelque temps à Ferrare
auprès d'Hercule I" et à Carpi auprès des Pio, imprima les Asolani en 1505 et les
adressa à Lucrèce avec une dédicace. C'est aussi à Lucrèce qu'il dédia le volume
des poésies de Tito et d'Ercole Strozzi, imprimé en 1513 et accompagné d'une
introduction dans laquelle il exalte les qualités de la duchesse, notamment sa
crainte de Dieu, sa bienfaisance envers les pauvres, sa bonté pour ceux qui l'en-
touraient et la sagacité de son jugement. (GREGonovius, Lucrèce Bore/ ia, t. II,
p. 138, 179.)
(2) La prima iscrizion ch' agli occhi occorre,
Con lungo onor Lucrezia Borgia noma,
La cui bellezza ed onestà preporre
Debbe ail' antiqua la sua patria Roma.
I duo che voluto han sopra se torre
Tanto ccccllente ed onorata soma,
Noma lo scritto : Antonio Tebaldeo,
Ercole Strozza : un Lino, e un Orfeo.
(Ch. XLii, st. 83.)
LIVRE PREMIER. 125
Plusieurs événemeuts tragiques mirent presque coup sur
coup en émoi la cour si brillante et si raffinée de Ferrare. Le
3 novembre 1505, le cardinal Hippolyte, frère du duc, soudoya
des assassins pour crever les yeux de son frère naturel Giulio,
parce que Angela Borgia, dame d'honneur de Lucrèce, que
tous deux aimaient, avait vanté en sa présence la beauté des
yeux de son rival. L'année suivante, Giulio, de concert avec
son frère Ferrante, complota contre la vie d'Hippolyte et contre
celle d Alphonse, sans réussir dans son entreprise, qui lui
valut, ainsi qu'à son complice, une captivité longue et cruelle
au fond des prisons du Castello (1). Deux ans plus tard, le
G juin 1508, on trouva dans une des rues de la ville, non loin
de l'église consacrée à saint François, Ercole Strozzi percé
de vingt-deux coups de poignard, peut-être par ordre d'Al-
phonse (2). u Ce terrible événement, dit M. Gregorovius, dut
rappeler au souvenir de Lucrèce le jour où son frère le duc
de Gandie avait été assassiné, et, de même que cette mort
était restée un mystère impénétrable, celle de Strozzi demeura
également inexpliquée. "
La conspiration de Giulio et de Ferrante ne fut pas la seule
à laquelle échappa Alphonse 1". Il y en eut une autre en 1523,
une troisième en 1525, une quatrième en 1528, dont l'auteur,
Girolamo Pio, fut décapité dans le jardin du Castello (25 oc-
tobre 1528). La dernière eut lieu en 1532, et la tète du cou-
pable fut exposée au bout d'une lance sur une des tours du
même édifice.
Parmi les calamités qiii signalèrent le règne d'Alphonse, la
peste n occupe pas une des moindres places. Dans la seconde
moitié de 1505, il mourut jusqu'à six mille personnes, entre
autres deux lettrés ferrarais de grand renom, Battista Gua-
rinoI"(3) et Tito Vespasiano Strozzi. Quatre mille habitants
désertèrent la ville. De ce nombre fut Lucrèce, qui se retira à
[l] ÎNous reviendrons sur ces faits en parlant du Castello (liv. II, ch. m}.
(2) On trouvera plus loin le récit détaillé de ce drame, à propos du palais
Paresclii (liv. II, ch. m).
(3) Voyez ce que nous avons dit de lui p. 108.
126 L'ART FERRAllAIS.
Rovip^o, OÙ elle fit une seconde fausse couche. On ferma l'Uni-
versité, et les tribunaux cessèrent de siéger. L'épidémie avait
été précédée d'une disette, dont le duc s'efforça d'atténuer les
effets en se procurant au dehors du blé qu'il fit distribuer aux
plus nécessiteux. En 1528, la peste éclata de nouveau avec
plus d'intensité encore et prit comme victime de marque le
célèbre jurisconsulte Giacopino Riminaldi. A cette époque, la
Commune salaria un médecin espagnol, Alessandro Castagno,
qui prétendait avoir inventé une huile très efficace contre le
mal régnant. Elle lui accorda dix lire par mois et lui concéda la
jouissance des produits du Boschetto dans l'île de Saint-Sébastien .
Quelques années après (30 décembre 1532), un incendie
détruisit en grande partie l'ancien palais des Este, celui où
siège à présent la municipalité. Le feu avait pris dans une
boutique sous la loggia construite en 1503. Il consuma, au-
dessus de cette loggia, la salle dans laquelle on avait établi une
scène pour la représentation des comédies de l'Arioste (1).
L'illustre poète en fut fort affligé. Déjà malade au moment où
il vit son cher théâtre anéanti, il mourut le G juin 1533 dans
la modeste et jolie maison qu'il s'était fait construire et que
l'on visite toujours avec intérêt. — Un autre incendie, en
1512, avait gravement endommagé l'intérieur du palais délia
lia g iQ ne.
Lorsque Alphonse I" succéda à son père, Ferrare jouissait
dune paix profonde. Mais on ne tarda pas à voir que cet heu-
reux état ne durerait pas longtemps. L'ambition de Venise,
non encore pleinement assouvie, était toujours menaçante, et
Jules II avait déjà entrepris de rendre à l'Église tout ce qu'elle
avait jadis possédé. Après avoir repris les places qui étaient
au pouvoir de César Borgia, il enleva Pérouse aux Baglioni et
assiégea Bologne (2), où il entra le 2 novembre 1506, tandis
(1) Fmzzi, Mem. per la storia di Ferrara, t. IV, p. 318.
(2) Connue vassal du Saint-Siè{;e, le duc de Ferrare fut ohlip,é, pendant le siège
de Boloj-ne, de conduire au camp du Pape quinze cents hommes d'armes et de
contribuer ainsi à la chute de Bentivoj;lio, dont un des hls, Annibal, était son
beau-frère.
LIVRE PREMIER. 127
que Giovanni Bentivoglio se réfugiait à Milan avec une partie
de sa famille (1). Alphonse d'Esté n'avait-il pas lieu de craindre
pour lui-même? Sa situation précaire lui imposait une extrême
prudence. Ne pas irriter le plus irritable des pontifes lui parut
la première des nécessités. Aussi n'osa-t-il pas refuser son con-
cours à Jules II, qui se préparait à conquérir Ravenne sur les
Vénitiens et à s'emparer de plusieurs villes dans la Romagne.
Il accéda à la ligue de Cambrai, formée contre la République
le 10 décembre 1508 par le Pape, le roi de Naples, le
roi de France et l'Empereur, espérant, du reste, d'après les
promesses qui lui étaient faites, que, pour prix de son con-
cours, il recouvrerait la Polésine de Rovigo et serait à tout
jamais débarrassé du visdonn'no vénitien. Afin d'obtenir son
assentiment, le Pape, dés le 3 mai 1509, lui avait envoyé la
rose d'or par l'intermédiaire de Beltrame Costabili , évéque
d'Adria et ambassadeur du duc auprès du Saint-Siège; le
19 avril, il le proclama gonfalonier de l'Église, et, le 26, Cos-
tabili remit h son maître l'étendard pontifical dans la cathé-
drale de Ferrare. Quelles rudes épreuves Alphonse P' se fût
épargnées si, se retranchant dans la neutralité, il n'eût pas
affronté les luttes auxquelles on le convia, sauf à l'aban-
donner plus tard ! Ces épreuves, du moins, ne furent pas sans
gloire et lui fournirent l'occasion de montrer, avec sa rare
énergie, ses talents militaires.
Pendant les guerres dont il va être question, le fils d'Her-
cule I" acquit une grande célébrité par son artillerie, à laquelle
il dut souvent la victoire. Le Grand Diable et le Tremblement
de terre, deux canons d'une dimension extraordinaire qui
jetèrent maintes fois la terreur parmi ses ennemis, avaient été
fondus par lui. La Giidia n'inspira pas moins d'épouvante :
c'était une énorme coulevrine, faite avec les débris de la
statue colossale en bronze du pape Jules II, statue dont Michel-
Ange était l'auteur et que le peuple avait brisée le M) décembre
(1) Les iils de Bentivoglio passèrent par Forrarc : ils lojjèrent à l'aiihcrge de
l'Ange, où mourut en 1538 Giovanni Antonio Licinio, dit le l'oic/enone, et par-
tirent au bout de trois jours.
128 L'ART FEURAllAIS.
1511(1). Giacomo di Guido fut le fondeur de la grosse artil-
lerie d'Alphonse I". Il fut chargé aussi de faire une cloche
pour le campanile de la cathédrale ; mais le son de cette cloche
n'étant pas harmonieux, le duc voulut qu'elle fût refaite et mit
la main à l'œuvre (2).
Au début des hostilités, Alphonse \" s'empara de la Polésine
de Rovigo, mais il ne put la garder, et les Vénitiens, après lui
avoir enlevé Comacchio, s'avancèrent avec leurs vaisseaux jus-
qu'à Francolino. A la suite de plusieurs attaques inutiles, le
duc, à qui le Pape, Bologne et la France avaient envoyé quel-
ques renforts, remporta un brillant succès : trois ou quatre
mille de ses ennemis furent tués ou noyés ; il coula plusieurs
navires, fit de nombreux prisonniers, prit soixante bannières,
se rendit maître de treize galères et rentra en triomphateur à
Ferrare. « Les instruments de musique, les cloches, les salves
d'artillerie, les vivats, les applaudissements du peuple rem-
plirent l'air de bruit et de joie (3). » Un imposant cortège se
rendit dans la cathédrale, où l'on suspendit aux murailles les
proues des navires capturés (4), et un service d'actions de
grâces fut célébré en grande pompe. L'allégresse publique ne
dura guère. Venise, en effet, tenta de détacher Jules II de la
ligue de Cambrai en lui offrant tout ce qu'il convoitait, et le Pape,
qui ne voulait ni trop affaiblir la seule puissance capable de
repousser les attaques des Ottomans, ni laisser le roi de France
et l'empereur d'Allemagne s'étendre en Italie, conclut séparé-
ment la paix avec la République à l'insu de ses confédérés, le
24. février 1510. S'il stipula en faveur d'Alphonse la liberté de
la navigation dans l'Adriatique, la suppression du tribunal
du vùdomino à Ferrare et l'abolition des pactes qui avaient
amené de si fréquents conflits entre les Vénitiens et les Ferra-
rais, il n'exigea pas la restitution de la Polésine, restitution
(1) Nous reparlerons plus loin de la Giulia, à propos du Castello (liv. 11,
ch. m).
(2) L.-N. CiTTADELLA, Notizie relative a Ferrara^ t. I, p. 110.
(3) Fmzzi, Mem. per la storia di Ferrara, t. IV% p. 242.
(4) Elles restèrent là jusqu'à la fin du dix-huitième siècle.
LIVRE PREMIER. 129
formellement promise au duc et méritée d'ailleurs par les ser-
vices rendus à la ligue.
Alphonse d'Esté continua de faire cause commune avec ses
alliés. Conquise en commun, la Polésine lui fut remise. Sur
ces entrefaites, le Pape lui enjoignit de cesser toute hostilité
contre les Vénitiens et de se séparer des Français qu'il voulait
chasser de l'Italie. C'est en vain que les ambassadeurs ferra-
rais cherchèrent à démontrer au Pontife que l'honneur forçait
leur maître à teyir ses engagements envers ceux qui l'avaient
si fidèlement soutenu; Jules II se montra inflexible, excom-
munia Alphonse, le déclara déchu de tous ses fiefs relevant du
Saint-Siège (9 août 1510) (1), et, en même temps, gagna le
roi d'Aragon par l'investiture du royaume de Naples. Les Véni-
tiens reprirent la Polésine. Alphonse perdit aussi Modène (2)
et Reggio, et fut un instant menacé jusque dans sa capitale,
où tous les citoyens, rivalisant de patriotisme, travaillèrent
jour et nuit à rendre les remparts inexpugnables. Sur divers
points du territoire, plusieurs brillants faits d'armes rehaus-
sèrent encore le duc dans l'estime des troupes (3). Uni à Gaston
de Foix pour assiéger Ravenne, il dirigea avec tant d'habileté
sa puissante artillerie, qu'il força l'ennemi à sortir de la place
et à se battre en rase campagne. La mêlée fut terrible (4);
(i) C'est vers cette époque que semblent avoir été faites les deux médailles de
Jules II attribuées à Francesco Francia, et au revers desquelles on lit : « Contra
stimulum ne calcitres » , paroles menaçantes, à l'adresse du duc Alphonse.
(Armand, Les médailleurs italiens, t. III, p. 31.)
(2) Réclamée par l'Empereur, qui de longue date en était regardé comme le
suzerain, Modène fut remise à ses représentants sous la condition qu'elle ne
serait pas rendue à Alphonse.
(3) En 1511, Alphonse I" eut auprès de lui comme « maître de l'artillerie » le
Ferrarais Sebastiano Barbazza de' Buonmartini da Mon^e/Zce, ingénieur militaire,
qualifié de « strenuus vir » dans divers actes parvenus jusqu'à nous. Le duc s'atta-
cha tellement à Barbazza qu'il l'associait à ses opérations militaires et en fit son
familier. En 1527, il le chargea d'agrandir et de fortifier Modène. L'année sui-
vante, il lui permit de se mettre au service des Florentins. Arrivé à Florence le
il octobre 1528, Barbazza examina la situation de la ville et fournit un dessin à
la Seigneurie, qui se déclara très satisfaite, et qui, pour témoigner de sa gratitude,
donna à l'ingénieur du duc de Ferrare cent florins d'or, sans compter les frais
d'entretien de quatre hommes et de quatre chevaux. Barbazza s'occupa souvent
des murs de Ferrare. Daniele Fini lui a dédié deux poésies.
(4) Alphonse se servit de deux grands chevaux habitués à renverser les enne-
I. 9
130 L'ART FEUUAUAIS.
Gaston de Foix y périt; mais la victoire à laquelle Alphonse
d'Esté contribua, comme soldat autant que comme capitaine,
fut tout à fait décisive (11 avril 1512) (1), et Ravenne ouvrit
ses portes aux assiégeants.
Cet éclatant succès ne termina pas la guerre. Pendant que
Louis XII concentrait toutes ses troupes dans le Milanais,
Alphonse accrut les fortifications de Ferrare et fit creuser de
nouveaux fossés sous la direction de l'ingénieur Gasparo da
Corle. Tout entier à la défense de ses États, il supprima les
dépenses de luxe à la cour, vendit sa vaisselle d'argent à
laquelle il substitua des assiettes et des plats en faïence pro-
venant de la fabrique ducale, et engagea jusqu'aux médailles
antiques de ses collections (2) et aux bijoux de Lucrèce Borgia.
La situation devint plus critique qu'elle ne l'avait jamais été,
après que les Français, dépouillés de Milan et de Gênes,
eurent quitté l'Italie (3). Pressé d'un côté par les armées pon-
tificales et de l'autre par celles de Venise, il paraissait voué à
une ruine inévitable, quand Fabrizio Colonna, qu'il avait fait
prisonnier à la bataille de Ravenne, et qu'il avait traité dans
le palais ducal comme un prince du sang, offrit sa médiation
et lui procura un sauf-conduit de Jules II, dont Alphonse
d'Aragon se porta garant. Les pourparlers entamés à Rome ne
purent amener une entente, le Pape exigeant la dévolution de
Ferrare au Saint-Siège et n'offrant qu'une compensation déri-
soire. Alphonse n'aurait pu même sortir de Rome, d'où le
Pape ne lui permettait pas de partir, si les Colonna ne l'avaient
mis à coups de ruades. Quand ces chevaux luuururent, le duc fit peindre leurs
portraits.
(i) Apres la bataille de Ravenne, Alphonse adopta comme emblème une gre-
nade lançant du feu dans trois directions, par allusion à son artillerie qui attaqua
de trois côtés à la fois le camp ennemi.
(2) Il mit en dépôt chez Jacomo d'Ambrogio, banquier de Vérone, deux mille
huit cent quatre-vingt-trois pièces, contre lesquelles on lui versa quatre cent cin-
quante lire; mais il les dégagea dès que les circonstances le lui permirent, et, de
plus, il en acquit trois cent soixante-cinq nouvelles par l'intermédiaire de
Vincenzo Mosti (1513).
(3) C'est à cette époque que, Bologne s'étant rendue au Pape (10 juin 1512),
les Bentivoglio, chassés pour la seconde fois de leurs Etats, s'installèrent détiniti-
vement à Ferrare.
LIVRE PREMIEll. 131
aidé à s'évader (1) . Travesti tantôt en chasseur, tantôt en
domestique, tantôt en moine, il ne parvint qu'à grand'peine
à regagner sa capitale (14 octobre 1512). Aussitôt, Jules II or-
donna à son neveu François-Marie délia Rovere, duc d'Urbin,
et au vice-roi de Naples Cardona qui se trouvait à Milan, de
fondre sur Ferrare (2) ; mais Prospero Golonna retint Cardona,
à qui Alphonse d'Aragon, irrité de ce que le Pape n'eût pas
tenu compte du sauf-conduit accordé sous sa propre respon-
sabilité, défendit d'agir (3), et l'hiver entrava les opérations
du duc d'Urbin. La mort de Jules II (21 février 1513) laissa
enfin respirer Alphonse d'Esté.
Dès que l'élection de Léon X fut connue, le duc de Ferrare
envoya plusieurs ambassadeurs à Rome pour rendre hommap^e
au nouveau pape, qui leva l'interdit dont Ferrare avait été
frappée et qui manifesta le désir de voir Alphonse d'Esté à
son couronnement. Dans cette solennité (11 avril 1513),
Alphonse porta l'étendard de l'Église comme gonfalonier.
Bientôt même le Souverain Pontife, non content d'avoir an-
nulé toutes les décisions de Jules II à l'égard du duché de
Ferrare, déclara qu'il prenait sous la protection apostolique
le duc et ses successeurs, et promit de lui restituer au bout
de cinq mois Reggio et Modène. Cette bienveillance cachait
plus d'une arrière-pensée. Alphonse ne recouvra pas Modène
et Reggio à l'expiration du délai convenu. Afin de se concilier
LéonX, il hébergea durant trois jours quatorze mille Suisses
et Allemands qui marchaient contre le duc d'Urbin François-
Marie délia Rovere, que le Pape voulait dépouiller au profit
de son propre neveu, Laurent de Médicis, fils de Pierre de
(1) Sur le séjour d'Alphonse d'Esté à Rouie sous Jules II, M. Julian Klatzko
a donné de très intéressants détails. Voyez Eoine et la Renaissance, dans la
Revue des Deux Mondes du 1" avril 1896, p. 560-562.
(2) Alphonse n'ignorait rien des desseins formés contre lui. 11 en était informé
par (juciipies personnes qu'il pensionnait secrètement et (jui étaient au service du
Pape.
(3) Deux anneaux ornés de pierres précieuses, Itm dunné au vice-roi de
Naples, l'autre au duc de Ti-ajetto, ne furent pas non jjlus .-aus influence sur les
résolutions favorables au duc de Ferrare. Laissant derrière lui les Etats des
princes d'Esté, Cardona se dirijjca vers Florence afin dy rétablir les Médicis.
132 L'ART FERRARAIS.
Médicis et d'Alfonsina Orsini, et le 1-4 novembre 1518 il se
rendit à Paris pour intéresser Louis XII à ses revendica-
tions (1).
Quand il revint à Ferrare (20 février 1519), il trouva Lu-
crèce Borgia très souffrante. Elle était grosse et approchait
du moment de sa délivrance. Le 14 juin, elle accoucha d'un
enfant mort. L'aggravation rapide de son état ne lui laissant
aucune espérance, elle écrivit le 22 à Léon X une lettre d'une
simplicité touchante, qui se termine par ces mots : « Notre
« très clément Créateur m'a accordé par une faveur insigne de
u savoir que je touche à ma fin et que sous peu j'aurai cessé
« de vivre, non sans avoir reçu les saints sacrements de l'Église.
« Arrivée à ce point, je me suis rappelé en chrétienne, quoique
u pécheresse, de demander à Votre Béatitude qu'elle daigne
u puiser dans sa bonté au trésor spirituel, afin de pouvoir
" offrir quelque soulagement à mon âme par sa sainte béné-
« diction. Je l'en supplie dévotement et je recommande à sa
a sainte grâce mon époux et mes enfants qui sont tous les
u serviteurs de Votre Sainteté. " Lucrèce mourut en présence
d'Alphonse pendant la nuit du 24 juin et fut ensevelie, comme
Éléonore d'Aragon, dans le couvent des Sœurs du Corpus Do-
mini, qu'elle avait toujours affectionné (2).
Lucrèce Borgia était devenue, dit M. Gregorovius, » une
bonne et fervente catholique au point de vue de la religion
(1) Dès 1516, Bonauentuia Pistojïlo, secrétaire d'Alphonse l", s'était rendu à
Amboise auprès du roi de France et avait tâché de le gagner à son maître avant
l'arrivée de Giacomo Latino, chargé par Léon X d'une mission en sens inverse.
(2) C'est aussi en 1519 que moururent Beltrame Costabili, ambassadeur de
Ferrare à Rome (il fut enseveli dans cette dernière ville à Sainte-Marie du
Peuple), Fino Fini et l'empereur Maximilien. Fino Fini, né en 1431 à Ariane
dans le diocèse d'Adria qui faisait partie du territoire de Ferrare, fut d'abord
notaire. Il eut ensuite la haute main dans la couqjtabilité de la Chambre ducale
pendant près de soixante ans (1458-1519), juscju'au jour de sa mort, ce qui ne
l'empêcha pas de cultiver le latin, le grec, l'hébreu, et de s'adonner à la théo-
logie. 11 employa le peu de loisirs que lui laissaient ses fonctions à écrire un
ouvrage intitulé : " In Judœos flagellum, ex sacris Scripturis excerptum « ,
auquel il travailla pendant quatorze ans, même les jours de fête. Cet ouvrage était
destiné à combattre l'erreur des Juifs au profit de la foi chrétienne. Daniello, un
de ses fils, le publia en 1539 et le dédia au duc Hercule II. Fino Fini avait
quatre-vingt-six ans et onze mois quand la mort le frappa.
LIVRE PREMIER. 133
de son époque (1) «. Ses pratiques de dévotion '< étaient en
rapport logique avec son passé et avec les vicissitudes qu'elle
avait subies. Il était impossible que le souvenir de tous les excès
et de tous les crimes commis par ses proches, comme celui de
ses propres fautes, cessât jamais de tourmenter son âme (2). ^
La mort de Lucrèce inspira des regrets universels. Par son
affabilité, par sa charité, la seconde femme d'Alphonse F""
avait depuis longtemps conquis l'affection des Ferrarais. Les
malheureux avaient en tout temps, mais surtout quand la
guerre eut amené l'augmentation du prix des denrées, trouvé
auprès d'elle accueil et protection (3). On n'avait pas non plus
oublié qu'au milieu des calamités de la patrie elle n'avait pas
reculé devant les sacrifices personnels pour suppléer à l'épui-
sement des finances, qu'elle s'était privée de ses joyaux et les
avait mis en gage, renonçant, comme Paul Jove le rapporte, à
la pompe et aux vanités mondaines qui l'avaient entourée
depuis son enfance. On se rappelait aussi qu'en l'absence du
duc elle avait exercé plusieurs fois le pouvoir avec prudence
et sagesse. Les Juifs ayant été maltraités en 1506, elle édicta
une loi en leur faveur et ordonna de punir sévèrement les cou-
pables. Pendant la guerre, en 1512, les encouragements
qu'elle donna aux chevaliers français et à leurs compagnons
d'armes dans sa capitale redoublèrent leur zèle pour le service
d Alphonse F'. « La bonne duchesse, qui étoit une perle en ce
monde, dit le biographe de Bayard, fit aux Français un mer-
veilleux accueil et tous les jours leur faisoit festins et bancquets
à la mode Dytalie tant beaulx que merveilles. Bien ose dire
que de son temps, ne devant, ne s'est point trouvé de plus
triomphante princesse, car elle étoit belle, bonne, douce et
courtoise à toutes gens, et rien n'est plus sûr que, quoique son
mari fût un prince sage et vaillant, ladite dame lui a rendu de
bons et grands services par sa gracieuseté (4). »
(1) Lucrèce Borc/ia, t. II, p. 170.
(2) Ihid., (. II, p. 195-196.
(3) Ibid., t. II, p. 195.
(4) Le loyal serviteur, histoire du bon chevalier) le seigneur de Bayard, cli. xliv.
134 L'AFvT FRRRARAIS.
Dans la famille même du duc, Lucrèce avait triomphé de
toutes les préventions, Isabelle d'Esté, qui d'abord en avait
eu plus que personne, ne tarda pas à y renoncer (1). Une let-
tre de Giovanni Gonzague, écrite de Ferrare au marquis Fré-
déric Gonzague (2), son neveu, confirme hautement tous les
autres témoignages. « La mort de Lucrèce, écrit-il, a causé
beaucoup de chagrin dans toute la ville, et Sa Grandeur ducale
a surtout manifesté une douleur extrême. Ici l'on dit mer-
veille de sa vie : il y avait dix ans peut-être qu'elle portait un
cilice ; depuis deux ans elle se confessait tous les jours et com-
muniait chaque mois trois ou quatre fois (3). »
Lucrèce laissa quatre enfants : Hercule, né le 4 avril 1508 ;
Hippolyie^ né le 25 août 1509 ; Éléonore, née le 3 juillet I5I5
(elle se ht religieuse au monastère du Corpus Domini et mou-
rut le 15 juillet 1575); enfin François, né le ["novembre 1510
(il fut marquis de Massa Lombarda et mourut le 22 février
1578).
« Les rapports de Lucrèce avec son mari, dit M. Gregoro-
vius, s'ils ne furent pas fondés sur l'amour et s'ils ne prirent
pas un caractère passionné, revêtirent du moins, à ce qu'il
semble, des formes de plus en plus flatteuses pour elle...
Alphonse se voyait avec satisfaction père d'enfants qui étaient
ses héritiers légitimes. Il allait à ses plaisirs particuliers, mais
il éprouvait un vif contentement à constater le respect, et
l'admiration dont sa femme était l'objet. Si les mêmes hom-
mages avaient été offerts jadis h sa jeunesse et à sa beauté, ils
étaient maintenant provoqués par ses vertus (4). "
Nous avons vu que Lucrèce Borgia manifesta pour les lettres
(1) Gregorovius, Lucrèce Borgia^ t. II, p. 64. — Quelques lettres de Mario
Equicola à Isabelle d'Esté attestent cependant, comme l'a fait observer M. Ales-
sandro Luzio, que l'antipathie de celle-ci à l'égard de Lucrèce Borgia ne disparut
jamais complètement, qu'il y eut de part et d'autre une sorte de rivalité, et que
Lucrèce eut plus d'une fois à se plaindre de la froideur d'Isabelle. {I preceUori
d'Isabella d'Esté. Ancona, Morelli, 188T, p. 41-42.)
(2) Frédéric fut élevé à la dignité de duc de Mantoue par Charles-Quint
en 1530.
(3) Gregorovius, Lucrèce Borgia, t. II, p. 229.
(4) Ibid., t. II, p. 199.
LIVRE PREMIER. 135
un goût prononcé. Pour les œuvres d'art, elle n'éprouva pas
un penchant aussi vif. Elle avait cependant dans son salon un
Cupidon en marbre que chanta Ercole Strozzi. Un inventaire
de 15 16 (1) mentionne également chez elle un tableau deJacomo
Panizato, pourvu d'un cadre sculpté par maître Bei-nardino, et
deux figures de femmes peintes d'après nature par Jacomo
Palma. Elle possédait, en outre, des bijoux, des médailles et
des émaux.
Il n'y avait pas longtemps que Lucrèce avait cessé de vivre,
quand les plus graves préoccupations envahirent de nouveau
l'esprit du duc de Ferrare. Deux coups de main tentés contre
sa capitale à l'instigation de Léon X l'avertirent des dangers
qui le menaçaient. Informé d'un accord conclu h ses dépens
entre le Pape et Charles-Quint, il crut n'avoir plus aucun mé-
nagement à garder et entreprit de conquérir les villes qui
avaient appartenu à sa maison. Il fut excommunié (1521), et
Ferrare fut frappée d'interdit. En arrachant Parme et Plai-
sance aux Français, le Souverain Pontife rendit bientôt tout
à fait critique la situation d'Alphonse. Cette fois encore le duc
dut son salut à la mort de son ennemi (5 janvier 1522). Il
éprouva une telle joie, qu'il fit frapper cinq monnaies d'argent
et une monnaie de cuivre en souvenir de l'événement qui avait
mis fin à ses anxiétés.
Le pontificat d'Adrien VI (1522-1523) amena pour lui un
peu de répit. Sur les instances du duc et de ses ambassa-
deurs (2), l'interdit fut suspendu, puis levé, et la confirmation
de l'investiture fut accordée, à la condition que Ferrare fourni-
rait chaque année au Pape cent soldats à cheval dont elle paye-
rait l'entretien. QuanthModène et à Reggio, on promit au duc
de les lui rendre, mais dans un avenir indéterminé.
(1) Raccolta di catalughi cd invcntarii di (juadri, statue, disccjui, bronzi,
dorerie, smalti, medaglie, uvori, etc., dal sccolo XV al secolo XIX, per cura di
Giuseppe Campori. Moclena, 1870.
(2) Hercule, âgé de quatorze ans, prononça dans le consistoire, devant le Sou-
verain Pontife, un discours en latin, où il défendit la cause d'Alphonse I"^ son père.
Il fut très affectueusement accueilli par Adrien VI. Son retour à Ferrare eut
lieu le 31 octobre 1522.
136 L'ART FERRARAIS.
Avec l'avènement de Clément VII, les complications et les
périls reparurent pour la maison d'Esté. Entouré d'ennemis
dont la politique était ondoyante et féconde en surprises,
Alphonse I" se conduisit selon que le lui conseillaient les cir-
constances et suivit tour à tour le parti de la France et celui
de l'Empire, échappant aux pièges de la destinée tantôt par
sa valeur et son habileté militaire, tantôt par la ruse et la cor-
ruption, A François P', il prêta soixante-quinze mille écus
d'or, et lui envoya en Lombardie douze canons; mais, après
la bataille de Pavie, bataille où François P' fut fait prisonnier
(1525), il rétablit l'équilibre dans les manifestations de ses
sympathies en prêtant pour un an à l'Empereur cinquante mille
ducats, qu'il promit de ne pas réclamer s'il était réintégré
dans ses fiefs impériaux. Quoiqu'il ne possédât qu'un État
secondaire, on attachait du prix à son alliance et à son con-
cours. Lorsque l'extension inquiétante des prétentions de
Charles-Quint eut suscité contre ce prince la ligue de Cognac
dans laquelle entrèrent Clément YII, les Vénitiens, la Républi-
que de Florence, le duc de Milan et le roi de France (22 mai
1526), de part et d'autre on lui offrit le commandement géné-
ral des armées. A cette offre, l'Empereur ajouta l'engagement
d'unir sa fille naturelle, Marguerite, à Hercule, fils aîné du duc
de Ferrare, tandis que la ligue proposait pour Hercule la main
de Catherine de Médicis. Alphonse se déclara en faveur de
Charles-Quint. Son artillerie et ses subsides permirent à Geor-
ges Fronsberg, qui amenait d'Allemagne des renforts, de pas-
ser le Pô malgré les troupes pontificales et de rejoindre les
Impériaux. Guichardin raconte que ce fut Alphonse qui, afin
d'éloigner de son territoire le flot de la soldatesque, excita le
connétable de Bourbon à marcher contre Rome. S'il n'en
donna pas le conseil, il encouragea du moins indirectement
l'expédition qui aboutit au sac de Rome (1527). La même
année (15 novembre), il se vit dans la nécessité d'adhérer à la
ligue, qui le menaçait de la guerre s'il ne lui prêtait pas son
appui; mais il prit à témoin l'ambassadeur de Charles-Quint
qu'il cédait à la force des circonstances, car, faute de secours.
LIVRE PREMIER. 13T
sa perte était certaine. Il promit de fournir à ses nouveaux
alliés cent cuirasses et six mille écus par mois pendant six
mois, et le mariage d'Hercule avec Renée, fille de Louis XII,
fut décidé (I).
Pendant l'année 1528, la guerre sévit dans toute l'Italie;
mais en 1529 Clément VII et Charles-Quint se réconcilièrent
et se donnèrent rendez-vous à Bologne pour rendre la paix
à la Péninsule. Alphonse d'Esté avait repris Reggio au début
du règne de Clément VII et Modène après le sac de Rome,
sans obtenir que ses droits sur ces villes fussent reconnus.
Durant plusieurs jours, il y traita magnifiquement l'Empereur,
qui lui promit ses bons offices auprès du Pape. Aux deux sou-
verains réunis à Bologne, il envoya ensuite des poissons, des
volatiles, des quadrupèdes et autres comestibles, et fut enfin
admis à plaider sa cause devant eux. Clément VII consentit à
(1) Hercule partit avec une suite non>hreuse dont faisait partie Musa Antonio
Brasavola, célèbre médecin ferrarais. 11 avait alors vinjjt ans et possédait toutes
les firàces d'un chevalier accompli. Il y eut en son honneur des bals à Saint-Ger-
main et des chasses à Fontainebleau, Le mariage eut lieu à Paris dans la Sainte-
Chapelle (28 juin 1528), et Clément Marot composa pour la circonstance un
chant nuptial. Le duc Alphonse envoya à Renée des joyaux valant cent mille
écus d'or. Quant à François I", il fit entrer dans la dot de la fille de Louis XII
et d'Anne de Bretaf[ne le duché de Chartres, ainsi que les villes de Montargis et
de Gisors. Les nouveaux époux restèrent quelque temps en France, à cause de la
peste qui régnait à Ferrare. Brasavola visita l'Université, dont les registres por-
taient les noms de Dante et de Boccace, et il y soutint une série de controverses
sur cent conclusions, sorte de tournoi intellectuel qui le couvrit de gloire. En
défendant Galien, il ne recueillit pas moins d'applaudissements. François I" se
fit soigner par lui, le combla de présents, l'autorisa à intercaler le lis d'or dans
ses armes et le nomma chevalier de Saint-]Mic'hel. Hercule et sa femme ne quit-
tèrent Paris que le 16 septembre 1528. Ils passèrent par Lyon, Turin, Parme,
Reggio et Modène, et s'arrêtèrent dans le palais du Belvédère (30 novembre),
avant d'entrer pompeusement à Ferrare, où, sur l'ordre du duc, les citoyens
avaient quitté leurs habits de deuil et repris leurs occupations. La future
duchesse, née en 1509, avait dix-neuf ans. Si elle ne charmait pas les yeux par
sa beauté, « elle faisait assez paraître, dit Muratori, par les grâces de son esprit
et l'élévation de son caractère, le noble sang qui courait dans ses veines « . Pour
célébrer son arrivée, plusieurs couiédies de l'Arioste furent représentées, sous la
direction du poète lui-même, sur le théâtre construit dans le palais contigu au
Castello, et le prince François, un des fils d'Alphonse I'^'', récita le prologue de la
Lena. (Frizzi, Mcm. per la storia di Ferrara, t. IV, p. 304-305, 307. — Jules
Bonnet, Un mariarje sous François /''", dans la Revue chrétienne, année 1875,
p. 292-306 et 359-375. — Erneslo Masi, / Burlamacchi e cli alcuni doeumenti
intorno a Renata d'Esté duchessa di Ferrara. Bologne, 1876, p. 125-129.)
138 L'ART FERRARAIS.
accepter Charles-Quint comme arbitre entre lui et le duc de
Ferrare, à la condition que ^lodène serait remise en dépôt
aux mains de l'Empereur, clause qui fut exécutée. En 1531
(23 avril), Charles-Quint rendit sa décision. Alphonse d'Esté
devait demander pardon au Pape, payer pour le duché de Fer-
rare une redevance annuelle de sept mille ducats d'or, au lieu
de la faible redevance à laquelle Alexandre VI avait consenti,
recevoir une nouvelle investiture moyennant cent mille ducats,
jusqu'au payement desquels l'Empereur garderait Modène.
Clément VU, toujours implacable à l'égard d'Alphonse I",
refusa son adhésion à cet arbitrage. Il menaça de nouveau
l'indépendance de Ferrare, mais recula devant les formidables
préparatifs du duc. Charles-Quint, voyant qu'Alphonse I"
s'était soumis de bonne foi à la sentence qu'il avait formulée,
ordonna de lui rendre Modène (1). En février 1533, au con-
(1) Pour faire oublier sa longue fidélité à la France et se concilier la bienveil-
lance de Charles-Quintj Alphonse I" avait recommande h Jacopo Alvarotli et à
Matteo Casella, ses ambassadeurs, de ne rien négliger pour gagner les bonnes
grâces de François Covos, secrétaire intime de l'Empereur, par les mains de qui
passaient toutes les affaires concernant l'Italie. Dans une entrevue qui eut lieu le
9 janvier 1533, Govos amena la conversation sur les principaux tableaux du duc
de Ferrare, notamment sur les portraits du duc et de Gliarles-Quint par Titien,
portraits dont Titien lui-même lui avait plusieurs fois parlé. Avec un sans-gêne
que lui inspirait sa haute situation, il exprima le désir qu'on lui donnât, pour les
emporter en Espagne, ces deux portraits, auxquels on pourrait joindre celui d'Her-
cule, fils aîné d'Alphonse I". Ce désir ressemblait singulièrement à un ordre. A
peine le duc en fut-il Informé que, refoulant son orgueil habituel, il offrit à
Covos de faire un choix parmi ses peintures, lui proposant de s'en rapporter au
goîit de Titien. Une liste de tableaux accompagnait cette lettre. Covos remarqua
que le portrait d'Alphonse n'y figurait point ; or, c'était là, déclara-t-il, ce à quoi
il tenait par-dessus tout. Les ambassadeurs de Ferrare eurent beau lui représenter
que ce portrait, exécuté de longue date, ne reproduisait plus la physionomie
actuelle du prince, et que mieux vaudrait en exécuter un autre, il tint bon, et se
décida, en outre, d'après les conseils de Titien, pour une Judith, un S. Michel
et une Madone. Ces trois derniers tableaux devaient être expédiés à Gènes ; quant
au portrait du duc, c'est à Bologne qu'il fallait l'envoyer, afin que l'Empereur
pût l'admirer sans retard. Sept jours s'ctant passés sans que rien arrivât, l'impa-
tient Covos s'en plaignit à Alvarotti et à Casella. Enfin le 23 janvier le portrait
si ardemment attendu fut remis au secrétaire impérial avec une lettre dans laquelle
Alphonse d'Esté offrait à celui-ci de le servir en toutes choses. En exprimant sa
gratitude aux représentants du duc, Covos daigna leur dire que si les collections
du prince renfermaient encore quelques objets à sa convenance, il ne manquerait
pas de les demander. Peu de jours après, il rencontra Casella et lui apprit que le
portrait du duc était placé dans la chambre de l'Empereur. « Qu'en dirait le Pape
LIVRE PREMIER. 139
grès de Bologne, le Pape, l'Empereur, le roi de Hongrie, le
duc de Milan, les Génois, les Lucquois et les Siennois formèrent
une ligue pour garantir le repos de l'Italie. Le duc de Ferrare
ne consentit à en faire partie qu'après que le Pape, pressé par
Charles-Quint, se fut engagé à ne rien tenter contre lui pen-
dant dix-huit mois, et il promit de fournir dix mille ducats en
cas de guerre. Les dix-huit mois de tranquillité sur lesquels
Alphonse pouvait compter approchaient de leur fin, lorsqu'au
mois de juillet 1534 mourut Clément VII, dont le successeur,
Paul III (Alexandre Farnèse), était favorable au duc de Ferrare.
Alphonse I" suivit de près Clément VII dans l'autre vie (1) :
il mourut le 31 octobre 1534, à l'âge de cinquante-huit
ans (2), laissant h son successeur les États de la maison d'Esté,
après de nombreuses péripéties, tels qu'il les avait reçus de
son père, et même mieux affermis. En butte à l'inimitié de
trois papes que soutenaient de puissants alliés, il avait triom-
phé de tous les obstacles en suivant tantôt le parti du roi de
France, tantôt le parti de l'Empereur, en associant à une notoire
habileté militaire et à un rare courage l'astuce et la corruption,
en faisant tour à tour des actes de prudence ou d'audace, en
se montrant fertile en expédients , en sachant se soumettre
aussi bien que résister, ens'humiliantau besoin pour se relever
avec plus de force. Son règne avait duré trente-trois ans (3).
s'il le savait? » ajouta Covos. ^ Cela lui déplairait moins, répondit le fin ambas-
sadeur, que de savoir l'imajje de mon maître gravée dans le cœur de l'Empereur. »
On croit à tort aujourd'hui que le portrait d'Alphonse I" dont il vient d'être
question fait partie du musée de Madrid : nous en reparlerons à propos du
Cnstello (liv. II, eh. m).
(1) Après avoir été exposé sous la lojjjjia du jardin de la cour, où Bartoloinmeo
Ferrino prononça son oraison funèbre, son corps fut porté en grande pompe à
l'église du Corpus Domini pour y être enseveli. Parmi les œuvres de Cetio Calca-
gnini et de Girolamo Falletti se trouvent aussi deux discours composés en l'hon-
neur d'Alphonse \".
(2) Il mourut, dit Paul Jovc, pour avoir mangé ti-op de melon. Deux de ses
frères, le cardinal llippolyte I^"^ et don Sigismond, l'avaient précédé dans la
tombe, le premier en 1520, le second en 1524. C'est aussi l'intenqjérancc,
comme on le verra plus loin, qui causa la mort du cardinal.
(3) Voyez Vita di Alfonso 1" d'Esté^ par Honaventura Pistoi-ilo, dans les Atti
e Mem. délie deputazioni di stori'a palria pcr le pioviiicie modenesi c paniiensi,
anno 1865, p. 481.
140 L'AKT FERRARAIS.
Entre la mort de Lucrèce Borgia et celle de son dernier
mari, il s'était écoulé quinze ans. Alphonse ne se remaria
pas, mais il vécut avec la fille d'un Ferrarais fabricant de
bérets [berettino], la belle Laura Dianti, qu'il surnomma Eusto-
chia, et qu'il installa dans un palais construit pour elle près
de l'église Santa Maria délia Rosa (1). Il en eut deux fils,
Alfo7iso et Alfonsmo, qui, au dire de Muratori, furent légitimés
par le cardinal Cibo. Quelques écrivains prétendent que, vers
la fin de sa vie, le duc épousa sa maîtresse. Un acte (2) dans
lequel il est question d'une donation faite à Madonna Laura
Eustochia prouve en tout cas que cinq jours avant de mourir
Alphonse ne songeait pas encore à épouser cette femme.
Les Ferrarais, si cruellement éprouvés sous son règne par
la guerre, par la famine, par la peste, eurent du moins la
consolation de voir inaugurer chez eux à cette époque deux
établissements de bienfaisance. Pour dispenser les gens beso-
gneux de recourir à des usuriers insatiables, le Bienheureux
Bernardino da Feltre, Frère Mineur de lObservance, avait
recommandé dès 1483, en prêchant dans la cathédrale, la fon-
dation d'un Mont-de-Piété; mais la guerre avec Venise avait
tout entravé. En 1507, un autre Franciscain, le Bienheureux
Giacomo da Padova, démontra à son tour l'utilité d'un Mont-
de-Piété, et le duc en encouragea l'installation (3). La seconde
œuvre en faveur des nécessiteux , conseillée pendant une
année de disette par le Dominicain Fra Lorenzo de Bergame,
fut le Mo?ife c/e//e/rt?vVîe (1533), qui, placé sous la protection
de la princesse Renée, du Juge des Sages, du prieur de Saint-
Dominique, d'Alfonso Trotti, familier du duc, et du cham-
bellan Girolamo Giglioli, eut son siège d'abord dans l'habita-
tion de Prisciano, puis dans la via délia Rotta.
Mais revenons à Alphonse \" lui-même et à ce qui peut
(1) Ce palais, conligu aux jardins que l'on avait annexés au Castello, donnait
sur la rue Caracusco, nommée ensuite rue des Ursulines. Au temps de Frizzi, il
appartenait aux comtes Aventi.
(2j II a été publié dans V Archivio storico italiano, 1845, apperwlice, t. II,
p. 67 et 68.
(31 Frizzi, Mcmoiie per la storia di Ferrara, t. IV, p. 229-230.
LIVRE PREMIER. 141
caractériser sa personne en même temps que son époque. Très
robuste de tempérament, habitué à la rude vie du soldat, il
trouvait dans la chasse et dans la péclie des distractions appro-
priées à sa nature et à son caractère intrépide. Bonaveiitiira
Pistofîlo, son historiographe (1), nous a transmis de curieux
détails à ce sujet. Pendant l'automne de 1520, Pistofilo, qui
(1) Nous empruntons ù M. Antonio Cappelli les renseignements qui suivent
sur ce personnage. Bonaventura ou Ventura, fils de Giovanni Antonio de' Zam-
bati, naquit à Pontrenioli, entre 1465 et 1470. Il vint jeune encore se fixer à
Ferrare, où il étudia l'éloquence et la philosophie à l'Université, et prit le sur-
nom de Pistofilo ^amateur de la fidélité). Lorsque mourut le célèbre ISiccolô
Leoniceno, helléniste, médecin, mathématicien, philosophe et même philologue,
dont il avait été l'élève, il lui fit élever dans l'église de Saint-Dominique un
monument avec une inscription composée par Celio Calcagnini (1524). II se lia
avec Ercole Strozzi, dont il devint le beau-frère en épousant Margherita, fille de
Tito Vespasiano Strozzi, et composa des vers latins et italiens que loua Celio
Calcagnini, mais que Lilio Gregorio Giraldi déclara médiocres. S'il ne s'éleva pas
bien haut comme poète, il excella à rédiger en italien des lettres pour les princes
et les grands personnages. Après avoir été secrétaire d'Ercole Strozzi, il fut à
partir de 1510 secrétaire du duc Alphonse I", qui l'emmena avec lui toutes les
fois qu'il s'éloigna de Ferrare et qui l'employa dans des négociations délicates,
notanmient pour contrecarrer les sourdes menées de Jules II et de Léon X. En
1518, il accompagna le duc à Paris et rendit compte à Lucrèce Borgia, restée à
Ferrare, des magnifiques fêtes auxquelles il assista et des costumes qu'il admira.
Pistofilo tomba mortellement malade à Bologne lors du couronnement de Charles-
Quint, mais il put laisser à l'Empereur l'exposé des raisons qui militaient en
faveur d'Alphonse I" pour la possession de Modène et de Rcggio. Il fut enseveli à
Ferrare dans l'église de Saint-Paul. Le tombeau que lui élevèrent sa femme et ses
héritiers a été détruit avec une partie de l'église par le tremblement de terre de
1570. Pistofilo avait formé une riche bibliothèque qu'il légua à son disciple Bar-
tolounueo Ferrini. L'Arioste l'a couqité parmi les lettrés et les amis qui se
réjouissaient de l'achèvement de son poème : « Ecco il ilotto, il fedele, il dili-
gente segretaiio Pistofilo (dernier chant, st. 48). « Il lui a, de plus, adressé une
de ses plus belles satires pour décliner, avec force remerciements, l'offre que Pis-
tofilo lui avait faite d'une ambassade auprès de Clément VII. On doit à Pistofilo
une Vie d'Alphonse I" d'Esté en italien. Quoique l'auteur taise ou atténue les
fautes de son héros, cette vie, qui va jusqu'en février 1533, est très instructive.
Elle fut interrompue par la mort de l'écrivain (15 octobre 1533). M. Antonio
Cappelli la publiée dans les Atti e meniorie délie deputazioni di storia patria per
le provincie modenesi e panne nsi, et elle a été imprimée en volume à Modène,
par Carlo Vincenzi, 1867. On peut voir le portrait de Pistofilo (gravé sur cuivre)
dans l'ouvrage intitulé : Oplomachia di Bonaventura Pistofilo, nobile ferrarese,
nella quale con dottvina morale, politica e militare, e col mezzo dette figure si
tratta per via di teorica... detl' uso délie anni : distinta in tre discorsi di Picca,
d'Alabarda e di Moschetto (in Siena per Ercole Gori, 1621, petit in-4°), et dans
// torneo di Bonaventura Pistofilo (Bologna, Ferroni, 1626-1627, in-4''). Nous
avons vu un exenqjlaire de ces ouvrages parmi les livres de M. Piot. (Cat. de la
vjnte de juin 1891, n"» 267 et 268.)
142 I/AllT FERKABAIS.
n'avait pas les mêmes ^oùts que le duc et qui n'était pas habi-
tué à braver les intempéries des saisons, prit part, malgré lui,
aux pêches et aux chasses qui se firent dans les vallées de
Gomacchio, où il fut saisi de la fièvre. «Voilà, écrivit-il le
11 octobre, ce qu'on gagne à Gomacchio par la pluie ou le
vent. " Une autre lettre, écrite le 27 novembre, contient
d'autres renseignements significatifs : «■ Hier, on a fait une
belle chasse dans le bosco eliseo et l'on a tué cinq sangliers.
Notre maître en a tué un de sa main et a aidé à en tuer un
autre. Le plaisir fut si grand que Son Excellence a résolu de
faire aujourd'hui une autre chasse, que l'on prépare. Pendant
celle d'hier..., je montai sur un chêne vert pour voir les
prouesses d' autrui, et en dépit de mes précautions je ne me
trouvai pas trop en sûreté, car un loup et un taureau passèrent
près de moi. Aujourd'hui, je veux rester à terre avec un épieu
à la main, que je tremperai dans le sang de quelque sanglier
mort ou pris dans les filets. Je pense que demain nous irons à
Ostellato; je dis : je pense, car Votre Grandeur sait bien qu'on
ne peut rien affirmer. Notre seigneur est resté dehors la nuit
jusqu'à deux heures pour voir uccellare aile foleghe sans se
soucier de sa santé (e par che hahbia in fastidio la sanita) (1). "
Tout en s'adonnant aux exercices qui exigent de l'adresse
et de la vigueur, Alphonse I" ne dédaigna rien de ce qui pou-
vait soutenir la réputation d'éclat que possédait la cour d'Esté,
et se montra l'émule des princes auprès desquels les arts et les
lettres trouvèrent au seizième siècle les encouragements les
plus vifs.
Aux palais de ses ancêtres, il ajouta celui du Belvédère dans
une île du Pô, près du Gastel Tedaldo. Il mit tous ses soins à
orner cette résidence, qui devint célèbre entre toutes par ses
peintures comme par son parc (2). Si l'on en croit Pistofilo, il
s'entendait fort bien en architecture. Dans le Gastel Vecchio,
plusieurs pièces, sur son ordre, furent décorées avec une
(i) Vita di Alfonso I d'Esté, scritta dal suo set/retario Bonaveniura Pistofilo e
pubblicata per cura di Antonio Cappelli.
(2) Voyez plus loin les pages que nous lui avons consacrées (liv. II, cli. m}.
LIVRE PREMIER. 143
grande magnificence, et il fit disposer quatre petites chambres
qu'il remplit de peintures.
Quoique lui-même fût sans lettres, il se complut à s'entourer
de ceux qui les cultivaient. L'Arioste (1), Celio Galcagnini,
Bonaventura Pistofilo, Leoniceno, Giovanni Manardi, Lodo-
vico Bonaccioli, Lodovico Cati, Bartolommeo Ferrino, Anto-
nio Musa Brasavola, Alessandro et Alfonso Guarini (2) furent
admis dans son intimité (3). Même pendant les années les plus
néfastes, si ce n'est en temps de peste, il tint à ce que l'Uni-
versité ne fut pas fermée, y attira des maîtres savants qui reçu-
rent avec régularité leurs appointements , et voulut que les
cours eussent toujours lieu, quelque petit que fut le nombre
des auditeurs.
Dans sa jeunesse, Alphonse d'Esté s'était adonné à la musi-
que. Nous avons vu qu'il joua du violon en véritable virtuose
dans les intermèdes des pièces représentées sur le théâtre du
palais délia Ragione, lors de son mariage avec Lucrèce Bor-
gia. Après la mort de son père, la musique continua à être en
honneur auprès de lui et réalisa des progrès. C'est en 1506
que les flûtes commencent à être mentionnées : Battista da
Verona en alla acheter à Venise pour le duc. Mais la musique
n'est que l'embellissement de la prospérité. Quand la guerre
éclata, quand l'indépendance de Ferrare fut menacée et que
la prolongation 4es malheurs publics eut amené une véritable
détresse financière, force fut de renoncer à un luxe inutile.
(1) Ou verra plus loin, à l'occasion des médailles de Pastoriiio, comiiienf
Alphonse I" sut reconnaître les mcritcs du yrand poète.
(2) Nous parlerons d'Alessandro Guarini dans le cliapitre consacré aux
médailles.
(3) lîarotti fournit une preuve des rapports l'auiiliers qui existèrent entre
Alphonse I" et Brasavola. Un jour (|ue le duc, à Venise, faisait avec lui et avec
l'Arioste une promenade en gondole, une tourmente éclata et les vagues forcèrent
les promeneurs à rebrousser chemin. Dès qu'ils furent en sûreté, la conversation
suivante s'engagea entre le prince et Brasavola : « Si la barque a%'ait chaviré, dit
Alphonse, je me serais sauvé à la nage. — Si je vous l'avais permis, répliqua
Brasavola. — Comment aurais-tu pu m'en empêcher? — En montant sur votie
dos, car j'étais décidé à me sauver ou à périr avec vous. — Si tu l'avais fait, je
t aurais coupé la main avec mon poij;nard. — Je vous l'aurais enlevé, ou je vous
aurais mis dans l'impossibilité de le saisir en vous serrant les bras entre mes
jairbcs. » — Chacun se mit à rire, et l'on en resta là.
ly, L'A UT FERr.AI\AIS.
La chapelle ducale cessa de fonctionner, et les chanteurs, au-
torisés à chercher ailleurs de l'occupation, passèrent presque
tous à Mantoue. Tels furent Ilario Turbwone, Jeronimo da
Vei'ona, Fra Felice, messer Michèle da Liicca, basse distinguée
que Léon X rechercha en 15L4. Seul, Fra Gianfrancesco da
Lodi, qui possédait une belle voix de contrebasse et qui était
capable de diriger une chapelle, ne voulut pas abandonner
le service du prince. Quoique privé de ses chœurs habi-
tuels, le duc ne cessa pas de s'intéresser à l'art de la mu-
sique : en avril 1518, il chargea Sacrati de lui procurer les
nouvelles compositions du célèbre Gianni Motone. En 1523,
don Sigismond d'Esté donna trente lire au chanteur Giovanni
Michèle pour un livre contenant des messes composées à l'in-
tention du souverain de Ferrare. On savait faire plaisir au duc
en l'entretenant de musique : Pauluzzo, appelé aussi Paulucci,
qui fut longtemps son ambassadeur à Rome, l'informait des
nouveautés musicales; il parle d'un orchestre composé de
fifres, de cornemuses, de deux cornets, de violes, de luths,
d'un petit orgue, d'une flûte et d'une voix, orchestre qui re-
haussa l'éclat de la représentation d'une comédie. Vers ce
temps se produisit une innovation dans la fabrication des
flûtes : au lieu de siffler dans la partie supérieure, on souffla
dans le milieu de l'instrument. Le prince Hercule lui-même en
jouait, sous la direction de son maître Francesco dalla Viola (1).
Alphonse I" ne laissa pas décroître la réputation que Ferrare
avait acquise en Italie au point de vue théâtral (2). En parlant
de l'ancien palais des princes d'Esté (3), nous constaterons que
(1) Lui{;i Francesco Yaldrichi, Cappelle, concerti e musiche cli casa d'Esledal
secolo XV al XVIII, dans les Atti e memorie délie deputazioni di storia patria
per le provincie modenesi e parmensi^ série III, vol. II.
(2) Un sculpteur nommé Antotiio Elia, qui était probablement de Padoue et
que M. Venturi incline à identifier avec Moderno, parce qu'il se plaisait à repro-
duire des œuvres antiques en petites proportions, fit en 1508 des idoles en terre
pour la représentation de quelques comédiens. 11 se trouvait encore à la cour de
Ferrare en 1512, puis il partit pour Rome. En 1517, il habitait dans cette ville le
palais du cardinal tlippolyte I" d'Esté. Le peintre Jean de C?emo«e travailla aussi
en 1508 pour le théâtre d'Alphonse I". (A. Venturi, Il (jruppo del Laocoonte e
liaffaello, dans VArchivio storico dell' arte, mars-avril 1889, p. 107.)
(3) Liv. II, ch. ni.
LIVRE PREMIER. 145
ce prince y fit construire un théâtre sur lequel furent repré-
sentées avec un grand succès plusieurs pièces de VArioste [l).
Alfonso Guarini, frère d'Alessandro Guarini, composa deux
comédies tout en s'occupant de fonctions politiques : le Pra-
tico et le Sposalizio. Sur le frontispice de celle-ci se trouve une
gravure en bois : on y voit une porte au-dessus de laquelle on
lit : « A Domino factum est istud. » Sous le titre, placé dans le
vide laissé par la porte, un cerf tient une vipère entre ses
dents. Au-dessus du cerf est écrit le mot « oliin. ^
Les arts du dessin furent loin aussi de trouver Alphonse I"
indifférent. Il tint à honneur d'augmenter les collections com-
mencées par ses prédécesseurs (2), d'enrichir de statues et de
peintures les salles de son palais (3), et il ne se borna pas aux
productions des maîtres de Ferrare. A l'exemple de Lionel, il
apprécia fort les œuvres de Rogier van der Weyden et fit ache-
ter en Flandre, moyennant cinq mille ducats d'or, trois ta-
bleaux de ce maître représentant la Passion^ et où, dans tous
les épisodes, la figure du Christ était identique. Ces détails
sont fournis par une lettre que le Napolitain Marc-Antoine
Michiel écrivit en 152 4 et que Cicogna publia en ISOO dans
les Mémoires de l'Institut vénitien (4).
(1) La Cassaria de l'Arioste fut rejîi'ésentée pendant le carnaval de 1508. Ber-
nardo Prospero en rendit compte à Isabelle d'Esté, marquise de Mantouc. Pour la
première fois, les spectateurs eurent devant les yeux une scène moderne. Elle
avait été imaginée, au dire de Prospero, par le peintre Peregrino (la San Daniele,
qui de 1508 à 1518 fut employé à la cour comme décorateur. M. Eduard
Flechsig, cependant, croit que Peregrino, à en juger par ses oeuvres, ne connais-
sait pas assez la perspective pour avoir été l'inventeur de la scène, et qu'il ne
fit qu'exécuter les projets de quelque architecte. Voyez, dans VArchivio storico
deir arte de 1895, p. 130, l'article de M. C. de Fahriczv sur l'ouvrage de
^I. Flechsig, intitulé : Die Décoration der modcrnen Biiline iii Italien von den
Anfangen bis zuni Schluss des XVI Jahrhundert^ iDresdcn, ISQ'*, in-S" de
96 pages\
(2; Il donna le docte Pistojïlo pour conservateur à la collection des médailles
et des monnaies antiques, et chargea Celio Calcagnini de les classer.
(3) Peut-être n'était-il pas étran{;er à la peinture. En 1493, il charge Girolamo
Fino, son ambassadeur à Venise, de lui acheter des couleurs d'excellente qualité,
et, après les avoir reçues, il exprime à son agent sa satisfaction. (Ad. Vexturi,
V arte ferrarese nel période d'Ercole I d'Esté, p. 33.)
. (4) E. MlixTz, Les artistes flamands et allemands en Italie, dans VArt du
15 octobre 1885.
1. 10
lV(i L'ART FERRARAIS.
Les représentants d'Alphonse F' auprès des princes de
l'Italie ne furent pas seulement chargés de négociations poli-
tiques ; ils s'occupèrent aussi de procurer des œuvres d'art à
leur maître. D'après les ordres du duc, Girolamo Seregno,
amhassadeur de Ferrare à Milan, s'efforça d'obtenir un Bacchus
que possédait Antonio Maria Pallavicino (peut-être s'agissait-il
d'un ouvrage de Léonard de Vinci). Mais le 17 avril 1505
Seregno informa Alphonse I" que cette acquisition était im-
possible, Pallavicino ayant promis le Bacchus au cardinal de
Rouen, gouverneur du Milanais. Un autre ambassadeur de
Ferrare à Milan, Alberto Bendidio , sollicita vainement de
Froncesco Melzi quelques-uns des manuscrits et des dessins que
Léonard de Vinci lui avait légués. Il tâcha, en outre, sans
pouvoir y parvenir davantage, d'attirer Melzi à la cour d'Al-
phonse d'Esté, se portant fort du bon accueil qu'il y recevrait.
Ces faits sont consignés dans une lettre que Bendidio écrivit
au duc le 6 mars 1523 (1).
Fra Bartolommeo fut un des artistes dont Alphonse I" désira
quelque ouvrage. Le 14 juin 1517, il annonça au duc l'envoi
d'une Vierge et d'une tête du Sauveur (2). Ce dernier tableau
était destiné à Lucrèce Borgia. Une peinture restait encore à
exécuter. Ferrare n'était pas étrangère au maître toscan. Sa
lettre fait allusion à sa venue dans cette ville, mais sans en
indiquer l'époque. Y avait-il passé en 1508, lorsqu'il se rendit
à Venise? Son voyage, au contraire, était-il récent? On ne
saurait rien affirmer (3).
A Fra Bartolommeo, Alphonse l" ne pouvait demander que
des sujets religieux, mais les sujets mythologiques étaient plus
conformes à ses goûts, et c'est surtout à évoquer les souvenirs
du paganisme qu'il employa les pinceaux des artistes ferrarais
auxquels il accorda spécialement sa faveur. La plupart des
productions de Garofalo et de Dosso en ce genre existent encore.
(1) G. CAMPoni, Nuovi Documenti par la vita di Leonardo (la Vinci. Modcne,
1865.
,2) On ne sait ce qu'elles sont devenues.
(3) Voyez l'opuscule sur Fra Bartolommeo (jne nous avons public dans la col-
lection des artistes célèbres, à la librairie de l'Art.
LIVRE PREMIER. 147
En traitant les épisodes de la Fable, Garofalo, habitué à pein-
dre la Vierge et les saints, se faisait violence et restait chré-
tien quand même. Dosso, au contraire, se sentait en quelque
sorte dans son élément, et excellait à représenter les dieux et
les déesses. Il fut le peintre favori du duc de Ferrare, la nature
de leur esprit s'accordant sur tous les points. Parmi les artistes
ferrarais, Bartolommeo Ramenghi, dit Bagnacavallo, fut un de
ceux que le prince distingua. Son nom apparaîtra plus loin
dans les négociations entreprises pour faire avoir au souverain
de Ferrare quelques œuvres de Raphaël.
Fort au courant du mouvement des arts dans toute la Pénin-
sule, Alphonse I" s'efforça d'attirer auprès de lui plusieurs des
peintres le plus en renom. En 1514, Giovanni Bellini vint
peindre une Bacchanale que Vasari porte aux nues (1) et qui
fut achevée par Titien (2).
Un élève de Giovanni Bellini, Pellegrino d'Udine, dit Pelle-
grino da San Daniele, parce qu'il séjourna longtemps à San
Daniele (3j, où il se maria en 1 496 ou 1-497, consacra plus de
dix années de sa vie au Mécène ferrarais (1502-1513) (4). Il
entra au service d'Alphonse d'Esté du vivant d'Hercule I",
se réservant de retourner chaque année dans sa ville natale (5)
afin de tenir les engagements qu'il y avait pris comme
peintre. Il commença probablement par décorer les chambres
où don Alphonse voulait installer ses collections d'œuvres
d'art. Outre ses appointements qui se montaient à trois
cent trente-quatre li?-e marchesane , c'est-à-dire à huit cent cin-
quante-deux francs environ, il reçut, le 9 janvier 1501, un
(1) T. VII, p. 433.
(2) Nous reviendrons sur cette Bacchanale, en parlant du Castcllo (liv. II,
ch. m).
(3) Son vrai nom était Maitino. Il eut pour premier maître Battista, son père,
peintre dalmate.
(4) Ké en 1467 à Udine, il y mourut en 1547. Les détails que nous donnons
sur son compte sont empruntés à un article de M. Giuseppe Loschi dans l'Arte
c sloria du 31 janvier 1890, et surtout au travail sur Peilcjjrino da San Daniele
que le marquis Gampori a publié dans le t. VIII des Atti e uieinorie délie ilepu-
tazioni di sloria patria per le provincic modenesi c pannensi .
(5) De 1501 à 1503, il fut membre du grand conseil d'Udine.
148 L'ART FERUARAIS.
cadeau tle nappes [mantigli e tovaglie). Le 1 1 du même mois,
on lui paya un acompte de vingt-cinq ducats d'or à l'occasion
d'un tableau qui devait représenter la Vierge, et le 5 août on
lui remit quinze ducats d'or et demi afin qu'il achetât à Venise
l'azur et les autres couleurs dont il avait besoin pour exécuter
un autre tableau. Un troisième tableau, commencé à Ferrare,
fut achevé à Udine. Ces peintures étaient peut-être destinées
aux chambres dites de la Via coperta qui furent achevées en
1505. C'est là sans doute que Pellegrino travailla pendant près
de trois ans avec trois peintres dont les noms ne nous sont pas
parvenus : du 7 novembre 1505 au 19 février 1507, les regis-
tres mentionnent qu'une grande quantité de vin leur fut
fournie. Une figure de saint Jacques en 1508 et deux tableaux
en 1511 s'ajoutèrent aux œuvres déjà exécutées pour Al-
phonse l" .
Des travaux d'une moindre portée occupèrent aussi Pelle-
grino à Ferrare. En 1504, il décora des boîtes pour la phar-
macie ducale, et, quelques années plus tard, il disposa et pei-
gnit dans une salle du palais les décors nécessaires à la repré-
sentation de la Cassaria, comédie composée par l'Arioste à la
requête d'Hippolyte d'Esté, cardinal de Ferrare. Plusieurs
peintres (1), entre autres Tommaso da Carpi, père de Giro-
lamo da Carpi, lui prêtèrent leur concours. Les spectateurs
admirèrent beaucoup la science de la perspective dont il fit
preuve en cette circonstance. L'ensemble de la scène, où l'on
apercevait des églises, des campaniles, des maisons, des jar-
dins et jusqu'à des barques, était, du reste, très agréable aux
yeux. En en rendant compte à la marquise de Mantoue, Ber-
nardino Prospero, gentilhomme ferrarais, manifesta un véri-
table enthousiasme. " On ne peut, écrivait-il, se lasser de
regarder ces décors où se trouvent réunies tant de choses ,
inventées avec génie et bien réparties. »
Le peintre de San Daniele ne se mit pas seulement à la dis-
position du duc de Ferrare. Les frères de celui-ci, don Sigis-
(1) M. Campori donne tous leurs noms (p. 21, clans le tirage à part de son tra-
vail).
LIVRE PREMIER. 149
mond et le cardinal Hippolyte I", eurent souvent recours à
lui.
Pendant un de ses séjours dans sa ville natale, il écrivit le
20 septembre 1507 à Tommaso Foschi, évêque de Gomacchio
et secrétaire du cardinal de Ferrare, que, s'il s'attardait en-
core, c'était pour procurer des vins du pays à don Sigismond.
En 1510, il exécuta divers travaux à Ferrare pour Sigis-
mond, travaux en vue desquels on lui remit de l'azur et quatre
feuilles de papier.
Ses rapports avec Hippolyte d'Esté commencèrent dès 1504.
On voit en effet dans les registres du cardinal [libro d'uscita
di guardaroba) que, le 18 avril, huit brasses de drap récom-
pensèrent les services de Pellegrino. Après son absence de
1507, il entreprit sur l'ordre d'Hippolyte, avec le concours de
Beryiardino Fiorini eiàe quelques autres artistes en sous-ordre,
la décoration des loggie du palais de l'évêché.
Pellegrino n'eut pas à regretter son long séjour à Ferrare,
car Alphonse I" et Hippolyte s'attachèrent sincèrement à lui
et lui fournirent des preuves de leur amitié. Ayant sollicité
leur intervention pour obtenir que le cardinal Grimani, pa-
triarche d'Aquilée, conférât à son fils, qui était prêtre, trois
canonicats (à Udine, à Aquile et à Cividale), dès que ces cano-
nicats seraient vacants, non seulement ses deux protecteurs
plaidèrent chaudement sa cause auprès du cardinal Grimani
quand celui-ci passa par Ferrare en se rendant à Rome, mais
Beltrando Gostabili, ambassadeur d'Alphonse I" dans la capi-
tale des papes, et Lodovico da Fabriano, agent d'Hippolyte
dans la même ville, reçurent l'ordre formel de réitérer les
instances. Le 15 novembre 1507, le cardinal Grimani annonça
lui-même que satisfaction serait donnée à Pellegrino. Un peu
plus tard, Pellegrino s'adressa encore au cardinal de Ferrare
afin d'obtenir qu'une propriété appartenant à une abbaye qui
dépendait également du cardinal Grimani dans le Frioul fût
louée à lui-même et à un peintre nommé André d'Udine. Cette
faveur lui fut aussi accordée.
Pellegrino cependant finit par souhaiter son retour définitif
150 1/AHT FEP.RARAIS.
dans sa patrie. En 1512, il l'avait trouvée ruinée par la guerre,
désolée par la maladie et d'autres fléaux. Ses propres maisons
avaient été la proie de la soldatesque qui les avait dévastées.
(i II faudra bien dix ans, écrivait-il à l'évéque de Comacchio,
pour que le pays recouvre la prospérité. « Sa présence perma-
nente à Udine lui sembla nécessaire. Le désir d'y poursuivre
des travaux restés en suspens le poussait d'ailleurs à quitter le
service d' Alphonse I". Le 15 juin 1513, il dit adieu h Ferrare.
Toutefois, il ne rompit pas ses relations avec le duc et continua
de peindre pour lui. Le Triomphe de Bacchus, dont il s'occu-
pait en 1517, fut une des peintures qu'il entreprit en son hon-
neur. Aucune des productions de Pellegrino que l'on voyait
jadis à Ferrare ne subsiste aujourd'hui. Pour connaître cet ar-
tiste, c'est à Osopo, à Udine, à San Daniele, à Cividale et à
Venise qu'il faut se rendre (1). Imitateur de Gima da Cone-
gliano dans ses premiers ouvrages, il se distingue dans les
autres par une grande facilité de pinceau, par l'expression
et le caractère des figures, par la connaissance approfondie
de l'anatomie et de la perspective; mais il accuse trop les
contrastes d'ombres et de lumières, et le dessin manque de
précision. Sa mort arriva le 13 décembre 1547.
Comme tous les princes de son temps, Alphonse d'Esté,
subissant le charme des productions de Raphaël, eut à cœur de
posséder quelques tableaux de sa main. Peut-être entra-t-il en
rapport avec lui en 1512 ou 1513 lorsqu'il alla à Rome,
d'abord pour proposer à Jules II un accord qui fut repoussé,
ensuite pour assister au couronnement de Léon X. On peut
également supposer que l'Arioste servit d'intermédiaire entre
le duc et le peintre, car il était à Rome en 1513 (2). Tou-
jours est-il que Raphaël fit des promesses au souverain de
(1) Croave et Gavalcaselle, Geschichte dcr italienischen Malerei, t. VI,
p. 243 et suiv.
(2) C'est par M. Cainpori que l'on connaît l'histoire des rapports d'Alphonse I"
avec Raphaël. Voyez les Notizie inédite di Raffaello du Vrbino. Modena, 1863.
Ce travail a paru d'abord dans les Atti e memorie délie deputazioni di storia
patria per le provincie modenesi e pannensi. Il a été traduit en français et publié
dans la Gazette des Beaux-Arts (avril et mai 1863), t. XIV, p. 347-361,442-456.
LIVRE PUEMIEll. 151
Ferrare et que celui-ci en réclama l'exécution, sans cesse
différée, avec une insistance opiniâtre qui dégénéra en som-
mations comminatoires. Ce fut Beltrame Costabili, évéque
d'Adria et ambassadeur d'Alphonse I" à Rome , qui fut
chargé de la négociation. Les lettres dans lesquelles il rend
compte de ses démarches à son maître commencent au
21 mars 1517. Il s'y trouve de curieux renseignements, et la
lecture en est très attachante. On y apprend que Rapharl
s'était engagé aussi à rechercher des médailles, des tètes et
des figures antiques, tâche facilitée par sa position de surin-
tendant des antiquités et des fouilles, et qu'il proposa l'acqui-
sition d'un bas-relief comprenant trois ou quatre personnages.
« En revenant de la messe, écrit Costabili, Raphaël m'a assuré
que l'on ne pourrait se procurer un objet antique plus conve-
nable pour Votre Excellence que celui-ci, et il vous recom-
mande de ne pas le laisser échapper; il doit me le faire voir;
je lui ai dit de diriger l'affaire dételle sorte que le propriétaire
ne surfît pas; il n'aura garde d'y manquer. '^ Une autre lettre
de l'évéque d'Adria mentionne le sujet que Raphaël devait
peindre pour Alphonse I"^ : c'était le Triomphe de Baccims
dans les Indes, dont le dessin avait été envoyé au duc. Ayant
été informé que Pellegrino d'Udine traitait alors le même sujet
à l'intention du duc de Ferrare, Raphaël désira changer de
sujet. On verra plus loin, par une lettre de Bagnacavallo, que
le duc n'y consentit pas, et que Raphël avait en outre à repré-
senter la Chasse de Méléagre.
Accablé de commandes par le Pape, par les cardinaux, par
tous les princes italiens, par les seigneurs et les banquiers;
obligé de s'occuper des fouilles et de continuer, comme archi-
tecte pontifical, les travaux que Bramante avait laissés en sus-
pens, le Sanzio, malgré son activité infatigable et sa bonne
volonté, ne parvenait pas à commencer la peinture à laquelle
tenait tant le duc de Ferrare. Il protestait de son dévouement,
mais ne se mettait pas à l'œuvre, énonçant chaque fois un
nouveau motif d'atermoiement. Ce qui l'absorba d'abord, ce
furent le Saint Michel terrassant le démon et la Sainte Famille
152 L'AllT FERRARAIS.
qui Figurent au musée du Louvre. Le premier de ces tableaux
était destiné à François I" et le second à la Reine; l'un et
l'autre avaient été commandés par le pape Léon X, qui laissa
à Laurent de Médicis, duc d'Urbin, résidant alors à la cour de
France, le mérite de les offrir, afin que son neveu put se con-
cilier l'esprit du monarque. Le Saint Michel, auquel le peintre
travaillait déjà le 28 mars 1517, était terminé le 27 mai 1518,
et c'est la même année que fut achevée la Sainte Famille. Pen-
dant qu'il peignait ces œuvres magistrales, le Sanzio, pour
faire prendre patience au duc de Ferrare, lui donna le carton
qui avait servi à peindre V Histoire de Léon III dans les Cham-
bres du Vatican (novembre 1517) : la caisse contenant ce
carton fut confiée à un muletier qui l'oublia durant plusieurs
mois. Après cet envoi, le duc fit remettre à Raphaël cinquante
ducats à compte sur le prix du tableau qu'il attendait. Vers le
milieu de 1518, il semblait que Raphaël n'eût plus autant
d'excuses à alléguer pour différer encore l'exécution de ce
tableau. Costabili redoubla ses assauts. « Je ne cesse, écri-
vait-il, de remémorer à Raphaël d'Urbin l'œuvre de Votre
Excellence, et je le tiens toujours en haleine. Je ne manquerai
pas de le tourmenter adroitement dans l'espoir d'arriver à une
conclusion, ne trouvant pas convenable d'en venir à d'autres
expédients, à moins que Votre Excellence n'en ordonne autre-
ment (13 août 1518). '^ Au cours de ces pourparlers, Raphaël
essaya d'atténuer le mécontentement du duc en lui offrant ,
comme dédommagement de sa longue attente, le carton du
Saint Michel. Alphonse P' l'accepta avec plaisir. " Que Votre
Seigneurie, écrivit-il le 1 1 novembre 1518 à son ambassadeur,
remercie Raphaël en notre nom et lui dise que son carton nous
plaît beaucoup. " En même temps, il enjoignait à son agent
de payer vingt-cinq écus au peintre, qui ne consentit à les
accepter qu'à force d'instances de la part de Costabili, mon-
trant ainsi la délicatesse de ses sentiments.
Peu après, le duc de Ferrare alla solliciter l'appui de Fran-
çois I" pour se faire restituer les villes de Modène et de Reg-
gio, que le Pape, infidèle à des engagements pris en 1516,
LIVRE PREMIER. 153
s'obstinait à détenir. Il eut alors l'occasion de voir un nouveau
tableau de Raphaël, le Portrait de Jeanne d'Aragon, récemment
envoyé en France au cardinal Bibbiena (1), et il écrivit à
Obizzo Ilemo, son secrétaire à Ferrare, afin que celui-ci char-
geât Costabili de demander à Raphaël le cai'ton de ce portrait.
Raphaël satisfit au désir du duc (février 1519), tout en aver-
tissant le prince que c'était là, non une œuvre de sa propre
main, mais une œuvre d'un de ses élèves exécutée à Naples
d'après nature.
Malgré les trois présents de Raphaël, Alphonse P' entendait
bien que le peintre s'acquittât de ses promesses envers lui. Non
content de garder comme négociateur l'évêque d'Adria, il eut
recours à la médiation du cardinal Cibo (2) et à celle de Bagna-
cavallo, qui lui écrivit le dernier jour de février 1519 : ' Très
illustre et très haut seigneur et vénéré maître. J'ai reçu la
lettre de Votre Excellence et j'ai fait aussitôt ce que je devais
auprès de mon très honoré seigneur (le cardinal Cibo), quoique
cela ne fût pas nécessaire, car Sa Grandeur ne désire rien tant
au monde que de vous être agréable et de vous complaire.
Votre Excellence peut avec toute confiance se servir en toute
occasion du cardinal. Si je n'ai pas répondu jusqu'à présent à
Votre Excellence, quoique j'eusse reçu la commission de
mon très honoré seigneur, c'est parce que vous vous étiez
absenté pour aller en France; je n'ai pas cependant négligé
de presser la réalisation de votre affaire. J'ai vu les esquisses
de Raphaël, grâce à un de ses élèves, et elles sont très belles;
Tune représente la Chasse de Méléagre^ l'autre le Triomphe
de Bacchus. Rien de plus n'a encore été fait, mais Raphaël
m'a promis de sa bouche, sur sa foi, que les deux tableaux
seraient expédiés pour la prochaine fête de Pâques, bien
qu'on n'en voie que les esquisses. En ce moment, Raphaël
s'occupe à préparer des décors pour les comédies de Ludovico
Arioste que mon honoré seigneur a l'intention de faire repré-
(1) Bibbiena resta en Fiance jusqu'à la Hn de 1519.
(2) Le cardinal Innocenzo Cibo était tils de Francesclictto Cibo et de Made-
leine de Médicis^ sœur de Léon X.
154 L'ART FEURAllAIS.
senter (\). Quand il aura terminé ces décors, il mettra la main
auxdits tableaux de Votre Excellence, aux bonnes grâces de
laquelle je me recommande toujours de tout cœur (ii). >'
A l'époque où Bagnacavallo écrivit cette lettre, la vieillesse
et les infirmités commençaient à entraver Costabili dans la
poursuite des négociations entamées avec Raphaël. Alphonse P""
lui adjoignit, pour lui venir en aide, Paulucci, un des secré-
taires ducaux, qui lui succéda comme ambassadeur après sa
mort (15 juin 1519) (3). Paulucci n'épargna pas les démarches.
Soupçonnant que rien n'avait encore été fait, il voulut s'en
assurer et tenta d'être admis dans l'atelier du peintre, sans y
réussir. Il apprit indirectement que la Trans figuration , entre-
prise sur les ordres du cardinal Jules de Médicis, était presque
achevée, et que c'était une fort belle chose, mais que " la toile
du duc était tournée contre le mur avec plusieurs autres par-
dessus (3 septembre 1519) " .Un jour, il crut qu'il allait voir
de ses yeux l'état des choses ; vain espoir : Raphaël, occupé à
faire le portrait de Balthazar Castiglione (4) , ne put le laisser
entrer. Tant d'ajournements finirent par exaspérer le hautain
et violent duc de Ferrare,qui écrivit à son agent : ^ Nous vou-
lons que vous alliez trouver Raphaël et que vous lui disiez
avoir reçu de nous des lettres dans lesquelles nous relatons
que depuis trois ans il nous donne de vaines paroles, que de
pareils atermoiements ne sont pas de mise avec nos pareils, et
que, s'il ne tient pas ses promesses, nous lui ferons voir qu'il a
eu tort de nous tromper. Tous pourrez ajouter, comme venant
de vous, qu'il doit prendre garde de s'attirer notre haine au
lieu de conserver notre affection ; s'il observe ses engagements,
(1) La représentation des Suppositi eut lieu devant Léon X. (Voyez les docu-
ments déjà cités, qu'a puliliés M. Campori, p. 18, et la Gazette des Beaux-Arts
du 1" avril 1863, t. XIV, p. 443.)
(2) Cette lettre, que M. Venturi a découverte, a été reproduite par le Kuitst-
freund de Berlin (1" novembre 1885, n" 21), dans un article intitulé : Eiiie
Zeichnung Raphnéls. (Un dessin de Raphaël.)
(3) 11 a été déjà question de Paulucci, p. 144.
(4) Raphaël avait déjà fait un portrait de Balthazar Gasliglione en 1516, celui
<|ue possède le musée du Louvre. Le portrait de 1519 se trouve à Rome dans le
palais Torlonia.
LIVRE r HEM 1ER. 155
il peut compter sur nos bons offices ; dans le cas contraire,
qu'il s'attende un jour à des choses qu'il regrettera, y Cette
lettre acerbe fait peu d'honneur à Alphonse I". La mission
imposée par le prince parut à Paulucci trop pénible à remplir.
Il lui répugnait de tenir un tel langage à Raphaël que chacun,
à Rome, vénérait et aimait, non seulement comme le peintre
par excellence, mais comme l'homme le plus noble, le plus
courtois, le plus délicat. Sans refuser d'obéir à son maître,
l'ambassadeur de Ferrare chercha des prétextes pour éluder
les instructions qui lui avaient été données. « La commission
relative à Raphaël, écrivit-il le 1 7 décembre, est encore à
faire, mais je la ferai, après avoir tenté encore, s'il est possible,
de le vaincre par voie de mansuétude. " A ces paroles le duc
répondit sèchement : " Sollicitez Raphaël de la façon que je
vous ai prescrite. ^ On ne sait si Paulucci s'y décida. Ce qui
est certain, c'est que Raphaël, regrettant de ne pouvoir satis-
faire Alphonse P", chercha du moins à témoigner de son dévoue-
ment. Consulté par Paulucci sur la forme de quelques che-
minées à construire dans le palais ducal et sur les moyens de
les empêcher de fumer, il promit d'envoyer trois ou quatre
dessins après avoir étudié la question, et il ajouta que, quant
à lui, il avait adopté un système consistant à pratiquer un trou
près du foyer dans le sol, parce que l'air qui y arrivait par-
dessous aidait la fumée à monter. Paulucci rendit compte de
cette consultation le 20 mars 1520, et le 6 avril Raphaël suc-
comba à une fièvre violente qui avait duré huit jours.
Cette mort, dont « tout le monde s'affligea >? , au dire de
Paulucci, ne suggéra pas au duc de Ferrare une seule expres-
sion de regret. Il n'eut dès lors qu'une préoccupation, celle
de recouvrer dans la succession du peintre les cinquante écus
d'acompte qu'il avait payés, et il ne mit pas moins d'insistance
à exiger cette restitution qu'il n'en avait mis à réclamer le
tableau qui lui avait été promis. Balthazar Turinl, un des
exécuteurs testamentaires du Sanzio, offrit de faire peindre la
toile du duc par les élèves de Raphaël, qui travaillaient alors
à la décoration de la salle de Constantin dans les Chambres du
156 T/AllT FERRARAIS.
Vatican, au lieu Je rendre les cinquante ducats. Alphonse
d'Esté préféra l'argent au tableau ; mais il dut attendre que la
maison de Raphaël eût été vendue, et ce fut seulement au
mois de janvier 1521 qu'il rentra dans ses fonds. Il n'avait
plus alors pour mandataire Paulucci, qui avait quitté Rome
au mois de septembre précédent, mais Enea Pio, qui lui an-
nonça la conclusion de l'affaire dans une lettre dont la teneur
indique le peu de respect que la conduite du duc avait inspiré
aux héritiers de Raphaël : " C'est avec la plus grande peine,
dit-il dans cette lettre, que j'ai obtenu les cinquante ducats,
car les héritiers de Raphaël disaient que celui-ci avait donné
certaines choses à Votre Excellence, et J.-B. d'Aquila, un des
commissaires, ne voulait absolument pas consentir au paye-
ment. " La générosité de Raphaël, l'arrogance et la mesqui-
nerie d'Alphonse P"", voilà ce que font ressortir ces paroles, qui
servent d'épilogue aux relations du peintre et du prince.
Au nom d'Alphonse I" se rattache aussi celui de Michel-
Ange (1). Lorsque le peuple de Bologne, après le retour des
Bentivoglio, eut brisé, le 30 décembre 1511, la statue colos-
sale en bronze de Jules II, qui avait coûté deux années de
travail au Buonarroti et qui avait été placée le 21 février 1508
au-dessus de la grande porte de San Petronio, le duc de Ferrare
en acheta les débris. La livraison ne se faisant pas assez vite,
Quirino, son bombardier, se rendit à Bologne et transporta
les restes de la statue pontificale à Ferrare sur un char que
traînaient huit paires de bœufs. Par bonheur, la tête de la
statue n'avait point été mutilée : Alphonse I" la conserva
précieusement dans son cabinet avec les œuvres d'art qui le
garnissaient déjà, et, quoiqu'elle pesât six cents livres, il
disait qu'il ne la donnerait pas pour le même poids d'or.
Quant aux autres fragments, il les fit fondre et s'en servit pour
(1) Frizzi, Memorie per la storia di Ferrara, t. IV, p. 258. — Vasari (édition
Milanesi), t. VU, p. 171, 172, 194-195, 198-200, 202-203, 369, 370-375.
— Ch. Clémekt, Michel-Ange, Léonard de Vinci, Rapliaél, édit. in-12, 1867,
p. 87-88, 111, 114-117. — Campori, Michel Angelo Buonarroti e Alfonso I
d'Esté (Modena, 1881), travail publié d'abord dans les Atti e memorie délie
deputazioni di storia patria dell' Emilia ; nuova série, vol. VI, parte I.
LIVRE PREMIER. 157
fabriquer Ténorme coulevrine qu'il appela la Giulia et qui
garda l'entrée du Gastello (1). L'acquisition des restes de la
fameuse statue élevée par Michel-Ange augmenta le ressen-
timent du Pape contre le duc de Ferrare. Jules II y vit un
affront. Il prétendit, d'après les rapports des ennemis du
prince, que ces restes avaient été apportés à Ferrare comme
une dépouille ennemie, au milieu des huées de la populace,
et que le cardinal Hippolyte, du haut de son balcon, avait
craché sur eux au passage. Alphonse eut beau recourir à la
médiation de son beau-frère, le marquis de Mantoue, qui avait
conservé la faveur du Souverain Pontife et dont les agents
justifièrent ses intentions en rétablissant la vérité des faits, la
colère de Jules II ne s'apaisa point. Elle ne fléchit pas davantap-e
devant les explications qu'Alphonse alla lui présenter à Rome,
d'où il eut grand'peine, nous l'avons vu (2), à regagner ses
États. La fatalité s'est attachée à ce qui avait survécu de la
statue de Jules II. La tète n'existe plus. La coulevrine elle-
même, hors d'état de servir, aura été employée à fondre de
nouveaux canons.
C'est à la puissance notoire des fortifications de sa capitale
qu'Alphonse I" dut l'occasion d'entrer en rapport avec Michel-
Ange. Aux murailles et aux remparts qu'Hercule I" avait fait
construire dans les dernières années du quinzième siècle, il avait
ajouté d'autres moyens de défense dont il avait confié l'exé-
cution à l'architecte Biagio Rossetti, à l'ingénieur modénais
Gaspare da Corte, dit Ruina, et à Sebastiano Bonmartini da
Monselice, dit le Barbazza. De Bologne, Bramante avait envoyé
au duc le dessin d'une forteresse, et Pierre François de Viterbe
avait séjourné deux mois à Ferrare, en 1525, pour rendre cette
ville plus forte encore. Dès 1511, le maréchal de Fleuranges
proclamait qu'il n'y avait pas de meilleure place de guerre
dans toute la chrétienté. La Seigneurie de Florence n'en
était pas moins convaincue. Aussi, quand elle eut à tenir tète,
en 1529, aux armées du Pape et de l'Empereur, résolues à
(1) Il en a été question déjà, p. 127.
(2) Pages 130-131
J58 I/AUT FEUllARAIS.
rélablir les Médicis, envoya-t-elle à Ferrure Michel-Ange (1)
atin qu il en étudiât les fortifications et vît quels emprunts l'on
pouvait faire à ces célèbres remparts ainsi qu'à l'artillerie
ducale (2). Lorsque Michel-Ange arriva le 2 août 1529 à
Ferrare, avec des lettres de créance, Galeotto Giugni, l'am-
bassadeur florentin, avait déjà reçu de son gouvernement
l'ordre d'informer Alphonse d'Esté de l'estime due à l'éminent
visiteur : « Tâchez, était-il dit dans les instructions transmises
à Giugni, de lui procurer toute la faveur du duc, comme le
méritent ses rares talents et l'intérêt de notre cité. " Fidèle à
ses habitudes de sauvagerie, Michel-Ange refusa de loger chez
Giugni. Après avoir examiné les murs de Ferrare avec celui-
ci (3), il les étudia avec le duc, qui lui fournit de bonne grâce
tous les renseignements possibles, et qui manifesta le désir
qu'on lui envoyât un plan de Florence et des environs, parce
qu'il voulait donner son avis sur les moyens de les fortifier.
Au bout d'une semaine environ, le Buonarroti quitta Ferrare,
se rendit à Venise et revint bientôt à Florence.
Un nouveau séjour à Ferrare eut pour cause un de ces
coups de tête dont Michel-Ange était coutumier. Persuadé par
quelques amis que Malatesta Baglioni, général des Florentins,
était sur le point de les trahir, que tout espoir de salut avait
disparu pour sa patrie et que sa propre perte était certaine à
(1) Michel-Ange, qui faisait partie des îNeuf de la Milice et qui avait été nommé
commissaire général des fortifications, s'occupait depuis le 6 avril à mettre Flo-
rence en état de résister aux attaques de ses redoutables enneuiis.
(2) Au dire de Giovan Batista Busini, la mission confiée à Michel-Ange n'au-
rait eu pour but que de l'éloigner de Florence, INiccolô Capponi et Baldassare
Carducci ne voulant pas qu'il continuât de fortifier la colline de San Miniato.
(3) D'après le marquis Campori, la partie des murs de Ferrare qui s'étend entre
la Porta a Mare et la Porta degli Angeli, maintenant fermée, est encore dans l'état
où elle se trouvait (juand Michel-Ange visita Ferrare. « Au pied de la Porte des
Anges, on voit un très large fossé qu'on pouvait facilement inonder. A côté de
la même porte, on remarque une grosse tour ronde, la seule qui existe de toutes
celles dont la ville était environnée. En dehors des murs, plusieurs petits bastions
triangulaires font légèrement saillie, tandis qu'à l'intérieur des murs on aperçoit
un fossé profond et resserré, derrière lequel s'élève un terre-plein très élevé, sorte
de digue constituant une seconde ligne de défense et empêchant les escalades. »
(Camtohi, Michel Ânr/clo Buonarroti e Alfonso I d'Esté, p. 8 dans le tirage à
part.)
LIVRE PREMIER. 159
cause des fonctions qu'il remplissait (1), il s'enfuit de Florence,
le 21 septembre 1529, en compagnie d'Antonio Mini son
élève et de Rinaldo Gorsini, avec l'intention de gagner Venise
et de se rendre ensuite en France. Chemin faisant, il s'arrêta
à Ferrare pour se reposer. Il avait espéré que sa présence de-
meurerait ignorée, mais il avait compté sans la liste des étran-
gers que l'on mettait chaque jour sous les yeux du prince.
Alphonse d'Esté dépêcha vers lui plusieurs gentilshommes qui
l'amenèrent au château, où il lui offrit l'hospitalité. Michel-
Ange, toujours jaloux de son indépendance, voulut rester à
l'auberge. Toutefois, le duc fit remettre à l'aubergiste tout ce
qui pouvait être utile ou agréable au voyageur, et enjoignit de
ne rien réclamer pour le logement lors du départ. Le souverain
de Ferrare ne ménagea pas les offres pour garder à sa cour le
grand artiste et le prendre à son service ; à tout le moins eùt-
il voulu le retenir pendant la durée de la guerre, « lui offrant
tout ce qui était en son pouvoir (2) » . Michel-Ange ne se laissa
pas fléchir ; cependant, afin de ne pas être surpassé en cour-
toisie, il mit à la disposition du prince trois mille écus qu'il
avait apportés de Florence. Le duc lui fit visiter tout ce que
son palais renfermait de curieux ou de beau, et attira spéciale-
ment l'attention du peintre sur son propre portrait par
Titien (3). On ne sait combien de temps le Buonarroti séjourna
à Ferrare, mais il ne dut pas y demeurer longtemps, car il
avait été déclaré rebelle par la Balia, et il pensait devoir être
plus en sûreté à Venise. Dans cette dernière ville, il passa
quatorze jours, sans parvenir à échapper aux prévenances et
aux sollicitations flatteuses. Enfin, poussé soit par le regret
d'avoir abandonné Florence, soit par les instances de ses amis
et de Galeotto Giugni, il sollicita une réconciliation, qu'il
n eut pas de peine à obtenir. La sentence portée contre lui fut
annulée ; un sauf-conduit rédigé par la Balia lui fut expédié,
(1) Gino Capponi, Storia dellu Repuibltcn di FIrente, t. II, p. 424.
(2) Vasari, t. VII, p. 199.
(3^ Michel-Ange, dit-on, dérlaia (ju'il ne croyait pas fjuc l'art pût aller aussi
loin, et il ajouta Cjue Titien seul était dij;iie du nom de peintie. (Vasari, t. VII,
p. 284, note 1.)
160 L'ART FERRARAIS.
et il partit de Venise le 9 novembre. Lorsqu'il repassa à
Ferrare, Alphonse d'Esté lui délivra un passeport où Tordre
était donné de le traiter partout comme s'il appartenait à la
cour et de lui fournir, avec tout ce dont il aurait personnelle-
ment besoin, tout ce qui pourrait faciliter son voyage. Entre
le 20 et le 23, le fugitif rentra parmi ses concitoyens, non
sans avoir couru plus d'un péril, et reprit les fonctions dans
lesquelles il avait déployé tant d'habileté.
Durant son premier séjour à Ferrare, Michel-Ange avait
promis une œuvre de sa main au duc Alphonse. De retour à
Florence, il peignit pour lui a tempera un grand tableau qui
représentait Lcda embrassant Jupiter transformé en cygne, et,
auprès d'elle, Castor et Pollux sortant de l'œuf. Le duc, dès
qu'il sut l'achèvement de ce tableau, chargea un de ses fami-
liers, Jacopo Lachi, dit Pisanello, de l'aller chercher et d'en
surveiller le transport. Pisanello arriva muni d'une lettre
d'Alphonse au peintre. « Ne vous scandalisez pas, y était-il dit
entre autres choses, si, en ce moment, je ne vous envoie au-
cun payement par mon messager, car je ne sais pas ce que vous
voulez de votre tableau et je ne puis en juger, ne l'ayant pas
encore vu. Mais vous n'aurez pas perdu, je vous le certifie, la
peine que vous avez prise par amour pour moi, et vous me
ferez un très grand plaisir en m'écrivant ce que vous désirez
que je vous remette; j'aurai, en effet, beaucoup plus de con-
fiance dans votre jugement que dans le mien en fait d'estima-
tion. Outre la récompense de votre peine, je vous proteste que
je serai toujours désireux de vous faire plaisir, comme l'exige,
selon moi, votre rare mérite, et je m'offre à vous de bon cœur
pour réaliser tout ce qui poun^ait vous être agréable. Adieu.
Venise, 22 octobre 1530. » Cette lettre aurait du assurer à
celui qui en était porteur un bienveillant accueil ; mais Pisa-
nello, qui ne se connaissait pas en œuvres d'art, eut l'impru-
dence de déclarer que la Léda de Michel-Ange était peu de
chose (1), et blessa au vif l'irritable artiste. Ayant dit à son
(1) « Oh cjucsta è luia pocn cosa " , s'ccria-t-il.
LIVRE PREMIER. 161
interlocuteur qui lui demandait quelle était sa profession :
«Je suis marchand. » — «Eh bien, répliqua le Buonarroti, vous
ferez cette fois un mauvais marché pour votre maître; sortez
d'ici. » Et, dès que Pisanello fut parti, il donna sa Léda à son
élève Antonio Mini, qui avait deux sœurs à marier.
En agissant de la sorte, Michel-Ange offensa sans motif le
duc de Ferrare, qui cessa toute relation avec lui. Si Alphonse
d'Esté, dans ses rapports avec Raphaël, s'était abandonné à
une violence injustifiable, il s'était toujours montré plein de
prévenances et d'égards envers le Buonarroti. Tout à l'heure,
c'est le duc qui excitait notre indignation; à présent, nous
ne pouvons nous empêcher de blâmer la conduite de Michel-
Ange.
Antonio Mini vendit la Léda à François I", après en avoir
fait faire une copie par Bettino de Bene, un de ses aides, qui
avait travaillé dans l'atelier de Sogliani. Le roi de France la
plaça dans le palais de Fontainebleau; elle s'y trouvait encore
au dix-huitième siècle, mais en fort mauvais état; Mariette,
qui la vit vers 1742, rapporte qu'elle trahissait la main d'un
grand homme, quoique, en maint endroit, il ne restât que la
toile. Restaurée par un médiocre artiste, elle passa en Angle-
terre. Le duc de Northumberland, qui la possédait en 1838,
en fit présent à la Galerie Nationale, où elle subit une nouvelle
restauration. A cause du sujet, et peut-être aussi à cause de sa
détérioration, elle n'est pas exposée dans les salles publiques (1).
C'est aussi en Angleterre qu'émigrale carton de laLéda, qui figu-
rait, il y a deux siècles, dans la maison Vecchietti, à Florence.
Peut-être est-ce celui qui appartient à l'Académie des Beaux-
Arts de Londres. Passavant et Waagen , cependant, ne le
regardent que comme une copie ancienne du carton original.
De Michel-Ange et de Raphaël, Alphonse I" n'avait pas
obtenu ce qu'il souhaitait. Il fut })lus heureux avec l'iiien, qui
(1) P. Maktz, Michel-Ange peintre, dans la Gazette des Beaux- Arts,
2' période, t. XIII, p. 156-158. — F. Reiset, Une visite aux musées de Londres
en 1876, dans la Gazette des Beaux-Arts, 2" période, t. XV, p. 246-250. —
G. FmzzOKi, L'arte italiana nella Galleria Nationale di Londra, p. 19. —
A. Springeh, Jiaffaello und Michelanyclo, p. 383.
I. 11
1(52 L'ART FERRAKAIS.
fut son peintre favori. Les relations entre eux se continuèrent
longtemps (1), malgré les accès de mauvaise humeur et de
colère auxquels le duc ne manquait pas de se livrer quand l'ar-
tiste ne travaillait pas assez vite et ne réalisait pas au temps
convenu ses promesses. Alphonse d'Esté appréciait trop les
peintures de Titien pour tenir indéfiniment rigueur au retar-
dataire, et Titien, très avisé, très fin, disposé d'ailleurs à
rendre de bonne grâce au prince les services les plus variés,
ne se troublait pas des menaces et les écoutait sans se départir
de son sang-froid et de sa bonne humeur.
Le duc de Ferrare et l'illustre peintre vénitien entrèrent en
rapport à l'occasion d'une Bacchanale, mentionnée plus haut
(p. 1 47), dont Giovanni Bellini avait exécuté toutes les figures
(1514) et à laquelle il ne manquait plus qu'un fond de paysage.
Titien, vraisemblablement sur la demande de Bellini, son
maître, à qui la vieillesse ne permettait plus de voyager, se
rendit à Ferrare au mois de février de l'année 1516 et acheva
le tableau dans le palais et sous les yeux d'Alphonse I" (2).
Quand il fut sur le point de partir, le duc lui commanda plu-
sieurs peintures.
De retour à Venise , Titien manifesta son dévouement en
s'acquittant de diverses commissions. En 1517, il envoie à son
nouveau Mécène le dessin d'une balustrade que celui-ci avait
remarquée dans un palais de Venise, et il y joint le projet d'une
balustrade de sa façon : « Si ces deux modèles ne vous satisfont
pas, écrit-il au duc le 19 février, dites-le-moi, et j'en ferai
d'autres, car je suis à vous corps et âme, et je n'ai rien tant à
cœur que de recevoir vos ordres et de me trouver digne de vous
servir. » Dans cette lettre, Titien mentionne un tableau auquel
il travaillait alors pour le duc et qui représentait un « bain » ,
c'est-à-dire, probablement, des nymphes au bain. La même
année, il achète en l'honneur d'Alphonse « un cheval de
(1) G. Gampoiu, Tiziano e f/li Estensi, travail publié dans \3i Aiiova Antofogiu.
Firenze, novembre 1874. — Growe et Gavalcaselle, Tiziano, 2 vol. Fli)rence,
1877 et 1878.
(2) ISous reparlerons de la Bacchanale de Bellini en traitant du Castello (\i\ . II,
ch. iii\
LIVRE PREMIER. 1G3
bronze >' , sans doute une statuette antique, qui coûta qua-
rante-huit lire .
L'importance que le duc attachait aux tableaux commandés
par lui était telle qu'il prenait la peine d'écrire au peintre
pour indiquer toutes les particularités du sujet et préciser les
moindres détails du programme (1). Titien lui en exprima son
admiration avec un enthousiasme qu'on peut trouver excessif,
mais qu'expliquent les hyperboles de langage alors usitées à
l'égard des princes : « L'autre jour, j'ai reçu avec le respect
qui lui était dû la lettre de Votre Seigneurie, ainsi que le
châssis et la toile. En lisant la lettre, j'ai trouvé si belles et si
ingénieuses les instructions qu'elle contient, que je ne sais
comment on pourrait imaginer quelque chose de mieux. Et
vraiment plus j'y pense, plus je me confirme dans l'opinion
que la grandeur de l'art des peintres anciens était suscitée en
grande partie, sinon entièrement, par ces grands princes qui
leur faisaient de si intelligentes commandes, dont les artistes
tiraient ensuite tant de renommée et de gloire. Si donc Dieu
m'accorde de pouvoir en quelque façon répondre à l'attente de
Votre Seigneurie, qui ne sait combien j'en serai loué? Néan-
moins, en cela, j'aurai seulement donné le corps, et Votre
Excellence aura donné l'âme, qui constitue ce qu'il y a de
plus digne dans une peinture. " Quelque nombreuses qu'eus-
sent été les indications fournies par Alphonse T', Titien ne les
trouva pas encore suffisantes : il demanda un surcroit de ren-
seignements sur la place destinée à son tableau et sur les
conditions de l'éclairage. Dans lespremiers jours de juin 151, S,
le duc vint à Venise et les donna de vive voix.
Il dut voir alors V Assomption de Titien qui, le 20 mars de la
même année, le jour de la Saint'Bei-nardin, avait été décou-
verte à la grand'messe dans l'église de Santa Maria dei Fwiri.
L'admiration retentissante qu'elle avait provoquée redoubla
son désir d'être promptement en possession du tableau entre-
(1) C'est aussi de cette façon que procédait sa sicur Isabelle, marquise de
Mantoue. — Selon MM. Cavalcasclle et Crowe [Tiziano, t. î, p. 150}, le pro-
{jraniiiic avait peut-être été suggéré par l'Arioste.
164 L'ART FEllRARAIS.
pris d'après ses ordres. Mais la multiplicité croissante des
commandes empêcha Titien, qui d'ailleurs ne se lassait pas de
retoucher ses ouvrages et ne les achevait qu'avec lenteur, de
satisfaire le duc de Ferrare. Irrité d'attendre, Alphonse écrivit
le 29 septembre à son ambassadeur Jacomo Tebaldi, qui lui
servait d'intermédiaire auprès du peintre, une lettre analogue
à celle qu'il avait écrite le 10 septembre à Paulucci pour me-
nacer Raphaël de ses rancunes : ^i ^lessire Jacomo, nous pen-
sions que le peintre Titien devait enfin une bonne fois se
mettre à terminer notre peinture. Gomme nous voyons qu'il
en tient peu de compte et ne s'en soucie guère, nous voulons
que vous alliez le trouver le plus tôt possible. Avertissez-le de
notre part que nous sommes très surpris qu'il ne veuille pas
achever cette peinture, et dites-lui qu'il doit absolument y mettre
la dernière main ; autrement, nous en éprouverons un vif res-
sentiment, et nous lui prouverons qu'il aura desservi quelqu'un
qui ne manquera pas de le desservir à son tour et de lui ap-
prendre que nous ne sommes pas de ceux dont on se joue. Et
parlez-lui ferme, car nous avons résolu qu il finirait l'ouvrage
commencé, suivant sa promesse, et, s'il ne le fait pas, nous
saurons bien aviser; informez-nous immédiatement de sa réso-
lution. » Tebaldi ayant transmis à Titien les injonctions de son
maître, Titien promit d'aller bientôt à Ferrare avec son ta-
bleau afin de l'y terminer, et il tint parole, car à la date du
22 octobre les registres ferrarais portent que quatre Iv-e furent
payées à un batelier pour le conduire de Venise à Ferrare.
Pendant l'année 1520, Titien se met pour le compte du
duc en relation avec les verriers de Murano. Il montre à
Tebaldi un vase qu'il avait fait exécuter à titre d'essai. Tous
deux vont à Murano le 1 1 février et commandent douze vases
qui devront être livrés au bout de huit jours, en même temps
que des verres déjà commandés. Peu après, Alphonse prie
Titien de lui envoyer quelqu'un pour dorer le cadre d'un
tableau exécuté par ce maître, et le charge de lui procurer
quelques majoliques destinées à sa pharmacie. Tebaldi notifie
ensuite au peintre un nouveau désir du duc. Ayant entendu
LIVRE PREMIER. 165
dire que Giovanni Cornaro possédait un étrange animal appelé
gazelle, qui avait excité une vive curiosité, Alphonse voulait
avoir au plus tôt Timage peinte de cet animal. Tebaldi et Titien
se hâtèrent d'aller au palais Cornaro, mais la gazelle n'existait
plus et avait été jetée dans un canal. Par bonheur;, Giovanni
Bellini avait fait depuis longtemps déjà un croquis d'après la
gracieuse bête et offrit de le copier en l'agrandissant. Vers
le milieu de 1520, sur les instances du duc, Titien retourna à
Ferrare pour réparer un de ses tableaux qu'on avait détérioré
en le vernissant; avant de quitter Venise, il se rappela qu'un
peu de bleu manquait à certaines places, et pria Alphonse I"
d'en tenir à sa disposition au moment de son arrivée. Dès que
sa besogne fut achevée, il regagna son atelier de San Samuele.
Il avait reçu du duc quelques nouvelles commandes qu'il
ne se pressa pas d'exécuter, voulant tenir d'autres engage-
ments déjà pris et non moins formels. Le duc, cependant, en-
tendait être servi le premier : « Messire Jacomo, écrivit-il à
son ambassadeur, ayez soin de parler à Titien et rappelez-lui
en notre nom qu en partant de Ferrare il nous promit beau-
coup de choses. Jusqu'ici nous ne voyons pas qu'il se soit
occupé d'aucune ; il ne travaille même pas à la toile que nous
attendons avec le plus d'impatience. Comme nous ne croyons
pas mériter qu'il nous manque, exhortez-le à faire en sorte
que nous n'ayons pas à nous fâcher contre lui et qu'il nous
livre au plus tôt ladite toile. » Titien ne se troubla pas et
trouva des excuses. Comme il n'avait reçu ni châssis, ni toile,
ni indication de mesures, il prétendit avoir pensé que le duc
ne se souciait plus de l'ouvrage commandé. Qu'on lui envoyât
la toile, et il tâcherait d'avoir terminé son tableau le jour de
l'Ascension. Tebaldi ne fut pas dupe de ces allégations, car
il savait que Titien avait entrepris de peindre pour Altobello
Averaldo, légat du Pape, un tableau d'autel dont faisait partie
un Sainl Sébastien qui ])rovoquait l'admiration de toute la
ville (1). Se tournant donc en riant vers le peintre : « Vos rai-
(1) Ce tal)leau, destiné an maître-autel de l'église des Saints Nazaire et Gelse à
Brcscia, est toujours à sa place. Il se compose de plusieurs compartiments. Dans
lOc L'ART FERRARAIS.
sons lui tlit-il, sont aussi artificieuses que vos peintures.
Avouez qu'après avoir goûté l'argent des prêtres, vous ne tenez
plus autant au service de mon maître que par le passé. « Ti-
tien répliqua qu'aucun effort ne lui coûterait pour témoigner
au duc un dévouement absolu et conserver sa faveur, fallût-il
fabriquer de la fausse monnaie. " Eb bien, riposta Tebaldi,
est-il vrai que sur la demande du légat vous ayez fait récem-
ment un Saint Sébastien ? » Titien ne put le nier, et il ajouta que,
selon lui, cette figure était la meilleure de ses œuvres; mais le
tableau entier ne devait lui rapporter que deux cents ducats,
prix qu'aurait valu le Saint Sébastien a lui seul. Comment donc
serait-il disposé à négliger pour des prêtres et des moines le
service de Son Excellence ?
Cet entretien piqua la curiosité de Tebaldi, qui vint quelques
jours après dans l'atelier du peintre, afin d'y voir le Saint Sébas-
tien. Il y avait là plusieurs visiteurs, et tous le portaient aux
nues. Quand ils furent partis, l'ambassadeur de Ferrare se mit
h déplorer qu'une pareille peinture dût être livrée à des prê-
tres et envovée à Brescia, et il conseilla à Titien de l'offrir au
duc. Titien se récria et protesta qu'il ne saurait comment s'y
prendre pour manquer ainsi à ses engagements. Là-dessus,
Tebaldi lui suggéra d'exécuter à l'intention du légat une copie
avec de légères variantes, expédient que le peintre repoussa
comme une indélicatesse. Néanmoins, Tebaldi fit part de son
idée à son maître, qui l'en félicita et l'engagea à poursuivre ses
négociations. Habilement circonvenu, Titien finit par céder,
tout en déclarant que pour personne il n'aurait commis une
telle fourberie, et il fut convenu que le duc payerait seulement
soixante ducats comptant. Les cboses en étaient là quand
Alphonse se mit à réfléchir aux conséquences que pouvait en-
le compartiment central, on voit la llésnrrection du Christ. Les compartiments
latéraux sont divisés en deux parties : dans la partie supérieure est représentée
l'Annonciation; dans la partie inférieure se trouvent : à j;auche Saint Nazaire et
Saint Celse, patrons d'Averaldo, à qui ils montrent le Rédempteur montant au ciel ;
à droite Saint Roch assisté par un ange et Saint Sébastien attaché à un arbre et
percé d'une flèche. Ce tableau porte la signature de l'auteur et la date de t52i.
(Voyez CwALCASELLE et Crowe, Tizicino, t. I, p. 215.)
LIVRE PREMIER. 167
traîner sa conduite à l'égard du légat; déjà en butte à l'ini-
mitié de la cour de Rome, n'allait-il pas aggraver sa situation,
si Averaldo apprenait un jour ou l'autre le méchant tour qui
lui avait été joué? Le 23 décembre 1520, il écrivit à Tebaldi
qu'il renonçait au Saint Sébastien .
Titien fut mis en possession de la toile nécessaire à l'exécu-
tion du tableau d'Alphonse I", mais il s'en occupa peu. Le duc
et son ambassadeur crurent que le meilleur moyen de triom-
pher de ses lenteurs était de l'attirer à Ferrare, où il appor-
terait sa toile. Alphonse commença par l'inviter aux fêtes de
Noël de 1521 ; puis Tebaldi lui proposa d'accompagner le duc
à Rome, quand celui-ci irait rendre hommage au successeur
de Léon X, non encore nommé. Titien, tout en évitant de
refuser, ne s'engagea pas, et, malgré son désir de connaître
Rome, il déclina l'offre qui lui était faite. En 1522, il eut à
subir des instances analogues, qu'il éluda avec l'adresse d'un
diplomate consommé. Sans cesse harcelé par l'ambassadeur
de Ferrare, qui semblait n'avoir d'autre occupation que de le
pousser au travail ou de l'entraîner à Ferrare, il excellait à
temporiser. S'il ne consentait pas à partir, c'est qu'il voulait
retoucher des figures qui ne lui plaisaient pas, c'est qu'il avait
besoin de modèles introuvables ailleurs. Le 31 août, Tebaldi
constata qu'il n'avait encore peint, outre un char tiré par deux
animaux, que deux figures, ce qui prouve que le tableau com-
mencé était le Triomphe de Bacchus, conservé aujourd'hui dans
la Galerie Nationale de Londres. Le duc s'en étant montré
fort irrité, Titien pria Tebaldi de l'apaiser, prétendant que
sans cela il ne pourrait travailler avec calme d'esprit. Pour
montrer combien il tenait à satisfaire le prince, il répéta trois
ou quatre fois à l'agent de celui-ci qu'il n'accepterait plus
aucune commande, vînt-elle de Notre-Seigneur Dieu, avant
d'avoir terminé la toile du duc. Malgré ses protestations, l'an-
née se passa, et la toile n'était pas achevée. Comment s'en
étonner? Titien n'avait-il pas à ménager le gouvernement de
sa ville natale dont il était le peintre officiel? Le Conseil des
Dix, en effet, dans sa séance du 1 1 août 1522, l'avait menacé
IfiS L'ART FERUARAIS.
de lui enlever ses fonctions de courtier à l'Entrepôt des Alle-
mands et de lui imposer la restitution de tous ses honoraires
depuis six ans, si la quatrième toile qui devait orner la salle
du Grand Conseil n'était pas achevée le 15 juin de l'année sui-
vante (1). Quand Titien affirmait sa bonne volonté envers le
duc de Ferrare, il pouvait donc être sincère; en différant l'en-
tière exécution de ses engagements, il obéissait à une inéluc-
table nécessité. Enfin, dans le mois de janvier 1523, le tableau
de Bacchus et Ariane fut en état d'être envoyé à Ferrare, où
Titien, probablement pour l'achever, le suivit le 7 février (2),
Au milieu de janvier 1525, il fut encore, ce semble, l'hôte
d'Alphonse I".
De 1525 à 1528, on ne trouve plus trace de rapports entre
Titien et Alphonse I". Ce prince était trop absorbé par les
calamités qui pesaient sur lui pour attirer Titien à sa cour. Il
n'avait cependant pas oublié son peintre de prédilection, et,
dès que les soucis politiques lui laissèrent quelque répit, il
l'appela auprès de lui. A la fin de 1527 ou au commencement
de 1528, Titien reparut à Ferrare. En 1529, il y fit, avec l'as-
sentiment du doge Andréa Gritti, un séjour assez long, inter-
rompu par un voyage à Mantoue. Quand il partit pour cette
ville, le duc lui remit la lettre suivante, à l'adresse du marquis
Frédéric Gonzague, fils d'Isabelle d'Esté : « Maître Titien, qui
est resté ici quelques jours afin de m'être agréable, m'a de-
mandé la permission d'aller à Mantoue pour ses propres affai-
res, et, quoique j'hésitasse à la lui donner, j'ai cédé, voulant
lui faire plaisir et vu l'importance de ce qui l'appelle auprès
de Votre Excellence. A cause de l'amour que m'inspire son
mérite, j'ai cru devoir lui remettre cette lettre, par laquelle je
prie affectueusement Votre Seigneurie Illustrissime de le bien
accueillir. C'est ce que vous porteront à faire non seulement
votre tendresse à mon égard, mais les bonnes dispositions que
je vous connais pour lui et la faveur qu'il saura bien gagner
(1) Cavalcaselle et Crowe, Tiziano, t. I, p. 225.
(2) Les livres du château font nienlion de vin{;t-quatre repas fournis au peintre
et aux personnes de sa suite.
LIVRE PREMIER. 169
sans l'intervention d'autrui. Plus Votre Excellence s'empres-
sera de me le renvoyer, plus je Lui en aurai d'obligation...
14 mars 1529. " Cette lettre fait honneur à celui qui l'a écrite.
Celle où Alphonse I", le IG juin de la même année, remercia
le doge d'avoir autorisé le séjour prolongé de Titien à Ferrare,
ne témoigne pas moins hautement de l'estime et de l'attache-
ment que Titien inspirait au duc : « Je reste très obligé à Votre
Sérénité et je la remercie vivement de la faveur qu'elle m'a
faite en laissant si longtemps Titien auprès de moi (l). Je vous
suis d'autant plus reconnaissant que j'ai eu plus à me louer de
lui, et qu'il m'a servi promptement et excellemment... » Aussi-
tôt après son retour à Venise, Titien s'acquitta d'une commis-
sion d'Alphonse I" en faisant faire une coupe d or, qu'il expé-
dia le 4 septembre à Ferrare. Cette coupe reposait sur un pied
d'argent décoré de bas-reliefs.
A partir de la seconde moitié de 15:29, Titien fut presque
entièrement accaparé par Charles-Quint, qui, devenu l'arbitre
suprême de l'Italie, se fixa quelque temps à Bologne en 1529
et en décembre 1532. On trouve cependant encore le grand
artiste dans le château d'Alphonse I" le 24 et le 25 juillet 1532,
mais il ne fit qu'y passer. Les seules peintures qu'il entreprit
encore en l'honneur du duc furent un portrait de ce prince
destiné à remplacer celui qui avait été donné à Covos (2),
secrétaire de l'Empereur, et un tableau allégorique représen-
tant Minerve et Neptune avec quelques autres figures. Le por-
trait n'était pas terminé quand Alphonse I" mourut le 31 octo-
bre 1534; Hercule II ordonna de l'achever et paya au peintre,
h titre d'arrhes, cinquante ducats d'or le 20 juillet 1535. Te-
baldi annonça au fils d'Alphonse I", le 15 décembre 153G,
que Titien mettait la dernière main à ce tableau ; il le proclama
« magnifique et aussi semblable à l'original que l'eau à leau » .
(1) Les registres mentionnent le vin qui fui fourni à Titien et à cinq personnes
de sa suite depuis le 24 janvier jusqu'au dernier jour de février, pendant dix jours
du mois d'avril, pendant tout le mois de mai et pendant dix-huit jours du mois
de juin.
(2) Voyez ce qui a été dit p. 138, note 1.
170 L'ART FERRARAIS.
C'est le 8 janvier 1537 que le portrait fut livré à Tebaldi, et
Hercule II, venu peu après à Venise, l'emporta lui-même à
Fcrrare. Le don d'un vase d'argent à l'auteur prouva, au dire
de l'Arétin, l'entière satisfaction du prince (1). Quant au ta-
bleau allégorique, Vasari le vit inachevé dans la maison de
Titien, alors que le peintre avait cessé de vivre (2).
Quand on réfléchit aux relations qui existèrent entre Al-
phonse I" et Titien, on trouve qu'elles furent profitables autant
à l'un qu'à l'autre. Si le duc leur dut la possession d'un bon
nombre de tableaux précieux (3), Titien, qui trouva dans le
prince un protecteur non moins attaché que despotique, en
tira un grand avantage, celui de u développer son génie bril-
lant dans ses véritables voies (4) ;> . Représenter avec éclat tout
ce qui peut charmer les yeux, donner au portrait une prodi-
gieuse intensité de vie et transKgurer en quelque sorte la
nature humaine en l'enveloppant d'une lumière dorée, telle
était la véritable vocation du maître vénitien : Alphonse I"
contribua à l'y pousser et à l'y maintenir.
Avant de passer au règne d'Hercule H, il est nécessaire de
dire quelques mots à' Hippolyte I" d'Esté, un des frères d'Al-
phonse I", car il fut mêlé aux événements politiques de cette
époque, et il ne resta indifférent ni aux lettres ni aux arts (5).
C'est d'ailleurs une figure très originale, en laquelle se person-
nifient tous les abus de son temps et qu'il est par conséquent
très curieux d'étudier, non pour s'y complaire, mais pour avoir
une idée de la vie toute mondaine et souvent scandaleuse que
menaient alors les personnages, issus des maisons régnantes,
qui devenaient princes de l'Église.
(1) Titien reçut pour ce portrait deux cents ducats et déclara qu'il ne se rappe-
lait pas avoir jamais été rémunéré aussi royalement. (Gavalcaselle et Growe,
Tiziano, t. I, p. 386-387.)
(2) On ne sait ce (ju'est devenu ce tableau.
(3) INous énumérerons les principaux en parlant du Castello (liv. II, ch. m).
(4) Lafenestre, Titien et les princes de son temps, dans la Bévue des Deux-
Mondes du i" décembre 1886, p. 638.
(5) Frizzi, Mem. per la storia di Ferrera, t. IV, p. 110, 154, 156, 159, 169,
181, 186, 201, 205, 218, 222, 227, 269, 272, 279, 280, 282, 284. — Barotti,
Mem. di letterati ferrarcsi.
LIVRE PREMIER. 171
Hippolyte I" était le troisième fils d'Hercule I" et d'Éléo-
nore d'Aragon. Il naquit le 20 février 1479. Dès l'âge de six
ans, il reçut la tonsure dans la cathédrale de Ferrare et com-
mença à porter l'habit de clerc. En 1486, Mathias Corvin, roi
de Hongrie, qui avait épousé Béatrice d'Aragon, sœur de la
duchesse de Ferrare, le nomma archevêque de Gran ou Stri-
gonio, titre auquel étaient attachés ceux de primat de Hongrie
et de légat a latere du Saint-Siège, et qui rapportait trente
mille ducats; mais cette nomination ne lut ratifiée qu'au bout
d'un an par le pape Innocent VIll. Hippolyte, accompagné de
cent cinquante personnes à cheval, alla sur-le-champ prendre
possession de son bénéfice (1) , et fit un assez long séjour auprès
de son oncle. Il résidait encore en Hongrie lorsqu'en 1493
Alexandre VI le promut à la dignité de cardinal : il n'avait que
quatorze ans. Quelques années plus tard, l'archevêché de
Milan étant devenu vacant, Ludovic le More, son beau-frère,
le lui octroya (31 octobre 1497), l'année même où mourut sa
sœur Beatrix, femme du duc de Milan (:2). Hippolyte cepen-
dant ne se trouvait pas satisfait : comme archevêque de Stri-
gonio, il était obligé à la résidence, puisqu'il était en même
temps primat du royaume et légat apostolique; en outre, la
moitié des revenus de cet archevêché lui échappait, parce
qu'elle était consacrée à l'entretien des troupes royales. Le
27 novembre 1497, il se rendit à Rome avec trois cents che-
vaux et obtint l'évêché d'Agria en échange de l'archevêché de
Strigonio. Il resta trois mois dans la capitale de la chrétienté.
(1) Il emporta avec lui, entre autr(>s livres, l'Eiicide de Virgile et les coméilics
(le IMaiite, qu'il comprenait déjà malgré son jeune à{;c.
(2) Hippolyte I'^'" ne garda pas toute sa vie l'arclievèclié de Milan ; le 3 avril 1511),
il le céda à son neveu Hippolyte II, âgé de dix ans. D'après l'Arioste, il témoigna
envers Ludovic le More une reconnaissance (pii ne cessa pas avec les malheurs
de ce prince :
... ora in pace a consiglio con lui siede,
Or armato con lui spiega i colubri;
E sempre par d'una medesima fede,
0 ne' felici tcmpi o nei lugubri :
Nella fuga lo segue, lo conforta
Neir afflizion, gli è nel periglio scort;i.
ÇO?lfinflo furioso, canto XLVI, st. xciv.)
172 L'ART FERRARAIS.
En 1501, il accompagna, de Fenare à Naples, la veuve de
Mathias Corvin qui, forcée d'abandonner la Hongrie, avait
passé huit jours auprès d'Hercule I", témoignant ainsi h sa
tante la gratitude à laquelle elle avait droit pour les soins qu'il
en avait reçus dans son enfance. La même année, il fit partie
de la nombreuse cavalcade qui se rendit à Rome afin d'aller
chercher Lucrèce Borgia dont le mariage avec Alphonse
d'Esté avait été décidé. C'est lui qui remità Lucrèce les joyaux
destinés par le duc de Ferrare à sa future belle-fille, et nous
avons déjà dit qu il offrit pour son propre compte, entre autres
présents, quatre croix d'un très beau travail. Peut-être est-ce
alors qu'Alexandre VI lui donna un palais à Rome, faveur que
suivit bientôt la collation de l'archevêché de Capoue (1502).
Lorsque Louis XU eut enlevé h Ferdinand le royaume de
Naples, Hippolyte abandonna les revenus de cet archevêché à
sa tante Béatrice, réfugiée à Ischia. Après la mort d'Alexan-
dre VI (18 août 1503), le cardinal d'Esté partit aussitôt de
Ferrare pour prendre part au conclave; en route, une chute
de cheval le força de s'arrêter quelques jours à Florence, où son
frère Alphonse vint s'assurer de son état. A peine élu pape,
Pie III lui conféra l'évéché de Ferrare, devenu vacant par la
mort du dernier titulaire, Jean Borgia, qui n'avait jamais mis
les pieds dans la capitale des princes d'Esté.
Sous le règne d'Alphonse I", le cardinal d'Esté ne demeura
pas étranger aux affaires publiques. Il gouverna Ferrare en
1506, alors que le duc conduisait des renforts à Jules II qui
assiégeait Bologne (1), en 1507 pendant que son frère était
allé à Gênes pour gagner les bonnes grâces de Louis XII, en
1512 quand Alphonse I" se rendit à Rome dans l'espoir d'une
réconciliation avec le Pape qui lui avait déclaré la guerre et
qui visait à s'emparer de Ferrare.
Au. besoin, l'habile cardinal se transformait en guerrier.
Durant la lutte contre Venise, il risqua plus d'une fois sa vie,
(1) 11 permit aux tils de Giovanni Bentivoglio, venus avec ijuatre cents chevaux
après la prise de Bologne par le Pape, de loger à l'auberge de l'Ange (aujourd'hui
la Postaccia) .
T.IVRE PREMIER. 173
s'exposant aux balles qui tuaient à ses côtés ses compagnons
d'armes. On l'eût même pris pour un capitaine consommé
lorsque, profitant d'une crue subite du Pô qui exhaussait les
navires ennemis et en mettaient les flancs à découvert, il fit à
la faveur de la nuit dresser des batteries dont les feux, au
point du jour, anéantirent presque la flotte vénitienne.
Alphonse survint avec ses propres vaisseaux et acheva la
déroute (1).
A-près l'avènement de Léon X, Hippolyte alla rendre
hommage au nouveau pape (6 mai 1513). Rome le garda plu-
sieurs années. Il y vécut en prince fastueux, au milieu d'une
cour amie des plaisirs de toute sorte, et, sans négliger les
affaires de son frère, il prit à cœur de réunir des lettrés autour
de lui.
En Hongrie, il avait conservé des relations qui l'y attiraient
de temps en temps. Il y retourna le 20 octobre 1517 et s'y fit
précéder de deux cent cinquante chiens, de filets et de tentes
pour la chasse, de quatre étalons, de vingt vautours et fau-
cons, et de deux léopards. Dans sa suite figuraient Alessandro
Ariosti, le dernier frère de Lodovico Ariosti, et le poète Gelio
Galcagnini, qui se lia avec Ziegler, philosophe, mathématicien
et théologien allemand, auquel il procura la protection du
cardinal d'Esté. La situation critique d'Alphonse I" décida
Hippolyte à regagner Ferrare au commencement d'avril 1 520 :
il arriva indisposé, et logea, d'après les conseils de son frère,
non dans sa résidence habituelle attenant à la Chartreuse,
mais dans le Castel Nuovo, où l'air était plus frais et plus salu-
bre . Les prescriptions du médecin Lodovico Bonaccioli l'avaient
à peu près rétabli, quand, pour avoir trop mangé d'écrevisses
et bu avec excès d'un vin blanc appelé vernaccia, il fut pris
d'une fièvre dont il mourut le 3 septembre, malgré les soins
que lui donna Giovanni Manardi, médecin non moins renommé
que Bonaccioli. On lui fit de magnifiques funérailles dans la
cathédrale, et Gelio Galcagnini y prononça son oraison funèbre.
(1) Voyez les intéressants détails que donne Fnizzi (^Mcin, per lu slorid di Fer-
rara, t. IV, p. 241-2V3).
174 L'ART FERRARAIS.
Quelques jours après, une autre oraison funèbre fut pronon-
cée par Alcssandro Guarini, et Girolamo Falletti en composa
une troisième.
A l'esprit politique et militaire le cardinal d'Esté joignait
le goût de l'étude et de la lecture. En voyage, si l'on en croit
Celio Calcagnini qui l'accompagna souvent, il emportait des
livres en grand nombre. Parmi ses familiers se trouvaient non
seulement des théologiens, mais des jurisconsultes, des philo-
sophes, des mathématiciens, des médecins, des orateurs et des
poètes. A partir de 1503, il prit à son service l'Arioste, qui
encourut en 1517 la disgrâce de ce maître exigeant et impé-
rieux pour n'avoir pas voulu l'accompagner en Hongrie. Avant
son dernier séjour dans ce pays, il suggéra aux magistrats de
sa ville natale la résolution de faire écrire par Celio Calcagnini
l'histoire de la maison d Este et celle de Ferrare, histoire dont
Peregrino Prisciani avait à grand'peine rasssemblé déjà les
matériaux (1). On ne sait pas si Calcagnini réalisa l'entreprise
qui lui fut confiée. De bonne heure, Hippolyte d'Esté aima les
beaux livres : c'est à lui qu'est dédié le De ingénias adolescen-
tium nioribus liber, composé par Petrus Tranensis et publié le
7 octobre 1496 par Lorenzo de' Rossi (2). Lorsque Pontico
Virunio, imprimeur et lettré d'une grande valeur, eut été
incarcéré à Forli, il dut sa mise en liberté à l'intervention du
puissant cardinal.
Sans être aussi passionné qu'Alphonse l" pour les beaux-
arts, Hippolyte tint aussi à honneur de s'entourer d'œuvres
distinguées et fut en rapport avec plusieurs artistes en renom.
Ercole Roberti peignit à son intention un tableau en 1487.
Léonard de Vinci, qu'Hippolyte, en qualité d'archevêque de
Milan, avait dû voir dans la capitale des Sforza, obtint de lui
eu 1507 une lettre de recommandation pour Raffaello Giro-
lami, un des principaux membres de la Seigneurie de Flo-
(Ij l*ar ordre du cardinal, Calcagnini avait précédemment éciit le récit de la
défaite inflijijéc à l'armée vénitienne le 2^ décendjre 1509. Calcagnini fut également
1 auteur d'une Vie d' Hippolyte P'' qui ne nous est pas parvenue.
l^-) Nous reviendrons sur cet ouvrage en parlant des livres ferrarais ornés de
gravures en bois (liv. V, ch. iv).
LIVRE PREMIER. 175
rence, afin de faire valider ses prétentions à la succession de
son père, droits contestés par son frère aîné à cause de sa
naissance illégitime (1).
Les musiciens trouvèrent également faveur auprès du car-
dinal. 11 eut à sa solde un habile organiste nommé Giangia-
como Fogliani et attira auprès de lui les virtuoses les plus dis-
tingués. Musicien lui-même, il acheta en 1517 des téorbes à
un fabricant installé à Ferrare, où l'on faisait aussi des flûtes
et des violes.
Aux qualités d'un prince de la Renaissance s'unissaient chez
Hippolyte les défauts et les vices des tyrans de son siècle. Il
était violent, altier, vindicatif. Du vivant de son père, il fit
bâtonner un messager du Pape, et se réfugia, afin d'échapper
au courroux d'Hercule I", chez son beau-frère François Gon-
zague, qui vint implorer pardon pour lui. Nous avons déjà
rapporté que, épris, en même temps que son frère naturel
Giulio, d'Angela Borgia, il ordonna à ses sbires de crever les
yeux de son rival, dont Angela avait vanté devant lui la
beauté (2). Quoiqu'il fût prince de l'Église, rien dans sa vie
n'indiquait le souci des choses religieuses. Les évêchés (3) et
les abbayes (i) qu'il posséda n'étaient pour lui qu'une source
de richesses : il en lirait un revenu de trente-neuf mille six
cents écus environ, suivant les uns, de quarante-sept mille
cinq cents, selon les autres. Il laissa une fille naturelle, Lisa-
betta, qui reçut du duc une dot de dix mille écus en épousant
Giberlo Pio.
(1) Campori Nuovi Docuinenli pcr lu uilu di Lcoiuu-do (Ici J'inci. 3Iodcna ,
1865.
1^2) Voyez p. 125.
(3) A ceux que nous avons mentionnés il faut ajouter celui de Modène.
(4) L'abbaye de Pouiposa était au uouibtc de celles (|ui lui furent confé-
rées.
17fi L'ART FERRARAIS.
X
HERCULE II (1534-1559) (1).
A l'exemple de ses prédécesseurs, Hercule II, fils aîné
d'Alphonse I", inaugura son règne par des libéralités. Il dis-
pensa la Commune de rembourser une partie des sommes
qu'Alphonse I" avait prêtées à celle-ci et lui accorda des délais
pour le remboursement du reste; il abolit quelques taxes; il
dépensa en cadeaux cinquante mille ducats d'or, donnant aux
uns des immeubles, aux autres du numéraire ou des joyaux.
Parmi les personnages honorés de ses faveurs figura Cristoforo
Messishugo^ auteur d'un ouvrage sur l'office de maître d'hôtel
et sur l'art culinaire (2).
La première affaire qui s'imposa à l'attention d'Hercule II
fut le règlement définitif de sa situation à l'égard du Saint-
Siège. Il s'agissait de décider Paul III à ratifier la décision
qu'avait rendue Charles-Quint, pris comme arbitre par
Alphonse I" et Clément VII, mais que Clément YII n'avait pas
acceptée et à laquelle le Sacré Collège n'avait pas donné son
adhésion. Les pourparlers furent longs et difficiles. Afin de
hâter le succès des négociations, le duc se rendit lui-même à
Home en 1535 (3). Il ne réussit pas mieux que ses ambassa-
deurs Ce fut seulement en 1539 qu'un accord fut conclu, le
Souverain Pontife désirant qu'une paix générale permit à tous
les souverains de s'unir contre Soliman II. En vertu de cet
(i) 11 a été déjà question d'Hercule 11, p. 135, note 1, et p. 137, note 1.
(^2) Voyez les pages consacrées à Messisbugo et à son ouvrage dans le ch. v du
liv. IV, chapitre relatif aux livres publiés à Ferrare avec des gravures sur bois.
(3) Le fameux médecin Antonio Musa Brasavola fit partie de la suite d'Her-
cule 11. — Hercule 11 retourna à Rome en 1550, à l'avènement de Jules 111, et
en 1555, à l'avènement de Marcel II; mais Marcel II étant mort avant qu'il eût
pu lui rendre hommage, il attendit la nomination de son successeur, qui fut
Paul IV, de la maison Caraffa (1555).
LIVRE PREMIER. 177
accord, les princes d'Esté, reconnus maîtres du duché de Fer-
rare et de ses dépendances sous la suzeraineté du Saint-Siège,
devaient payer une redevance annuelle de sept mille ducats
d'or et recevoir chaque année de la Chambre apostolique, à
un prix déterminé, vingt mille sacs de sel. En outre, Her-
cule II s'engageait à verser une somme de cent quatre-vingt
mille ducats pour les dommages causés et les condamnations
encourues.
Les difficultés avec la cour de Rome ne furent pas les prin-
cipaux soucis du fils d'Alphonse I". Ses relations avec les sou-
verains étrangers présentaient plus de périls encore. Instruit
par les malheurs de son père et de son grand-père, il mit tous
ses soins à garder la neutralité entre Charles-Quint et Fran-
çois I", quand ces deux rivaux se disputèrent de nouveau le
Milanais. Feudataire du premier, beau-frère du second par sa
femme Renée, il avait intérêt à ménager l'un et l'autre. Ses
frères Hippolyte II, archevêque de Milan, et François l'aidèrent
à équilibrer ses témoignages de bienveillance. Tandis qu'Hip-
polyte se rendait en France, où le Roi lui accorda l'archevêché
de Lyon, François alla commander un corps de cavalerie dans
l'armée impériale (1536), et, un peu plus tard, suivit à Nice
et en Espagne Charles-Quint lui-même, à l'intervention de qui
il dut d'épouser la fille de Cardona, marquis délia Paluda.
En 1541, quand l'Empereur se dirigea vers Alger pour châtier
les corsaires qui infestaient la Méditerranée, le duc de Ferrare
lui rendit hommage à Peschiera et l'accompagna dans son
entrée solennelle à Lucques, où, à la table de Sa Majesté, il
fut admis à l'honneur, réservé aux plus grands princes, de lui
présenter sa serviette. Après l'avènement de Henri II, il eut la
sagesse de se refuser à s'unir contre Charles-Quint au roi de
France son neveu et au pape Paul III son suzerain, mais il
accorda la main de sa fille Anna à François de Lorraine, duc
de Guise (1548) (1). Malgré ses aspirations pacifiques, un temps
(1) Anna était née le 16 novembre 1531. Après l'assassinat du duc de Guise,
un second mariage unit la fille aînée d'Hercule II et de Renée de France à Jacques
de Savoie, duc de témoins.
I- 12
178 L'APvT FERRARAIS.
vint pourtant où il ne put persévérer dans la neutralité qu'il
avait observée avec tant de constance. Pressé par les sollicita-
tions du duc de Guise, intimidé par les menaces de Paul lY,
et se rappelant combien le ressentiment de Jules II, de Léon X
et de Clément VII avait été funeste à sa famille, il entra dans
une ligue contre Philippe II, que soutenaient le duc Côme de
Médicis et Ottavio Farnese de Parme, et il fut nommé non
seulement capitaine général de la ligue, mais lieutenant général
du Roi en Italie (1557). Toutefois, il se fit autorisera n'opérer
qu'en Lombardie, afin d'être à même de protéger au besoin
ses propres Etats. La guerre qui s'engagea ne fut pas de longue
durée. Peu s'en fallut cependant qu'elle ne coûtât cher au duc,
car il se trouva bientôt seul en butte aux coups des troupes
espagnoles, florentines et parmesanes, les Français ayant été
forcés de quitter l'Italie par une diversion des Espagnols et des
Anglais dans les Pays-Bas, et le Pape, qui désespérait d'arracher
à Philippe II le royaume de Naples, ayant conclu la paix sans
faire mention du duc de Ferrare. Mais les Vénitiens et même
Côme de Médicis ne tardèrent pas à intervenir comme média-
teurs, et Philippe II, désireux de concentrer toutes ses forces
dans les Flandres, accepta un accord dont chacun sentait le
besoin (1558). Le mariage d'Alphonse, fils aîné d'Hercule II,
avec Anna, fille du grand-duc de Toscane, cimenta la reprise
des bonnes relations entre les Ferrarais et les Florentins.
Malgré la guerre dont il vient d'être question, on peut dire
que le règne d'Hercule II fut en somme une période de paix :
il procura un long repos à la population de Ferrare et ne le
céda pas en éclat aux règnes précédents. Fidèle aux traditions
de sa famille, le duc se plut à donner une hospitalité fastueuse
aux personnages qui honorèrent sa capitale de leur présence.
Sur son invitation, le pape Paul III y demeura quelques jours
avant de se rendre à Busseto, où il devait avoir une entrevue
avec Charles-Quint (1). Un bucentaure magnifique, accom-
(1) En s'arrètant à Ferrare, Faul 111 se pioposait de demander au duc un prêt
de 50,000 ccus d'or et la main de la jeune Anna d'Esté pour son neveu Orazio
Farnèse. Sans opposer un refus formel à cette dernière demande, Hercule invoqua,
LIVRE PREMIER. 1T9
pagné de nombreuses barques, le conduisit de Brescello à
Bondeno, où l'attendaient un carrosse et soixante voitures. Le
Pontife arriva le 21 avril 1543 dans l'île du Belvédère; il y
passa la nuit, et le lendemain, au bruit des détonations de l'ar-
tillerie, il fit son entrée à Ferrare avec une suite de trois mille
personnes, parmi lesquelles se trouvaient une vingtaine de car-
dinaux, quarante évéques et un nombre imposant d'ambas-
sadeurs. Devant la porte de Saint-Georges, Alphonse, fils du
duc, lui présenta les clefs de la ville dans un bassin d'or, lui
baisa les pieds et le harangua, après quoi le Pape bénit le
prince et le baisa au front. Porté sur un siège resplendissant,
à l'abri d'un baldaquin, précédé par Hercule II à cheval et
suivi d'une foule de gentilshommes, Paul III parcourut les
principales rues de la ville (1), s'avança sous cinq arcs de
triomphe et fut conduit dans la cathédrale, que décoraient les
fameuses tapisseries ducales dont Giovanni Rost était en partie
l'auteur (2). Un discours de Girolamo Falletti montra que
1 éloquence florissait toujours à la cour de Ferrare. Le Pape
fut logé dans le Castello, tandis que sa suite était hébergée aux
frais du duc chez les simples particuliers. Une promenade à
travers la ville servit de distraction le second jour : le cortège
se composait de la duchesse et de soixante -douze dames
montées sur des haquenées, d'autres dames de distinction qui
avaient pris place dans vingt-deux carrosses, d'Hercule II et
de ses courtisans à cheval. Le 24 avril, jour de saint Georges,
Paul III, à l'issue de la messe, célébrée pontificalementpar lui
dans la cathédrale, remit au duc la rose d'or, une riche épée
et un chapeau. Un tournoi occupa le milieu de la journée, et,
après le dîner, les enfants du souverain récitèrent en latin les
pour différer sa décision, l'âge de sa fille, <|ui avait à peine douze ans. Anna, nous
l'avons déjà dit, épousa en premières noces François, duc de Lorraine ; en secondes
noces Jacques de Savoie, duc de Nemours.
(1) Titien assista à l'entrée de Paul III. « Sur la place, écrit Agostino Mosti,
nous trouvâmes une foule immense...; je reconnus un grand nombre de Véni-
tiens, non seulement niessire Titien, mais beaucouj) d'autres. " (L.-JN. Cittadella,
Notizie relative a Ferrara, t. I, p. 599.)
(2) Quatre d'entre elles avaient coûté soixante mille écus d'or.
180 L'ART FERRARAIS.
Adclphes de Térence : Lucrezia,qui n'avait que huit ans, débita
le prologue, Leonora se chargea d'un rôle déjeune fille, Anna
et Alphonse représentèrent des amoureux, et Louis joua le
rôle d'un esclave. Le quatrième jour, Paul III conféra le titre
de protonotaire à Andréa Alciato, nommé depuis peu profes-
seur à l'Université de Ferrare, donna à la duchesse un diamant
et une fleur en diamant, et repartit pour Bologne (1).
En 1548, ce lut le roi de Tunis Muleasse qui fut, de la part
des princes d'Esté, l'objet de délicates attentions. Détrôné par
le roi d'Alger, rétabli par Charles-Quint, et détrôné de nouveau
par son propre fils qui l'avait privé de la vue, il allait implorer
encore une fois l'Empereur. Il était accompagné de trente
personnes à cheval et de quatre interprètes. Hercule II se
trouvait à Modène quand il arriva à Ferrare, mais Alphonse,
(1) On peut trouver dans les lettres cl' rl^o^fùjo JMosli, élève de l'Aiioste, des
détails sur les fêtes organisées à Ferrare lors de la venue de Paul III. Filippo
Rodi en a donné une description que M. Patrizio Antoloni, d'Argenta, a eu la
bonne idée de faire réimprimer, en 1892, avec des notes intéressantes, à l'occasion
des noces de Mlle Leonilde Serrao avec M. Giov. Battista Rizzani.
Plusieurs Ferrarais furent en grande faveur auprès de Paul III. lient, en effet,
pour premier médecin Giacomo Bonacossi, qui mourut à Rome et fut enseveli ;i
San Pietro in Montorio, où Giambatisla Bonaccossi, un des chanceliers du duc
Hercule, fit placer une inscription sépulcrale en son honneur. Le même pape prit
à son service Jacobo Meleqhini, qu il admit dans son intimité. Il le nomma gar-
dien des antiquités rassemblées dans le palais du Vatican, et architecte des édi-
fices pontificaux et des fortifications du Borgo. Meleghini composait des vers à ses
moments perdus : le Pape lui fit relire trois fois une de ses élégies. Antonio (in
Sangallo, à (pii Meleghini fut associé dans la direction des travaux du Vatican,
le traitait d'ignorant et prétendait qu'il n'avait pas de jugement. Vasari (t. V,
p. 471, et t. VII, p. 106) n'est pas moins sévère. Meleghini cependant ne devait
pas être sans mérite : il semble avoir eu de bons rapports avec Michel-Ange, à qui
il procura de l'outremer, apporté de Ferrare, pour les peintures de la chapelle
Pauline (1545 et 1546); il fut, avec Serlio, l'héritier des dessins de Balthazar
Peruzzi ; Vignole l'estima beaucoup; Promis le regarde comme un bon archi-
tecte et un excellent ingénieur militaire. Etant tombé malade en 1545, il reçut
du Souverain Pontife un secours de cinquante-cinq écns. Un peu plus tard, Paul III
le fit châtelain de la Rocchctta di Parma, qu'il céda en 1547 à Pierre-Louis Far-
nese, duc de Parme et de Plaisance. Il avait épousé Anjjela Leonarda, fille du
lettré Fino Fini d'Ariano, et fit son testament le 16 novembre 1.549, « corpore
languens » , sis jours après la mort de Paul III. Peut-être le suivit-il bientôt dans
la tombe. En 1553, il n'existait plus. Il avait exprimé le désir d'être enseveli à
Saint-Onofrio. (L.-IN. Cittadella, Notizie relative a Ferrara, t. I, p. 197, 541, et
t. II, p. 270-276. — A. Bkrtolotïi, Artisli holognesi, fcrraresi ed alcuni altri
n cl (fia stnto ponlificio in Jiotna. 1885, p. 25.)
LIVRE PREMIER. 181
fils du duc, l'accueillit avec tous les égards dus au malheur.
En revenant d'Allemagne, le roi de Tunis repassa par Ferrare.
Hercule II était de retour. Il logea Muleasse dans le palais du
comte Paolo Costabili, essaya de lui faire rendre la vue par
un médecin de grande réputation, et lui fournit un navire pour
regagner la Sicile, après lui avoir donné six cents écus.
Parmi les hôtes de distinction qui parurent à la cour d'Her-
cule II, il ne faut pas oublier Vittoria Colonna, marquise de
Pescaire (1). En se rendante Venise, oùelledevait s'embarquer
pour entreprendre un pèlerinage aux Lieux saints, la veuve de
Ferdinand-François d'Avalos s'arrêta à Ferrare (8 avril 1537).
L'accueil qu'elle y reçut et la vie qu'elle y mena la décidèrent à
abandonner ses projets, et elle resta environ un an auprès d'Her-
cule II et de la duchesse Renée. C'est dans le palais Mosti
qu'elle habita. Venue dans le plus modeste équipage, elle fut
servie par les officiers de la maison du souverain. Son temps
se partagea entre les pratiques de la dévotion et les fêtes qui
eurent lieu dans le Castello. Afin de lui faire honneur, on
invita les personnages les plus distingués du Milanais et de la
Vénétie : les poètes Luigi Allemanni et Trissino furent de ceux
qui vinrent lui présenter leurs hommages. Pendant qu'elle
était encore à Ferrare, Renée, déjà mère d'Anne, d'Alphonse
et de Lucrèce, mit au monde, le 19 juin 1537, Éléonore, la
future protectrice du Tasse, et Vittoria Colonna en fut la mar-
raine. Une lettre qu'elle écrivit au cardinal de Mantoue montre
combien son séjour dans la capitale des princes d'Esté lui fut
agréable. " Grâce à Dieu, je me trouve à Ferrare en grande
paix et consolation, Son Excellence le duc et tous les siens me
laissant toute liberté pour les œuvres de charité, qui satisfont
bien autrement le cœur que les plaisirs si mêlés de la conver-
sation. Plaise à la bonté divine que toutes mes pensées se rap-
portent non h moi, mais au Christ. >' Ses préoccupations reli-
gieuses ne l'empêchaient pas de faire bonne figure à la cour.
(1) Jules HoNNKT, Vittoria Colonna à la cour de Ferrare (i537-1538\ clans le
Bulletin historique et littéraire de la Société de riiisloirc du protestantisme fran-
çais, année 1881, p. 207-219.
182 L'ART FERRARAIS.
Peu avant son départ, elle assista à une fête des plus brillantes,
donnée en son honneur, et elle voulut bien réciter cinq de ses
sonnets. Elle ne partit qu'à la fin de février 1538, et, quelque
temps après, elle écrivit à Hercule II : " Que Dieu m'accorde
de retourner dans votre douce cité de Ferrare, auprès de Votre
Excellence et de tant de chères amies..., auprès de Madame
la duchesse et de ses divins enfants. Puisse, en ces fêtes de
Norl, Votre Altesse renaître avec le Christ, dont j'invoque la
protection pour toute Sa famille. "
Le goût de la magnificence, inné chez les princes de la mai-
son d'Esté, n'avait fait que s'accroître à la cour de Ferrare
depuis le règne de Borso, à mesure que les progrès de la civi-
lisation augmentaient les moyens de le satisfaire. Hercule II à
son tour se glorifia de déployer un luxe qui attestait sa puis-
sance. Ce n'était pas seulement dans ses États qu'il aimait à en
faire parade. En 1537, il alla passer une partie du carnaval à
Venise dans le beau palais qu'il possédait sur le Grand Canal,
et il emmena avec lui une suite dehuit cents personnes. Douze
ans plus tard (1549), quand il se rendit à Mantoue pour pré-
senter ses hommages à Philippe d'Autriche, fils de l'Empereur,
il emporta ses magnifiques tapisseries, afin d'en orner les
chambres où il devait loger; quatre-vingts gentilshommes
l'accompagnèrent; l'orchestre de la cour l'avait suivi, et il tint
à honneur de donner à Philippe quatre chevaux de choix, la
gloire de ses écuries.
Les intérêts du peuple et les détails d'une sage administra-
tion tinrent également place dans les préoccupations du duc.
La via délia Giovecca, une des principales rues de Ferrare, fut
cailloutée pour la première fois (1546), ce qui permit d'y
maintenir la propreté et de la border d'élégantes constructions.
Un canal creusé entre la ville de Cento et le Pô près de Bon-
deno ouvrit une nouvelle voie au commerce. La suppression de
l'impunité accordée jusqu'alors aux combats singuliers et aux
vengeances privées, la défense faite aux enfants de se former
en troupes afin de s'attaquer avec des bâtons et des couteaux,
la fermeture du Praisolo, lieu concédé par Alphonse P% non
LIVRE PREMIER. 183
loin de l'église du Corpus Domini, à tous ceux qui voulaient se
battre, mirent fin à des coutumes barbares. Une autre mesure
non moins sage fut celle qui eut pour but de rétablir le respect dû
aux églises, où l'on avait pris l'habitude de se réunir, comme dans
des cercles, pour stipuler des contrats et pour conclure des mar-
chés, en sorte que les fidèles ne pouvaient ni entendre les chants
religieux, ni assister avec recueillement aux cérémonies sacrées .
Plusieurs asiles fondés à cette époque procurèrent un allége-
ment à divers genres d'infortune. Les femmes de mauvaise vie
qui voulurent bien se convertir trouvèrent un refuge dans une
maison, organisée en 1537, où la règle de Saint-François leur
imposa les pratiques d'une piété réparatrice. Un orphelinat
s'ouvrit pour les jeunes filles pauvres en 1544 avec le concours
pécuniaire du duc. En 155 4, Hercule II créa un autre établis-
sement, sous le patronage de sainte Agnès, pour les orphelins
ayant de trois à sept ans, et en 1558 il assura le sort des gar-
çons plus âgés qui avaient perdu leur père et leur mère, en
instituant l'hospice des orphelins de la Miséricorde.
Sous le même règne deux Ordres nouveaux furent introduits
à Ferrare. Recommandé au duc par Vittoria Colonna, le
célèbre Ochino, encore orthodoxe, installa les Capucins dans
le faubourg de la Miséricorde. Le second Ordre implanté à
Ferrare fut celui des Jésuites.
Catholique sincère, Hercule resta attaché toute sa vie aux
pratiques de sa religion (1). Malheureusement sa foi ne servit
pas toujours de règle à ses mœurs, et, s'il n'afficha pas le
désordre, il ne s'imposa pas une constante fidélité à sa femme.
Par égard pour le Pape son suzerain, comme par conviction
personnelle, il se montra très zélé pour le maintien de l'or-
thodoxie parmi ses sujets. Mais il rencontra chez la duchesse
Renée une opposition qui contribua beaucoup à la froideur de
ses rapports avec elle (2).
(1) MuRATORi, Antich'itu Estensi, parte seconda, p. 387.
(2) M. Jules Bonnet a publié une série d'intéressants articles sur Renée de
France. Voyez la Revue chrélienne, année 1875 (C7/i mariage sous François P'',
p. 292-306 et 359-375), année 1885 (Hercule II duc de Ferrare, les débuts d'un
184 L'ART FERRARAIS.
Élevée j)ar Michelle de Saubonne, clame de Soubise, qui
était imbue des principes de la Réforme, Renée, dont Margue-
rite de Navarre, sœur de François I", dirigea aussi l'éducation,
avait étudié avec ardeur non seulement Ibistoire, les lettres,
les mathématiques, la philosophie et Tastrologie (1), mais la
théologie et les écrits des novateurs. L'animosité de Jules II, de
Léon X et de Clément VII contre son beau-père ne contribua
pas peu non plus à la pousser vers les doctrines qui tendaient
à méconnaître complètement 1 autorité du Saint-Siège. Pen-
dant toute la durée du règne d'Alphonse I", elle put en liberté
suivre ses aspirations. Son beau-père avait pour elle une
grande estime et une réelle affection. Celio Calcagnini, Lilio
Gregorio Giraldi, Rartolommeo Riccio , Marcello Palmgenio
Stellato, Marcantonio Flaminio firent partie de son entourage,
et elle eut pour secrétaire , de 1528 à 1531, Bernardo Tasso.
Après la mort d'Alphonse P' (1564), elle ne tarda pas à deve-
nir suspecte à son mari. En 1535, elle donna asile à Clément
Marot, qui s'était enfui de France afin d'échapper aux persé-
cutions religieuses, et elle se l'attacha comme secrétaire en
lui accordant deux cents lire de gages. Peu après, Calvin, sous
le pseudonvme d'Heppeville, la vint trouver à son tour (2),
règne^ 1534-1535), année 1886 {La cour de Fcrrare en 15.38). — Voyez aussi le
Bulletin de la Société de Vliistoire du protestantisme français, année 1866 [Jeu-
nesse de Renée de France, p. 65-77, 175-185, et Quatre lettres inédites de Mar-
guerite de NavarrCy sœur de François I^', à Renée de France duchesse de Fer-
rare, 1529, 1535, 1536, p. 125), année 1872 [Clément Marot à la cour de Fer-
rare, 1535-1536), année 1877 [Une mission d'Antoine de Pons à la cour de
France, 1539), année 1878 [Renée de France à Venise, mai 1534, et Retour de la
duchesse de Ferrare en France, septembre-octobre 1560), année 1880 [Disgrâce
de M. et Mme de Pons, 1544-J545), année 1881 [Vittoria Colonna a la cour de
Ferrare, 1537-1538'!, année 1883 [Mme de la Roche, dame d'honneur de la
duchesse de Ferrare, 1545-1546), année 1885 [Clément Marot à Venise et Calvin
à Ferrare, avril 1536), année 1888 [Marguerite d'Angoulême, reine de Navarre,
et Renée de France, 1535-1536), année 1892 [Calvin à Ferrare, 1535-1536). —
V^oyez aussi Fontaxa (Rart.), Renata di Francia duchessa di Ferrara (1537-
1560); Roma, tip. Forzani, 1893, in-S", avec portrait, — et RoDOCANACni. Renée
Ferrare; Paris, 1895.
(1) L'astrologie lui avait été enseignée par le iS'apolitain Luca Gaurico, profes-
seur à l'Université de Ferrare. C'est ce personnage qui, ayant prédit à Jean II
Rentivoglio la perte de Rologne, eut à subir publiquement trois traits de corde,
qu'il n'avait pas prévus. (Frizzi, Mem. per la storia di Ferrara, t. IV, p. 329.)
(2) On croit qu'il logea dans le palais contigu au Castello. M. Sandonnini sup-
LIVRE PREMIER. 185
pendant que le duc conférait à Rome avec le Pape, puis à
Naples avec Gharles-Quint (1). Ni Marot, ni Calvin, ne restèrent
longtemps à Ferrare. On a raconté que Calvin fut découvert
après le retour d'Hercule II, arrêté et dirigé sur Bologne pour
être livré au légat; mais qu'une troupe de gens armés, proba-
blement envoyée par la duchesse, le délivra en route, et qu'il
put se retirer à Aoste, d'où il gagna Genève, ville dans laquelle
il se trouvait certainement pendant l'été de 1536. Suivant une
supposition de M. Jules Bonnet, cette aventure serait arrivée
non à Calvin, mais à Marot. M. Ernesto Masi (2) et M. Jules
Bonnet pensent, avec raison selon nous, que Calvin s'éloigna
de lui-même, d'après les conseils de Renée, soit à la nouvelle
du retour d'Hercule II, soit par crainte de l'Inquisition. C'est
aussi l'avis de M. Sandonnini. Selon M. Sandonnini, Calvin
dut partir en 1535, avant que les rigueurs de la saison pus-
sent rendre son voyage difficile, et sans qu'il eût été l'objet
d'aucune mesure violente. Quant à Clément IMarot , il se
réfugia à Venise (mai ou juin 1536), et il échappa ainsi
tt au procès d'hérésie dans lequel étaient impliqués deux
autres serviteurs de la duchesse, le chanteur Jehannet et le
trésorier La Planche Cornillan, qui endurèrent une captivité
de plusieurs mois avant d'être expulsés de Ferrare (3) » .
En 1536, les causes de mésintelligence entre Renée et Her-
cule II se multiplièrent. Le duc ne supportait qu'avec peine
l'entourage français de sa femme. Il détestait en particu-
lier Mme de Soubise, venue à Ferrare avec Renée, et lui
pose que si Calvin passa en Italie et se rendit à Ferrare, ce fut seulement pour
dérouter par son absence l'opinion publique sur le nom de l'auteur de la Chris-
tiaiiœ religionis institutio, ouvrage qu'il venait de publier sous le voile de l'ano-
nyme (l'édition qui porte son nom parut eu 1536\ et pour saluer la duchesse de
Ferrare, la protéjjée et l'amie de Marjjuerite de Navarre. Il arriva probablement
en Italie par Goire et Chiavenna, puisqu'il était parti de Bàle. i^Tommaso Sas-
DONXiNi, Delhi venuta di Calviuo in Italia e cli alcuni documenti relativi a Benata
di Francia, dans la Rivista slorica italiana, année IV, fasc. III, 1887, juillet-
septembre, p. 531-561 ; Ancora del soc/giorno di Calvino a Ferrara, dans la
Rassegna Emiliana d'octobre 1888, année I, fasc. VI.)
(1) Parti en noveudjre 1535, le duc revint le 25 janvier 1536.
(2) I Burlamacchi e Renata d'Esté; 1876, p. 168.
(3) Jules Bonnet.
186 L'ART FERRARAIS.
attribuait, non sans motifs, une fâcheuse influence sur l'esprit
de celle-ci (1). Le 20 mars 1536, il la renvoya en France (2).
Après s'être opposé à ce que la duchesse se rendit à Lyon où
se trouvait la cour de France à la fin de 1535, il refusa en
1536 de la laisser assister au mariage de Madeleine, la troisième
des filles de François I", avec Jacques Stuart, roi d'Ecosse. Il
craignait que la présence de sa femme en France ne froissât
Charles-Quint, dont le mécontentement était à redouter. Les
divergences politiques aggravèrent une situation déjà tendue.
Hercule était d'ailleurs impérieux, jaloux de son autorité, sus-
ceptible et défiant. Il n'ignorait pas que Renée, dans le palais
qu'elle habitait auprès de l'église de Saint-François, s'entou-
rait de gens suspects au point de vue religieux (3). Il en exila
et en incarcéra quelques-uns. Enfin, il alla jusqu'à reléguer
leur protectrice dans le palais d'Esté à Consandolo. Comme
elle ne changeait rien à ses agissements, il la fit enlever
dans la nuit du 6 au 7 septembre 1554 et lui assigna pour
demeure, dans l'ancien palais d'Esté à Ferrare, les chambres
dites del Cavallo, situées non loin de la statue équestre de
Nicolas III , ne laissant à son service que deux femmes et
un homme, et la séparant de ses deux filles Lucrezia et Leo-
(1) Mme (le Soubisc, dit M. Sandonnini, souffla la discorde entre le duc et la
duchesse.
(2) Renée garda du moins auprès d'elle Charlotte, Renée et Anne, les trois
filles de Mme de Soubise. Anne avait épousé Antoine de Pons, qui fut chevalier
d'honneur de la duchesse de Ferrare, tout en restant gentilhonime de la chambre
du roi de France. La disgrâce de M. et Mme de i'ons arriva à son tour en 1545.
On les avait accusés d'avoir dit (|ue le duc était plus gai que d'oidinaire quand sa
femme était malade, et ils avaient été cités devant le Conseil de Justice pour qu'ils
eussent à se disculper; mais ils ne se présentèrent pas et furent Jjannis de Fer-
rare. M. Jules Ronnet a raconte tous les détails de cette affaire.
(3) D'après le conseil de Cclio Calcagnini, elle donna connue compagne
d'étude à sa fille Anna, Olympia Morata, qui embrassa avec ardeur les doctrines
de la réformation. Très versée dans les lettres, dans la philosophie, dans la
musique, Olympia (née en 1526 ou 1527, morte en 1555) prononça des haran-
gues et récita tles poésies en latin et en grec. Elle fut célébrée par Celio Calca-
gnini, Lilio Gregorio Giraldi et Gaspare Sardi. Chassée de la cour en 1548, elle
épousa en 1550 ou 1551 un jeune protestant allemand, André Grundler, (pii
étudiait la médecine à l'Université de Ferrare et qui l'emmena en Franconie, à
Schweinfurt, sa patrie. Après avoir subi de cruelles épreuves, elle mourut à Ilei-
delberg. (Jules Bonnet, Vie (FOlympia Morata, Z" édit. in~8". Paris, 1856.)
LIVRE PREMIER. 187
nora (1), qui furent confiées aux religieuses du monastère du
Corpus Domini (2). Prête à tout pour recouvrer sa liberté et
pouvoir satisfaire son amour maternel , Renée feignit de se
convertir et fut réintégrée dans son palais de Saint-François,
où, quoique en correspondance avec Calvin, elle ne fut plus
inquiétée.
Si Hercule II ne parvint pas à supprimer les dissidences
religieuses qui existaient entre lui et sa femme, il réussit, du
moins, à empêcher les principes du protestantisme de prendre
racine dans l'âme de ses sujets.
Ce qui n'était pas en sa puissance, c'était de prévenir les
attentats contre sa personne et contre la sûreté de l'État. Un
noble vénitien, Paolo Manfrone, ayant vu sa sœur Angela,
veuve du comte Rinaldo Gostabili, épouser en secondes noces,
grâce à l'intervention et aux instances du duc, un gentilhomme
nommé Rinaldo Comini, soupçonna chez le prince une arrière-
pensée d'intérêt personnel et l'intention de satisfaire une cou-
pable convoitise. Il résolut de tuer le prétendu coupable soit
par le poison, soit par le fer; mais son dessein fut découvert, et
il fut arrêté (15 46). Lui-même avoua son crime, et ses juges,
comme du reste ses propres parents, estimèrent qu il avait
mérité la peine de mort. Hercule II crut faire acte de clémence
en se contentant d'imposer à Manfrone la prison à perpétuité.
Enfermé dans une tour du Castello, dans la tour de Saint-Michel,
(l") Lucrezia était née le 16 tiécemhre 1535, et Leonora ou Eleonora le
lOjuin 1537. On se rappelle qu'Anna, née en 1531, avait épousé en 1548 Fran-
çois de Lorraine, duc de Guise.
(2) Assurément, Hercule II se montra rigoin-cux; mais il ne faut pas oublier
les torts très réels de sa femme. Restée Française au fond du cœur, elle ne com-
prit pas qu'en devenant duchesse de Ferrare clic devait devenir Ferraraise. Sa
venue en Italie ne fut à ses yeux que le commencement d'un douloureux exil. Elle
ne s'entoura que de Français turbulents, (jui fomentèrent et ai{;rirent les malen-
tendus entre elle et son mari. Hercule II pouvait-il supporter sans irritation qu'elle
cherchât à étouffer la foi catholique dans l'àme de ses enfants, qu'elle suscitât des
discordes religieuses parmi ses sujets, qu'elle offrit un asile à tous les ennemis île
l'orthodoxie et compromît les intérêts d'un Etat vassal du Saint-Siège? Ne savait-il
pas d'ailleurs que Marguerite de Navarre, l'intime amie de Renée, ne cessait pas
« de le desservir auprès du roi François P'" "? (Sanuossini, Délia venuta di
Calvino in Italia e di iilcuni documenti relativi a Renata di Francia.j
188 L'ART FERRARAIS.
le malheureux y devint fou et y mourut en 1552. — La se-
conde tentative contre le duc se produisit pendant la guerre
de 1557 et eut pour auteur un certain Marcantonio d'Osimoqui
était d'intelligence avec les agents du roi Philippe II en Lom-
bardie. Après avoir gagné un nombre suffisant d'adhérents, il
introduisit à Ferrare des armes dans des tonneaux; le feu
devait être mis aux quatre coins de la ville pendant la nuit;
une brèche pratiquée dans les murs auprès du Castel Nuovo
aurait permis à un détachement de soldats d'envahir les rues,
et au milieu de la confusion générale on aurait massacré le
duc avec toute sa famille. La curiosité d'un citoyen, qui défonça
un des tonneaux et vit ce qu'ils renfermaient, fit échouer le
complot. Le Juge des Sages fut averti et prit aussitôt les mesures
réclamées par les circonstances. Quant au principal coupable,
il trouva moyen de s'enfuir et se réfugia à Pesaro; mais le duc
d'Urbin le livra au duc de Ferrare, à condition qu'on lui lais-
serait la vie.
Les fléaux dont la ville avait eu si souvent à souffrir depuis
qu'elle existait ne l'épargnèrent pas non plus à l'époque d'Her-
cule II. En 1539, la disette y sévit. En 1549, la peste y fit son
apparition. Enfin, un incendie éclata en 155 4 dans le Castello,
détruisit presque tous les toits et consuma plusieurs chambres.
Non seulement le duc fit réparer ces chambres, mais il en
ajouta de nouvelles, et c'est sur son ordre que fut disposé au-
dessus de la cuisine, à l'endroit occupé jadis par la porte des
Lions, un jardin suspendu sur lequel donnait une loggia, main-
tenant fermée.
De même qu'Hercule I" son aïeul, il prenait, en effet, un
vif plaisir à voir surgir de nouvelles constructions. La villa de
Copparo, avec un vaste palais, avec des dépendances impor-
tantes pour la chasse, fut une de ses créations. Quelque haut
personnage arrivait-il à Ferrare, il le conviait à tirer du gibier
dans le parc de Copparo. — C'est également lui qui convertit
la partie du Barchetto ( 1 ) située derrière la Chartreuse en
(1) Le Barchetto attenait à la villa de Belfiore.
LIVRE PREMIER. 189
jardins et en bosquets, qu'il entoura de fossés et qu'il peupla
de quadrupèdes et de volatiles d'espèces rares. — En 1546,
grâce à lui, Modène s'agrandit notablement, et le nouveau
quartier fut appelé, comme celui qui, à Ferrare, devait son
existence h Hercule V\ Addizione ErcuJea ou Terra Ntiova.
Hercule II n'était pas, comme son père Alphonse P% sans
culture littéraire. Il avait reçu une sérieuse instruction, et,
s'il se montra passionné pour les armes et les chevaux, il ne
le fut pas moins pour la musique, la poésie et l'éloquence. A
l'âge de quatorze ans (nous l'avons dit, p. 135), il récita,
en 1522, devant Adrien VI et les cardinaux, un discours latin
pour réclamer la restitution de Modène et de Reggio (1).
Grand admirateur de l'Arioste, il écrivit lui-même des poésies
latines et italiennes. L'université de Ferrare, où il attira les
plus célèbres professeurs, lui dut le retour de son ancienne
prospérité. Il avait donc des motifs tout personnels pour aimer
la société des lettrés, povu' grouper autour de lui les esprits
d'élite. A son nom se trouvent associés ceux de Celio Galca-
gnini, de Lodovico Cato, d'Alberto Lollio, de Bartolommeo
Ferrino, de Girolamo Falletti, de Bartolommeo Ricci, de Gas-
pare Sardi, d'Alessandro Guarini, de Lilio Gregorio Giraldi,
de Cintio Giraldi, de Giambattista Canani, de Silvio Antoniano,
d'Antonio Musa Brasavola, de Gian Maria Verrati, d'Agostino
Beccari. Quelques indications sur chacun de ces personnages
ne seront pas, ce nous semble, superflues.
Un des plus célèbres d'entre eux fut Celio Calcagnini (1479-
1541). Nous parlerons de lui, ainsi que de Lodovico Cato, d'Al-
berto Lollio et d'Alessandro Guarini , à l'occasion de leurs
médailles , et c'est dans le chapitre réservé h Girolamo da
Carpi qu'il sera question de Cintio Giraldi, de Lilio Gregorio
Giraldi et de Canani.
Bartolommeo Ferrino, né en 1508, mort en 1545, était un
(1) Adrien VI ne se montra pas disposé à rendre Modène et Reggio, mais il
accueillit avec bonne grâce le jeune prince, que tous les cardinaux embrassèrent
et condjlèrent de caresses. On voit (ju'Mercule fut initié de bonne heure par son
père aux affaires de l'Etat, ce qui lui donna luie matuiité précoce. J.-lî. Girali.li
l'accompagna dans son voyage à Rome de 1522.
H)0 L'ART FETIRARAIS.
des élèves de Celio Calcagninl. 11 fut admis aux fonctions de
secrétaire d'État. Alphonse I" et Hercule II lui confièrent plu-
sieurs ambassades, au succès desquelles contribuèrent son
éloquence et sa mine avenante. Il composa des poésies en
latin et en italien, et entreprit d'écrire une Vie des Apôtres,
qu'il laissa inachevée. On cite aussi de lui un discours où il fit
l'éloge de la vertu. Il possédait une riche bibliothèque.
Girolamo Falletti fut surtout renommé pour ses discours.
Après la mort d'Alphonse I", il en composa un, nous l'avons
déjà dit, en l'honneur de ce prince. Ce fut lui qui harangua le
pape Paul III lors de son entrée à Ferrare (1543). Il fut chargé
aussi d'aller à Rome féliciter Jules III de son avènement (1 550),
avant l'arrivée d'Hercule II dans cette ville, et quand Fran-
cesco Venier fut élevé à la dignité de doge (1554), les com-
pliments d'Hercule II lui furent transmis par Falletti, qui
remplit pendant un certain temps auprès de la Sérénissime
République les fonctions d'ambassadeur. Sous Hercule II et sous
Alphonse II, Falletti s'acquitta de plusieurs missions diploma-
tiques. Il était originaire de Trino et avait été élevé à Savone;
vers 1520 il se fixa à Ferrare, où il épousa une noble Ferraraise,
Paola Calcagnini, et mourut le 3 octobre 1564. Hercule II
l'avait nommé comte de Trignano.
Comme Falletti , Rartolommeo Ricci passa auprès de ses
contemporains pour un orateur remarquable. Un de ses dis-
cours, prononcé en latin, fit acquitter un Juif, Isaac Abarba-
nello, accusé d'avoir conspiré contre la vie du duc. Issu d'une
famille honorable que les guerres civiles avaient réduite h la
pauvreté, il naquit à Lugo en 1490, étudia l'éloquence à
Bologne, fit à Venise l'éducation des deux fils du sénateur
Giovanni Gornaro, et fut professeur à Lugo, puis à Ravenne.
En 1539, il vint à Ferrare afin d'enseigner les belles-lettres à
Alphonse et à Louis, fils d'Hercule II (1), et c est à Ferrare
qu'il mourut, le 27 janvier 1569(2). La violence de ses polé-
(1) La duchesse Renée le consulta sur les livres à mettre entre les mains de
ses filles.
(2) Il fut enseveli à Santa Maria délia Rosa.
LIVRE PREMIER. 191
miques lui suscita beaucoup d'ennemis. Il composa une viru-
lente diatribe contre un historiographe de la maison d'Esté,
Gaspare Sardi, qu'il voulait supplanter ou tout au moins discré-
diter, le traita d'ignorant et de sot, lui adressa ensuite une épître
dans laquelle il lui pardonnait de l'avoir forcé à le maltraiter,
et n'en continua pas moins ses attaques. Il se brouilla avec
Gregorio Giraldi, auquel le liait une amitié qui durait depuis
onze ans. Un autre savant tenta de l'empoisonner, mais il fut
sauvé par Musa Brasavola. On a de lui divers écrits, notam-
nent : Apparatus latinœ locutionis (Venise, 1533), De imitatione
(Venise, 1545), Lettere ad Herculeni Atestium Ferrariœ jirincipem
et ad reliauos Atestios principes (Venise, 155 4), Epistolœ fami-
/m;-e.ç (Bologne, 1560, et Ferrare, 1562), et la Balia, comédie
en prose.
Gaspare Sardi, né peut-être en 1480, mourut après 1559.
Il eut pour maîtres Battista Guarini, Lodovico Carbone et
Luca Ripa, fut jurisconsulte, philosophe, orateur, poète,
théologien, cosmographe et historien. Sur l'ordre d'Hercule II,
il entreprit d'écrire l'histoire de la maison d'Esté, travail à
l'occasion duquel Alessandro Guarini, secrétaire du duc, obtint
qu'il serait exempté de toute taxe et de toute gabelle. Cette
histoire (1) va jusqu'en 1505 dans l'édition due à Francesco
Rossi (1556). Elle a été réimprimée à Ferrare, avec deux nou-
veaux livres, dus aussi à Sardi, qui la conduisit jusqu'en 1515,
et a^ec quatre autres livres, écrits par Agostino Faustini, qui
la prolongent jusqu'en 1598, Elle n'est ni très exacte ni
complète ; le style en est sec et sans élégance. Sardi laissa
également des lettres latines, qui furent imprimées à Flo-
rence en 1549, et un petit traité intitulé : De triplici philo-
sopliia, et dédié à Olympia Morata. Son savoir lui gagna
l'amitié de Celio Calcagnini, d' Alessandro Guarini, de Paolo
Giovio, de Girolamo Falletti , de Gregorio Giraldi et d'Al-
berto Lollio.
Silvio Antoniano était un poète improvisateur qui excellait
(1) Libro délie sturie ferrurcsi.
192 L'ART FERRARAIS.
à jouer de la lyre. Il n'avait que quinze ans (15S5) lorsque
Hercule II le connut à Rome et Tamena à Ferrare, où il fut
logé dans le palais des Diamants. Il devint docteur en droit,
étudia la philosophie et fut nommé professeur d'éloquence à
l'Université. En 1559, il regagna Rome sous le pontificat de
Pie IV.
Antonio Musa Brasavola (1 500-1 555), fils de Francesco
Brasavola, qui était médecin et philosophe, et de Margherita
Maggi, reçut de ses parents le nom de Musa en souvenir du
médecin d'Auguste, ainsi nommé. Esprit ouvert à toutes les
connaissances humaines, il étudia avec ardeur la musique, le
droit civil, le droit canon, les littératures latine et grecque, et la
médecine. Celio Galcagnini, Leoniceno et Manardo furent ses
principaux maîtres. Pendant huit ans, il enseigna lui-même la
dialectique et la philosophie naturelle, mais c'est à la méde-
cine qu'il se voua particulièrement, et il fit sur les aphorismes
d'Hippocrate et de Galien des leçons qui furent imprimées h
Bâle en 15-41. Sa renommée attira beaucoup de jeunes étran-
gers à Ferrare. Les médecins les plus accrédités le consultaient
ou le prenaient pour juge entre eux. Charles-Quint, les Far-
nese , les Gonzague eurent recours à ses lumières et à son
dévouement. Il vécut dans la familiarité d'Alphonse I". En
1528, il accompagna en France Hercule, fils d'Alphonse F"",
quand Hercule alla épouser Renée, fille de Louis XII, et il
conquit, nous l'avons vu (]), la faveur de François I'', qui lui
permit d'ajouter trois lis d'or aux armes de sa famille et qui le
créa chevalier. De retour dans sa ville natale, il épousa la fille
d'un gentilhomme ferrarais : il eut six fils et huit filles, dont
l'une épousa Giambatista Pigna. Après la mort d'Alphonse I",
Hercule II le confirma dans la charge de premier médecin de
la cour et le nomma président de l'Université. Celio Calca-
gnini, avant de mourir, le chargea de publier les œuvres qu'il
laissait et de les offrir au duc, désir qui fut réalisé. Lorsqu'à
son tour Brasavola cessa de vivre, à l'âge de cinquante-cinq
(1) Pnjjc 137.
LIVRE PREMIER. 193
ans, Hercule II assista à ses funérailles, qu'il fit célébrer en
grande pompe dans l'église de Saint- André. La botanique,
trop négligée jusqu'alors, fut une des occupations favorites de
Brasavola. Il avait rassemblé, dans son modeste jardin, une
foule de simples dont il prenait grand soin, et un de ses plus
vifs plaisirs était de parcourir les montagnes, de se promener
dans les champs ou au bord de la mer, pour chercher des
plantes inconnues. Les souverains de Ferrare connaissaient et
flattaient son innocente passion. « Si je guéris, lui dit le duc
Alphonse I", qu'il soigna dans sa dernière maladie, je te pro-
mets d'établir pour toi un jardin botanique et d'y réunir toutes
les plantes nécessaires à tes études. « Sur les instances de Bra-
savola, Hercule II en fit venir un grand nombre de l'Orient
par l'intermédiaire de Henri II, roi de France. Quand Hercule
se rendit à Rome en 1535, il emmena le savant docteur, qui
s'entendit avec un imprimeur romain pour publier son ou-
vrage intitulé : Examen simplicium medi'cameiitorian quorum in
of/icùiis usus est.
Avec Gianynaria Ferrafz (149 0-15 63) , c'est en présence d'un
Carme très versé dans la philosophie, la théologie et l'érudi-
tion sacrée que l'on se trouve. Il n'avait que quatorze ans
lorsqu'il se fit religieux. Le grec, l'hébreu, le chaldéen lui
étaient familiers. Dans les églises de Ferrare et de Bologne, il
mit à expliquer l'Écriture une érudition pleine de clarté et en
démontra le vrai sens, dont les interprétations de Luther
s'étaient écartées. Il composa et fit imprimer des Commentaires
sur les Évangiles et des écrits en latin sur la grâce, le libre
arbitre, la justification, l'autorité de l'Église, les conciles
généraux et le purgatoire, sujets choisis pour défendre des
points de doctrine attaqués par la Réforme. Pendant quarante-
six ans, il ne se lassa pas de prêcher dans les différentes villes
de l'Italie. Il employa l'argent que lui procura ce labeur à
enrichir la bibliothèque de son couvent de Saint-Paul, à Fer-
rare, et il la fit décorer de peintures. Un die ses ouvrages
[Super omnibus prœceptis et documentis divi Catonis) fut dédié
au cardinal Louis d'Esté, fils d'Hercule IL
I- 13
194 L'ART FERRAllAIS.
Plusieurs des lettrés appartenant à l'entourajje d'Hercule II
composèrent des pièces de théâtre qui obtinrent un grand suc-
cès. h'Eglé de Giovarthattista Cintio Gù^aldi, ébauche de poésie
pastorale, fut représentée en février et en mars 15 45, devant
le duc et le cardinal Hippolyte II, sur une scène construite et
peinte par Girolarno da Carpi. Antonio da Cornetto avait inter-
calé de la musique dans cette pièce, où Facteur Sebastiano
Clarignano de Montefalco se fit beaucoup applaudir. Quelques
années plus tard, le Ferrarais Agosthio Beccari (né en 1510,
mort en 1590) composa le Saa^ifice, qui fut joué en 1554.
La musique jointe à cette comédie pastorale, la première qui
ait paru en Italie, était due à Alfonso dalla Viola.
On voit que la musique était toujours en honneur à la cour
de Ferrare. Outre Antonio da Cornetto et Alfonso dalla Viola,
Hercule II eut à son service Bernia, joueur de cithare, et
Bernardo da Milano , joueur de luth, qui se firent entendre
notamment en 15-43 et en 1551 dans le Castello. Cipriano de
Bore fut peut-être maître de chapelle du duc qui, en 1556,
conféra un bénéfice à cet " homo molio virtuoso et da hene, et
da molt' anni siio servitore '^ . Aux chanteurs italiens, Hercule
préférait les chanteurs flamands, à cause de la solidité de leur
voix, à cause aussi de leurs connaissances musicales plus éten-
dues. Il demanda, cependant, au duc de Savoie de lui envoyer
un contralto castrat, ainsi qu une bonne voix de contrebasse
fort appréciée à Verceil. A côté des Flamands, il se trouva
souvent des Espagnols parmi les musiciens attirés à Ferrare.
Les tapisseries, ainsi que les cuirs gaufrés et peints, rehaus-
sèrent singulièrement Téclat des fêtes. Hercule II donna, en
effet, une nouvelle et puissante impulsion à la fabrication de
la tapisserie, délaissée sous le règne précédent, et c'est à lui
également que revient l'honneur d'avoir installé d'une façon
définitive à Ferrare les artisans qui s'entendaient si bien à
faire de brillantes tentures en cuir.
L'art du médailleur fut également encouragé, comme en
font foi les médailles d'Hercule II par Pastorino, par Benve-
nnto Cellini , par Buspagiari et par d'autres artistes restés
LIVRE PREMIER. 195
inconnus. Le duc ne s'intéressait pas moins à la collection de
médailles et de monnaies antiques qu'il tenait de ses ancêtres.
Vers 15i.0,Celio Calcagnini dressa, sur son ordre, le catalogue
des monnaies d'or : il en mentionna environ neuf cents, ce
qui permet de supposer que les pièces en argent et en bronze
étaient bien plus nombreuses encore.
Les peintres ferrarais auxquels Hercule II fit le plus de
commandes furent les Dossi et leurs élèves, Garofalo, Giro-
latno (la Carpi et Camillo Filippi. Mais il s'adressait volontiers
aussi aux peintres étrangers. S'il se contenta de demander à
Titien \ achèveinent d'un portrait d'Alphonse I" (l), il recou-
rut à Jules Romain^ venu à Ferrare en 1535, pour la réparation
des dégâts causes dans le Gastello par l'incendie de 1532, et
pour des décorations à exécuter dans la villa du Belvédère.
Jules Romain ne fit alors, à proprement parler, ni acte d'ar-
chitecte, ni acte de peintre : il se borna h donner des indi-
cations, à fournir des dessins, à surveiller les travaux, le duc
de Mantoue n'ayant sans doute pas voulu se priver longtemps
de lui. C'est ce qui ressort d'une lettre écrite par Hercule II
à Frédéric II Gonzague le 16 avril 1537 : « .,..1 ai besoin de
Jules Romain pour ceitaines chambres que je désire voir
promptement achevées afin que j'en puisse jouir cet été... Il
sera occupé à cela tout le mois et sera ensuite entièrement aux
ordres de Votre Excellence (:2). » A plusieurs reprises, le duc
de Ferrare commanda aussi à Jules Romain des cartons qui
servirent à tisser de magnifiques tapisseries, comme on le
verra plus loin. Giovanni Antonio Licinio da Pordenone lut éga-
lement chargé par Hercule II de faire des cartons de tapisse-
ries : il les commença à Venise, et fut instamment sollicité de
se transportera Ferrare. Par une lettre du 10 septembre 1538,
le duc confia à son ambassadeur, Jacomo Tebaldi, le soin de
(1) Voyez p. 169-170. — Durant le rèjjnc trilercule II, Titien vint doux fois à
Ferrare, mais sans y être invité par le duc : la première fois en 15-i.î, au nio-
uient des fêtes qui accouipajjnèrent l'entrée de Paul III, foinnie nous i'^ivons
dit; la seconde fois en 1545, lorsqu'il se rendit à Rome.
(2) Ad. Ve.muui, Zivei Briefc von Giulio Boinano dans la Zeilsc/irift fur bil-
dendc Kunst, livraison du 19 janvier 1888.
i96 L'AllT r EUR A HAIS.
décider le peintre à se rendre sur-le-champ auprès de lui,
parce qu'il devait bientôt s'absenter. Tebaldi s'imagina avoir
pleinement réussi dans sa mission, et, le 19 septembre, il
annonça à son maître le départ immédiat de Pordenone. « J'ai
été le trouver, dit-il, et je ne l'ai quitté qu'après qu'il m'eut
promis d'accéder aux désirs de Votre Excellence. Pour plus de
rapidité, il s'embarquera ce soir à Padoue, et demain il mon-
tera à cheval afin de gagner votre capitale favente Deo. Que
Votre Excellence consente à ne pas le retenir longtemps, car il
a beaucoup à faire ici, surtout pendant ce mois ; ensuite il se
mettra avec empressement à vos ordres. C'est un homme de
bien, il travaille sans relâche et ne perd pas une minute. Je le
recommande à Votre Excellence. )? Tebaldi avait ajouté foi
trop naïvement aux promesses de Pordenone, qui, dès le
20 septembre, lui annonça que certains travaux, dont il avait
espéré pouvoir différer l'exécution, le retiendraient plusieurs
jours encore. Les jours se convertirent en semaines, malgré
de nouvelles instances. C'est la date du 12 décembre que
porte le dernier billet par lequel Hercule II réclama la pré-
sence du peintre. Pordenone arriva sans doute peu après à
Ferrare, où, accueilli avec honneur par le duc, il fut installé et
défrayé de tout à l'auberge de l'Ange. La mort ne lui laissa
pas le temps de satisfaire son nouveau protecteur. Pris tout à
coup d'une violente douleur de poitrine, il succomba promp-
tement, le 12 ou le 13 janvier 1539, à l'âge de cinquante-six
ans. Vasari, qui visita Ferrare un an plus tard, et Marc Antonio
Amalteo, poète né dans le Frioul, qui écrivit vers la même
époque une élégie latine sur la fin de son compatriote, crurent
qu'il avait été empoisonné. Fut-il, comme le prétend Amalteo,
la victime d'un artiste jaloux de la faveur dont il jouissait à la
cour? Cela est invraisemblable. Il demeurait depuis trop peu
de temps â Ferrare pour avoir excité la jalousie de personne.
Les peintres ferrarais n'étaient-ils pas, d'ailleurs, habitués à
voir les princes d'Esté se servir d artistes étrangers ? Tout au
plus pourrait-on supposer une vengeance à la suite d'une de
ces querelles dans lesquelles Pordenone s'engageait si facile-
LITRE PREMIER. 197
ment. Ce qui est certain, c'est qu'au seizième siècle on attri-
buait volontiers au poison les morts subites ou presque
subites, dans l'impuissance où l'on était d'en expliquer les
causes véritables. Hercule II, vivement affecté de la perte de
Pordenone , honora de pompeuses funérailles les restes de
l'éminent artiste. Les registres de la Chambre nous appren-
nent qu'il lui avait donné sept brasses de drap pour se faire
faire un pourpoint et un manteau. D'après ces instructions,
Tebaldi remit cinquante écus d'or à la veuve du peintre, qui
avait quatre enfants, trois filles et un garçon, et qui était
enceinte (1).
Avec Benvemito Cellini et avec Jacopo Sansovmo, Hercule II
eut aussi des rapports qui méritent d'être mentionnés. C'est
en traitant des médailles et de la tapisserie que nous nous
occuperons de Cellini. Quanta Sansovino, nous allons résumer
ce que le marquis Gampori a puisé dans la correspondance
échangée entre le duc, Girolamo Feruffino, son résident à
Venise, et Jacopo Sansovino (2).
Après avoir agrandi Modène, après l'avoir pourvue de for-
tifications qui en assurassent désormais la sécurité, Hercule II
résolut de placer une statue colossale du héros dont il portait
le nom au-dessus de la nouvelle porte, appelée porta Eixulea,
qui avait été ornée de marbres par Amhrogio Foscardi de
Modène, dit Tagliapi'etra, etpar Gzb. Pietro Pellizzoni. En 1549,
il chargea Begarelli, artiste fort habile à façonner l'argile, mais
non habitué au maniement du ciseau, de faire un modèle en
terre cuite pour cette statue. Begarelli en prépara un grand et
cinq petits. Aucun des modèles ne satisfit-il le duc ? On ne sait.
Peut-être Hercule II craignit-il de ne pas trouver un sculpteur
de mérite qui voulût travailler d'après un modèle dû à une
main étrangère. Toujours est-il que dans la première moitié
de l'année 1550 l'entreprise fut confiée au Florentin Jacopo
(1) G. Gampori, // Pordenone in Fervara, ilans les Atti e memorie délie depu-
tazioni di storia palj-ia per le provincie modenesi e partnensi, vol. III, iSOO.
(2) Una statua di Jacopo Sansovino., iiotizie raccolte da Giuseppc Campori,
dans les Atti e memorie délie deputazioni di storia patria per le provincie
modenesi e panneiisi, t. VI. Nous renverrons au tirage à part. Modcna, 1873.
198 I/AIÏT l'Elî II AHAIS.
Tatti, siirnoniiiio le Sansovino parce que son premier maître
fut Andréa Gontucci di Monte San Savino. Jacopo Sansovino
demeurait alors à Venise. Il était personnellement connu du
duc, car en revenant de Florence il s'était arrêté à Ferrare, et
le duc avait cherché à le retenir par des propositions avan-
tageuses. Ce lut Feruffino, ambassadeur du prince auprès de
la Sérénissime République, qui conduisit les négociations rela-
tives à la statue. Au lieu d'agir au nom d'Hercule II, il se
présenta d'abord comme le mandataire d'Ercole Contrarii,
gentilhomme ferrarais, pensant que le sculpteur se montre-
rait moins exigeant pour le prix ; puis, lorsque ce prix eut été
fixé à cent vingt ducats et que lartiste en eut reçu cinquante
à titre d'arrhes, il déclara que le souverain de Ferrare ayant
eu connaissance de la commande faite à Sansovino et ayant
jugé qu'une statue d'Hercule était l'ornement qui convien-
drait le mieux à la nouvelle porte de Modène, Contrarii, dans
le désir de lui complaire, lui avait cédé ses droits. Sansovino
feignit de croire à ce récit, mais annonça que le délai de huit
mois stipulé pour l'achèvement de la statue ne lui suffisait
pas. Tant qu'il avait cru n'avoir affaire qu'à un simple particu-
lier, il avait compté, disait-il, faire exécuter l'Hercule sous sa
direction par un de ses élèves ; mais puisque cet ouvrage était
destiné à un prince, force était qu'il y travaillât lui-même et
qu'il y mît tous ses soins. Or, il était surchargé d'occupations
et comme sculpteur et comme architecte. Aussi les mois suc-
cédèrent-ils aux mois sans que rien fût commencé. Feruffino
n'osait pas trop le tourmenter, car il le savait susceptible et
fantasque, et il craignait que Sansovino, qui était dans l'ai-
sance, ne lui rendit les arrhes et ne rompît le marché. Pour
justifier ses retards, Sansovino allégua qu'il n'avait pu se pro-
curer le marbre nécessaire : le bloc expédié de Capo d'Istria
avait été englouti par les flots avec la barque qui le portait ;
dans un autre bloc, fourni par les procurateurs, une veine
fâcheuse et une fente avaient été découvertes ; un troisième
bloc avait été commandé, mais il fallait attendre que les
grandes et fortes barques de la Scuola délia Misericordia pussent
LIVRE PREMIER. 199
l'aller chercher et le rapporter en même temps que les marbres
destines à la construction de la Scuola. Informé par Feruffino
que le duc commençait à s'irriter, le sculpteur écrivit à l'agent
ferrarais le 12 septembre afin de se disculper, et sollicita son
intervention auprès de Yittore Grimani pour la livraison du
marbre dont il avait besoin. Ce marbre ayant été mis à la dis-
position de l'artiste, différer n'était plus possible. Il se mit
donc à l'œuvre, et le 2 novembre il invita l'ambassadeur à
venir voir le modèle presque terminé. Feruffino le trouva
« très bien fait » , et, d'après les paroles qui lui avaient été
dites, il assura à son maître que la statue en marbre serait ter-
minée dans lespace de cinq mois. Toutefois Tannée 1551 se
passa tout entière, et l'Hercule n'était pas achevé; Sansovino
y travaillait cependant avec trois aides, pour lesquels Feruf-
fino sollicita du duc et obtint vingt-cinq ducats au mois d'août.
Une indisposition justifia en partie ce retard. Hercule II n'en
était pas moins très courroucé. Ayant entendu vanter le talent
d'Alessandro Yittoria qui, après avoir été l'élève favori de
Sansovino, avait brutalement rompu avec son maître et s'était
retiré à Vicence où le comte Marc Antonio di Tiene lui donnait
l'hospitalité, il conçut la pensée de s'adresser au jeune sculp-
teur et lui commanda le modèle d'une statue semblable à celle
qu'il se lassait d attendre. Avec une présomption égale à son
ingratitude, Yittoria se chargea de l'entreprise et ne craignit
pas d'affirmer sa supériorité sur Sansovino et de décrier
l'homme dont les enseignements lui avaient été si profitables.
Il se rendit même à Ferrare, fut présenté par Lodovico di
Tiene au duc, dont il promit de faire le portrait en marbre ou
en bronze (1), et osa accepter la triste mission d'examiner la
statue commencée par son vieux maître pour rendre compte
au prince de l'état où elle se trouvait et donner son avis sur elle.
De retour à Venise, il parvint à voir cette statue et rapporta à
Feruffino que les jambes étaient trop courtes et trop grêles.
Feruffino prétendit avoir déjà remarqué ces défauts. Toutefois
(1) On ne sait si ce portrait fut exécuté.
200 L'AIIT FER HA 11 AI S.
il voulut se livrer à uu nouvel examen en se transportant chez
Sansovino avec Vittoria et un peintre de Vicence ; mais Sanso-
vino, justement indigné, leur refusa l'accès de son atelier.
Les choses en étaient là quand, au bout de quelques mois, les
deux sculpteurs se réconcilièrent. Aussitôt Vittoria cessa
d'apercevoir les erreurs de proportions qu'il avait signalées
dans la statue d'Hercule. Feruffino, revenu à son premier
jugement, la trouva satisfaisante et en pressa l'exécution par
tous les arguments possibles (1). Elle fut achevée dans les der-
niers jours de juin 1553; mais pour obtenir de la Seigneurie
que le transport fût exempté des droits de gabelle, il fallut
attendre jusqu'aux premiers jours d'août.
Ce n'est pas à Modène, au-dessus de la Porta Erculea, que
fut érigé V Hercule de Sansovino. Entre 1550 et 1553, le duc
avait changé d'idée. Il voulut que la statue ornât la nouvelle
place publique de Brescello (2), bourgade récemment trans-
formée en grande ville, avec le concours de l'ingénieur Terzo
Terzi, qui l'avait pourvue de puissants remparts et y avait
construit une forteresse. En 170 4, quand les Français déman-
telèrent Brescello, la statue fut renversée de son piédestal.
Elle y fut rétablie en 1726, avec une inscription composée par
Muratori. Quoique un peu détériorée, surtout au visage, elle
fait toujours honneur à la main qui l'a sculptée (3). Hercule,
entièrement nu, appuie son bras droit sur sa massue tournée
vers le sol. Sa tête porte une couronne, et la dépouille du
Lion de Némée couvre son épaule gauche ainsi que la moitié
de sa poitrine. Ce n'est pas une des meilleures œuvres de
Sansovino, mais il ne faut pas oublier qu'elle avait été faite
pour être placée beaucoup plus haut et vue de beaucoup plus
(1) Tout en y travaillant, Sansovino se montra disposé à rechercher et à ache-
ter des statues ou des bustes antiques pour le duc de Ferrare, comme on le voit
par la correspondance de Feruffino. Presque en nièine temps, un sculpteur ferra-
rais, Lodovico Raitzt, qui demeurait alors à Venise, écrivit le 25 juillet 1553 à
Hercule II une lettre dans laquelle il lui proposa d'acquérir pour lui certains
bustes antiques.
(2 Brescello est située sur le territoire de Reggio, à la droite du Pô.
(3) « Fece una bellissima statua d'un Ercole al duca di Ferrara... Ilducu elle
un Ercole informa di gigante. » (Vasari, t. VII, p. 506, 508. ^
LIVRE PREMIER. 201
loin : à distance, les rudesses de rexécution eussent passé
inaperçues. Peu à peu le souvenir de son origine s'effaça :
l'abbé Talenti l'attribua à un sculpteur grec ; Muratori vit en
elle un monument de l'ancienne ville de Brescello, et Tira-
bosclii, dans son Dizionario topograjlco degli Staii Estensi^ la
proclama antique. C'est le marquis Campori qui l'a restituée
à son véritable auteur.
Hercule II mourut le 3 octobre 1559. Il fut enseveli dans
l'église du Corpus Domini. Giambatista Pigna prononça son
oraison funèbre dans la catliédrale, et une autre oraison
funèbre fut composée par Silvio Antoniano. Hercule laissa
cinq enfants légitimes : Alphonse, qui lui succéda; Louis,
qui devint à quinze ans évêque de Ferrare (1553), fut promu
au cardinalat en 1561 et mourut en 1586; Anna, Lucrezia et
Eleonora(l). Il eut aussi une fille naturelle, également nom-
mée Lucrezia, qui se fit religieuse.
De même qu'on ne peut guère nommer Alphonse I" sans
nommer son frère le cardinal Hippolyte P', de même on ne
saurait, en parlant d'Hercule II, oublier son frère Hippolyte II ,
qui fut un avisé politique, qui aima aussi et protégea les lettres
et les arts. Fils d'Alphonse P' et de Lucrèce Borgia, il naquit le
25 août 1509. Il n'avait que dix ans (1519) lorsque son oncle
Hippolyte I" se désista en sa faveur de l'archevêché de Milan,
dont toutefois les revenus ne devaient appartenir au nouveau
titulaire qu'à la mort de l'ancien. C'est alors qu'il reçut les
ordres mineurs. La France le posséda souvent et longtemps (2).
En 1536, il s'y rendit avec une suite de cent trente personnes,
et François I" lui donna l'archevêché de Lyon. Étant encore
en France, il fut, à la sollicitation du Roi, nommé cardi-
nal (1539). Cet événement causa une grande joie à Ferrare, et
(1) « Pendant que l'on concluait en France le mariage du duc d'Auinale Fran-
çois de Lorraine, duc de Guise, avec Anna d'Esté, Girolamo ila Caipi envoya au
Priinatice les portraits de tous les enfants du duc Hercule II d'Esté, et le Prima-
tice les donna à la reine Catherine de Médicis. « (V^entubi, dans V Atcliivio stoi-ico
(leir arte, août-septeudire 1889, p. 377.)
(2^1 Ad. Venturi, Ippolito II in Francis; dans la Rivi'-tn Europca, vol. XXIV,
fasc. I, 1881.
202 L'AT.T FEU HA lî AI S.
Celio Calcagnini alla, de la part trilerculc II, remercier le
Pape, en présence duquel il prononça un discours qui a été
imprimé avec ses autres ouvrages. Hippolyte partit le (3 août
pour Ferrare et se dirigea vers Rome le 18 octobre. A l'occa-
sion des fêtes qui eurent lieu à la cour de France pour célébrer
à la fois la trêve de Nice, la venue de l'Empereur en France
et les noces du duc de Clèves, Hippolyte II fut invité à venir
de nouveau en France, et, le soir du 17 mars 15-41, il donna
au Roi un bassin et un bocal exécutés par Benvenuto Cel-
lini (I). En 15 46, on le retrouve encore à la cour de France,
où François I" lui accorda la liberté de son frère Francesco,
fait prisonnier en combattant contre les Français dans les
rangs des Impériaux. Six ans plus tard, quand la ville de
Sienne se fut mise sous la protection de la France, Henri II le
prit pour lieutenant. Hippolyte entra à Sienne en grande
pompe. Il ne garda ses fonctions de gouverneur que jusqu'en
155 4 : pressé par les troupes de l'Empereur et par celles de
Gôme de Médicis, il remit alors ses pouvoirs au général fran-
çais. La faveur de Henri II ne l'abandonna pas, et il reçut le
titre de Protecteur de la couronne de France à Rome. A la
mort de Jules III et à celle de Marcel H, il espéra, grâce à
l'appui du Roi, obtenir la dignité de Souverain Pontife; mais
l'influence de l'Empereur assura l'élection de Marcel II et de
Paul IV. Sous ce dernier pape, il fut légat du Saint-Siège en
France pendant la minorité de Charles IX, et il assista au col-
loque de Poissy, en 1561. Il avait lui-même la cour d'un prince
séculier. C'est à Rome qu'il mourut (le 2 décembre 1572). Il
fut enseveli à Tivoli, dans le voisinage de la villa qu'il y avait
fait construire en 1549 d'après les dessins àePietro Ligorio, et
que l'on admire toujours pour ses énormes cyprès comme pour
la vue magnifique qu'on y a sur la campagne romaine. Le Fer-
rarais Ercole Cato prononça l'oraison funèbre du cardinal, et
Moreio, un des familiers de celui-ci, en composa une seconde.
Hippolyte H aimait beaucoup la musique : on cite parmi les
(1) Ad. Ventuki, Benvenuto Cellini in Francia, clans ïArchivio storico deli
arte, août-septeinbre 1889, p. 376.
LIVRE PREMIER. 203
artistes qui se firent entendre dans sa villa de Tivoli Lorenzino
dalliuto. Il avait eu une fille naturelle, qui épousa, en 1553,
Louis Pic de la Mirandole et qui mourut en 1555. A Ferrare,
il eut à son service, en 15(32, Bernardo Tasso{l), le père de
Torquato.
XI
ALPHONSE II (I559-I597) (2).
Dès sa jeunesse, Alphonse annonça un caractère énergique.
Il n'avait que dix-neuf ans lorsque, désireux de se former à
l'art militaire et d'acquérir l'expérience nécessaire à un prince,
il abandonna tout à coup Ferrare. N'ayant pas réussi à obtenir
de son père l'autorisation de se rendre en France, où l'atti-
raient ses aspirations, il feignit de partir pour la chasse avec
un certain nombre de gentilshommes et de familiers; mais,
au lieu de gagner la Polésine de Rovigo, il se dirigea vers la
patrie de sa mère et ne laissa pas aux émissaires d'Hercule II,
envoyés à sa poursuite, le temps de le rejoindre. Henri II le
mit à la tête de cent soldats, lui conféra le titre de capitaine,
lui accorda une forte pension, et ajouta à ces faveurs l'ordre
de Saint-Michel. Ce premier séjour d'Alphonse en France dura
du 28 mai 1552 au 26 septembre 1554. Le jeune prince en
avait conservé un si agréable souvenir qu'il retourna plusieurs
fois à Paris avant son avènement, avec la permission de son
père. On y constate de nouveau sa présence depuis le
17 mars 1556 jusqu'au mois de février 1557. Ayant voulu
monter dans un tournoi un cheval que personne n'était par-
venu à maîtriser, il fut renversé à terre, foulé aux pieds par le
(1) Bernardo Tasso avait été précédcimnciit au service de la durhessc Renée.
Quand il se sépara du cardinal Hippolyte II, il devint secrétaire du duc de Man-
toue.
(2) Il a été déjà question d'Alphonse II, p. l/'J et 180.
204 L'AKT FEllllARAIS.
fougueux animal, et ne donna signe de vie qu'au bout de plu-
sieurs heures. Son troisième voyage en France eut lieu en
1558 (1). Il s'agissait non seulement de perfectionner son édu-
cation militaire, mais de presser le remboursement de sommes
importantes, prêtées au Roi par le duc de Ferrare, et de justi-
fier la conduite politique de celui-ci à l'égard de la ligue que
le Pape et le Roi avaient formée contre les Espagnols. Ce fut
Alphonse qui, dans un grand tournoi, soutint Henri II mortel-
lement blessé par l'éclat d'une lance. Il était encore en France
au moment de la mort d'Hercule II. Le Roi lui assura une
pension annuelle de vingt mille écus.
Alphonse II avait vingt-six ans lorsqu'il prit en main le
gouvernement (1559). Deux mesures de clémence signalèrent
le commencement de son règne. Il rendit la liberté à Giulio,
frère naturel d'Alphonse I", qui, enfermé en 1505 dans les
cachots du Castello, n'avait pas encore trouvé grâce devant les
souverains de Ferrare. En outre, il rouvrit les portes de sa
capitale à son oncle François (2), exilé pour avoir maltraité
le podestat, qui avait condamné à la peine de la corde le
neveu de son chapelain, coupable d'un délit sans impor-
tance.
Aucun des princes de la maison d'Esté ne poussa plus loin
qu'Alphonse II le goût de la pompe et du luxe (3). Un voyage
à Venise en 1552 lui fournit l'occasion de déployer un faste
sans exemple (4). En 1566, quand il alla au secours de la
Hongrie menacée par les Turcs, il n'emmena pas moins de
trois cents gentilshommes à cheval, trois cents pages, six cent
vingt-cinq arquebusiers, sans compter les troupes à cheval et
à pied, ce qui composait une suite de quatre mille personnes.
La finesse de ses armes et le harnachement puerrier de son
(1) Pigna acconipajjna Alphonse dans ce voyage.
(2) Il avait mis son cpée au service de Charles-Quint. A la mort d'Hercule II,
il se trouvait en Espagne.
(3 II avait soin de n'avoir, autant que possible, à son service, et de n'em-
ployer dans les ambassades que des personnes remarquables par leur beauté.
(4) Voyez les pages consacrées au palais des princes d'Esté à Venise ^livre II,
chapitre m).
LIVKE PllEMIEK. 205
cheval excitèrent l'admiration générale. Ses courtisans riva-
lisèrent avec lui de magnificence dans leurs costumes de soie,
de velours, de brocart, que rehaussaient des broderies d'or et
d'argent. Singulier équipage pour des gens qui songeaient à
affronter des batailles ! Il est vrai que la mort de Soliman per-
mit à ces preux de parade de regagner promptement leurs
foyers sans avoir vu le feu. Mais Alphonse II, en éclipsant
tous les princes réunis autour de l'Empereur, avait satisfait sa
vanité et fait montre de sa puissance (I).
Les trois mariages qu'il contracta furent signalés par des
fêtes dont les historiens du temps nous ont gardé le souvenir.
Il épousa en premières noces, à Florence, Lucrèce de Mé-
dicis, la troisième fille de Côme, âgée de quinze ans (18 juin
1558); mais après être resté quelques jours avec elle, il la
laissa auprès de Côme et se rendit seul à Ferrare, puis à Paris,
et ce fut seulement en 1560 qu'elle fit son entrée dans la capi-
tale de son mari. François, oncle d'Alphonse II, fut chargé de
l'aller chercher. Elle arriva avec son frère François de Médicis
et don Louis de Tolède, son oncle maternel; une suite de cinq
cent cinquante-deux personnes l'accompagnait, et quatre cent
trente et un chevaux étaient compris dans son cortège. Quatre
arcs de triomphe avaient été disposés dans les rues qu'elle
devait traverser (19 février). Sur ces arcs, décorés de figures
en stuc imitant le bronze, des batailles avaient été peintes.
Parmi les artistes qui y travaillèrent se trouvait Gahrielletto
Bonaccioli (2). Lucrèce de Médicis, qui ne fut guère aimée
d'Alphonse II, soit parce qu'elle était peu avenante, au dire
des historiens (3), soit parce que les bons rapports ne durèrent
pas longtemps entre le duc de Ferrare et les princes qui ré-
gnaient à Florence, mourut le 21 avril 1561.
La seconde femme d'Alphonse II fut Barbe d'Autriche, fille
(1) 3Iême ostentation lors d'un voyage à Rome en 1591, où il voulait négocier
avec Grégoire XIV pour assurer sa succession à César d'Esté : il partit de Ferrare
avec une suite de cinrj ou six cents personnes.
(2) Voyez L.-]}^. CiTTADELLA, Notizie relative a Ferrara, t. I, p. 220.
(3) Elle avait cependant, d'aprcs sa médaille, un visage agréable.
206 T/ATiT FEllIlAlîAIS.
de Ferdinand I". Ferdinand mourut pendant le cours des né-
fjociatlons relatives à ce mariage, et le duc de Ferrare, en
allant à Vienne avec trois cent trente-cinq chevaux pour assis-
ter aux funérailles de l'Empereur, vit à Innsbruck sa fiancée,
dont la modestie et la beauté le charmèrent. Il fut convenu
que le cardinal Louis d'Esté, frère d'Alphonse II, épouserait
par procuration la jeune princesse dans la ville de Trente, où
François de Médicis, fils aîné de Gôme, devait en même temps
s'unira Jeanne, la plus jeune des quatre filles de Ferdinand P'.
Mais des difficultés imprévues entravèrent la réalisation immé-
diate des deux mariages, François de Médicis prétendant être
marié le premier, et le cardinal Louis réclamant de son côté
le même privilège. L'empereur Maximilien II coupa court aux
contestations acerbes en décidant que ses deux sœurs seraient
mariées dans les États de leurs maris. Barbe arriva au château
du Belvédère le 2 décembre 1565 et y demeura cinq jours;
puis elle fit pompeusement son entrée à Ferrare, et la béné-
diction nuptiale fut donnée aux nouveaux époux par l'arche-
vêque Bossetti. Les mascarades, les festins (I), les tournois
mirent alors la ville en fête. Sur la place qui se trouve auprès
de la Chiesa Nuova et de l'ancien palais des princes d'Esté eut
lieu, dans un vaste amphithéâtre, une représentation allé-
gorique intitulée le Temple d'Amour. Cent gentilshommes
V prirent part. Les décors peints et les motifs d'architecture
improvisés, les changements à vue, les lumières, les feux de
joie n'intéressèrent pas moins les nombreux et illustres spec-
tateurs venus de toute l'Italie, que les prouesses des che-
valiers, la musique vocale et la pantpmime. Pigna, qui fut
probablement l'organisateur de ce spectacle, en a publié le
compte rendu. La nouvelle de la mort de Pie IV empêcha de
prolonger les réjouissances à Ferrare. Barbe mourut le 18 sep-
tembre 1572 (2).
Eu troisièmes noces, Alphonse II épousa Marguerite Gon-
(1) Les coiiiiuuncs du territoire ferrarais avaient, suivant l'usage, donné au duc
force bœufs, moutons et volailles.
(2] Il sera, plus loin, question d'elle à propos de son tondjeau ^liv. III, eli. i).
LIVFvE P1\EMIE1\. 207
zagiie, fille de Guillaume, duc de Mantoue, et de sa propre
belle-sœur Éléonore d'Autriche (27 février 1579) (1). Margue-
rite u'avait que quinze ans. Lors de son arrivée à Ferrare, les
divertissements somptueux ne manquèrent pas non plus (2).
Les mariages d'Alphonse II ne lurent pas pour ce prince les
seules occasions de faire à sa cour étalage de magnificence et
de prodiguer les fêtes extraordinaires. Quand son frère Louis,
évéque de Ferrare depuis le 12 novembre 1553(3), fut nommé
cardinal (26 février 1561), il y eut table ouverte au château
pendant cinq jours (4). Une soi'te de tournoi, auquel fut donné
le nom de Castel di Gorgoferusa, eut lieu le 2 mars en présence
de Guillaume, duc de Mantoue. Une autre représentation
analogue, Il MoJite di Feronia, dont Tiraboschi fait honneur à
Pigna, fut donnée le 27 du même mois. — La venue à Ferrare
de Charles, archiduc d'Autriche, frère de la duchesse Barbe,
servit aussi de prétexte, en 1569, à des mascarades, à une
grande chasse dans le Parco et à des courses de chars, que
suivit le tournoi intitulé V Isola beata. Dans un large fossé rem-
pli d'eau, le long des murs de la ville, on avait élevé sur un
radeau -un château fort. Ce château, défendu par une magi-
cienne ayant à son service des esprits et des monstres, devait
être assiégé durant la nuit, à la lueur des torches, par une
troupe de chevaliers bardés de fer. Un sinistre accident attrista
la représentation. Plusieurs gentilshommes, en tombant d'une
échelle qui se rompit sous leurs pieds, s'enfoncèrent et périrent
dans la bourl)e, où les retint le poids de leurs armures. L'ar-
chiduc eut beau demander que l'on ne poussât pas plus loin
l'exécution du programme fixé, le duc, affectant l'indifférence
(1) Eléonore avait pour père rcinpcicur Fertlinaml I".
(2) Dans cette circonstance, la fabrique ducale de majoliinies Ht des plats aux
armes de la nouvelle épouse.
i^) Il était né le 25 décembre 1538.
(4} Obéissant aux décisions du Cijncilc de Trente qui imposait la rcsideiu-c
aux évèques, Louis résijjna en 1563 ses fonctions d'évêque de Ferrare entre les
mains d'Alfonso Rossetti, afin de pouvoir se fixer à Rome. Rossetti, qui fut un
des conseillers piivés d'Hercule II et d'Alpbonse II, et que ces princes employè-
rent plusieurs fois comme audmssudcur, mourut en lo77, a quatrc-vinjjts ans. Le
iurisionsulte Glaudi(j Bertazzoli prononça sou oraison funèbre.
208 L'A HT FE un AU Aïs.
nécessaire dans les vraies batailles, voulut que le spectacle
continuât. — Une autre représentation, celle du Mago rilucente
(9 février 1570), coïncida avec la présence à Ferrare de Fran-
çois-Marie délia Rovere, qui venait d'épouser Lucrèce, sœur
d'Alphonse II. — Quatre ans plus tard, le duc, avec une suite
de cinq cents personnes, alla chercher jusque dans le Frioul et
amena dans sa capitale, en passant par Venise, Henri III qui,
abandonnant la couronne de Pologne que lui avaient offerte
les Polonais (1), se rendait en France pour succéder à Charles IX,
mort le 31 mai 1574. A Ferrare se trouvaient en même temps
quelques autres princes. Dans la villa de Montagnone, Al-
phonse II donna un repas à ses hôtes sous une loggia ornée de
statues. Au milieu d'un étang, on disposa un château fort,
comme celui de VIsola beata, qui devait être assiégé, puis
brûlé ; mais le feu y prit avant que les chevaliers eussent com-
mencé leur entreprise et fit plusieurs victimes. — En 1580,
Alphonse II accueillit avec magnificence un hôte d'un tout
autre caractère que celui des personnages qu'il avait coutume
d'héberger. En allant de Rome à Venise, saint Charles Corro-
mée passa trois jours à Ferrare. En son honneur, le duc fit
suspendre les fêtes du carnaval. Après avoir visité les églises
de la ville et vénéré les reliques que l'on y conserve, le cardi-
nal Borromée prêcha devant le peuple et convia les Ferrarais à
une communion générale. La duchesse fut la première à rece-
voir de ses mains l'hostie consacrée. Quand il quitta Feri'are,
Alphonse II mit à sa disposition un bucentaure et un certain
nombre des barques de la cour. — La même année se présenta
devant le duc un voyageur français, Michel de Montaigne, qui
fut également fort bien accueilli. Alphonse II resta la tête dé-
couverte en présence de l'illustre écrivain, et protest:: " qu'il
voioit très volantier les jantilshomes français, étant serviteur
du roi très crestien et très obligé » . Montaigne visita plusieurs
belles églises, jardins et maisons privées, ainsi que l'arsenal.
(1) Alphonse II prétendit alors l'obtenir et envoya en Pologne plusieurs
ambassadeurs, entre autres Baltista Guariiii, pour solliciter les suffrages des
magnats; mais les vuix se portèrent sur Uatori, prince de Transylvanie.
LIVRE PREMIER. 209
" Nous vismes en outre le bucentaure que le duc avait faict
faire pour sa nouvelle famé (Marçuerite de Gonzague), qui est
belle et trop jeune pour lui, à l'envi de celui de Venise, pour la
conduire sur la rivière du Pô. »
Afin de faire face aux énormes dépenses qu'entraînaient les
voyages et les fêtes dont nous avons parlé, le duc fut obligé
de recourir à des mesures fiscales qui le rendirent odieux à
son peuple. Les droits de douane furent plus que doublés et
les fonctions publiques accordées aux plus offrants, qui, pour
se dédommager de leurs déboursés, se livrèrent à des extor-
sions révoltantes. Cristoforo Fabretti de Fiume obtint en
1565 le monopole du sel, en 1569 le privilège de percevoir le
dixième de la valeur des marchandises qui entraient sur le
territoire de Ferrare et qui en sortaient, puis le monopole de
la fabrication du pain, du savon et des cuirs. Tout pouvoir fut
enfin donné à ce rapace et cruel personnage, qui pressura les
citoyens au profit du prince et surtout à son propre profit. On
ne pouvait sans son autorisation, c'est-à-dire sans lui payer une
redevance, pécher, prêter du pain et du sel à un \'oisin ou à
un ami, apporter dans la ville des œufs, du fromage, du
beurre, de la viande et de la A'olaille. Nombre de familles
furent ruinées. Gamillo Orobuoni , noble ferrarais , ayant
osé avertir Alphonse II des agissements de l'oppresseur public,
fut obligé de s'enfuir. Un malheureux au désespoir tira un
coup d'arquebuse contre Fabretti, mais échoua dans sa tenta-
tive. La mort seule (22 août 1575) délivra les Ferrarais de
l'homme qui les avait si longtemps opprimés. Lorsque le corps
de Fabretti fut porté à l'église de Saint-Dominique, on pavoisa
toutes les fenêtres en signe de joie.
Gomme les simples citoyens , les gentilshommes eurent
beaucoup à souffrir de la passion du souverain pour le faste.
Forcés de paraître à la cour ou de suivre le prince dans ses
voyages avec de brillants costumes et de riches équipe-
ments, d'avoir un train de maison que ne comportaient pas
leurs revenus , et de représenter comme ambassadeurs leur
maître à l'étranger de façon à lui faire honneur, plusieurs
I. 14
210 L'AUT FEllUAUAIS.
d'entre eux durent contracter des dettes et vendre leurs biens.
Ce qui contribua aussi à Timpopularité du duc, ce furent ses
ëdits sur la chasse, divertissement dont il était aussi épris que
l'avait été son ancêtre Borso. Il défendit à ses sujets de couper
des arbres dans les forêts, d'émonder les buissons et les haies
dans les campagnes, et même d'arracher le chaume et de dé-
blayer les fossés sans sa permission (1). Personne, excepté lui,
n'avait le droit de chasser, et si quelque gentilhomme y était
autorisé par lui, il ne pouvait se livrer à ce plaisir que pen-
dant un seul jour, dans un lieu déterminé, en se servant de
faucons ou de trois chiens au plus, à l'exclusion des filets et
du fusil. En 1577, on vit pendus sur la place de Ferrare six
hommes aux pieds desquels étaient attachés des faisans morts:
ces hommes n'étaient coupables que d'avoir tué quelques
pièces de gibier appartenant au duc.
Alphonse II, en général, se montra très généreux pour son
entourage. L'argent comptant, les propriétés, les présents de
toutes sortes récompensèrent souvent le zèle déployé pour sou
service. A ses libéralités eurent part non seulement des per-
sonnages tels qu'Alfonso Estense Tassoni , gouverneur de
Reggio, Girolamo Falletti, son ambassadeur à Venise, Gio.
Battista Pigna et Batista Saracco, ses secrétaires, mais un de
ses maîtres d'écurie et son chanteur favori, nommé Giovanni.
Lors de son mariage avec Barbe d'Autriche, il partagea entre
ses chambellans la garde-robe qu'il avait apportée de France
et qui valait quinze mille écus. Dans sa munificence, il ne
laissait pas partir sans les avoir comblés de cadeaux les princes
étrangers dont la présence avait rehaussé l'éclat de sa cour.
Un des traits du caractère d'Alphonse II fut une ombra-
geuse susceptibilité, qui lui rendait tout à coup suspects les
gens qu'il favorisait le plus. En 1586 vivait à Ferrare le Fran-
ciscain Panigarola, noble milanais, qui assistait en qualité de
'1) Les mesures prises pour la conservation du gibier favorisèrent aussi la mul-
tiplication des loups. Ils devinreïit si nombreux qu'à tout moment ils dévoraient
les animaux nécessaires à l'agriculture, et que l'on dut, pour en délivrer le pays,
recourir à des JNapolitains, auxquels cette sorte de chasse était familière.
LIVRE PREMIER. 211
coadjuteur Leoni, évêque de Ferrare, et qui était renommé à
la fois pour ses écrits et pour les éloquents sermons par les-
quels il avait converti une foule d'hérétiques. Après l'avoir
admis parmi ses conseillers privés, le duc songeait à lui pro-
curer le chapeau de cardinal, quand il l'exila de ses États, ne
lui laissant que quelques heures pour quitter Ferrare. Quel
méfait justifiait cette rigueur? Panigarola avait négocié en
secret avec le cardinal de Médicis afin de succéder à Leoni
dans l'évêché de Ferrare; or Alphonse II eût voulu que le
coadjuteur ne dût le titre d' évêque qu'à sa propre interven-
tion. — Autre exemple non moins significatif. Le duc, qui
n'avait point de postérité, désigna comme son successeur, par
un testament fait en 1595, César, fils de son oncle Alphonse (1).
Mais trouvant bientôt que l'on courtisait trop celui qui devait
un jour occuper sa place, il lui conseilla de se conduire avec
plus de modestie et lui enjoignit de ne pas paraître en public
avec plus de trois gentilshommes, dont il eut soin de spécifier
les noms.
Il ne se montra pas moins pointilleux en matière d'ortho-
doxie religieuse, s'imaginant que sa qualité de feudataire du
Saint-Siège lui faisait un devoir de ne pas tolérer les dissi-
dents. Les croyances de Renée, sa mère, ne trouvèrent pas
grâce devant lui : la fille de Louis XII, mise en demeure de se
comporter comme une bonne catholique ou de quitter Ferrare,
prit le parti de retourner en France. Le 27 septembre 1560,
elle s'éloigna avec une suite nombreuse, et le prince Louis,
son fils, l'accompagna jusqu'à Turin (2). Les Ferrarais, qui
admiraient les qualités de son esprit et que touchait sur-
tout son inépuisable charité, la regrettèrent vivement. La
mesure prise à son égard porta, dans les États du duc, un
coup décisif aux partisans de la Réforme, dont elle était le
soutien.
(1) Cet Alphonse, on se le rappelle, était His d'AlpIioiisc F' et de Laura
Diaiiti.
(2) Elle se retira au château de Montargis, que restaura pour elle Jacques
Androuet Ducerceau^ et oix elle passa les quinze dernioics années de sa vie
(1561-1575 .
212 L'ART FERRAllAIS.
Alphonse II était sincèrement religieux. Il assistait tous les
jours à la messe. II secourut clans leurs besoins les moines
établis à Ferrare, favorisa la fondation de plusieurs orphe-
linats, distribua souvent des dots aux jeunes filles pauvres, fit
élever et employer à la cour des orphelins. En 1585, il porta
des peines contre les tuteurs qui trafiqueraient du mariage de
leurs pupilles. Au mois de septembre 1589, pour accomplir
un vœu, il se rendit à Lorette avec trente voitures.
On peut dire aussi à sa louange que le bien public ne resta
pas étranger à ses préoccupations. De nouveaux statuts furent
approuvés par le duc et imprimés (15G7). Le calendrier auquel
Grégoire XIII a attaché son nom fut adopté à Ferrare en 1582.
Quatre canaux (1564-1580) furent creusés pour assainir et
dessécher la Polésine de Saint-Jean-Baptiste, dont ils déver-
sèrent les eaux dans la mer par des portes qui s'ouvraient et
se refermaient d'elles-mêmes, selon que le niveau de la mer
s'élevait ou s'abaissait. L'industrie de la soie réalisa de grands
progrès. Le duc fit venir de Bourgogne des ceps de vigne en
abondance, ce qui fut un bienfait durable pour le pays. La
fabrication du drap et du velours prit beaucoup d extension,
mais on n'en autorisait l'exportation que dans des cas excep-
tionnels. Enfin, la majolique et la porcelaine, ainsi que les
cuirs gaufrés, peints et dorés, reçurent aussi d'efficaces encou-
ragements.
Comme sous Hercule II, les désastres ne manquèrent pas à
Ferrare sous Alphonse II. Une inondation en 1562^ la disette
en 1562, en 1590 et en 1592, des épidémies en 1562 et en
1580, jetèrent la consternation dans la ville. Pendant une des
disettes, le duc employa en achats de blé jusqu'à deux cent
mille écus pris sur sa cassette (1). Un tremblement de terre en
1561 renversa un grand nombre de maisons et coûta la vie à
une foule de citoyens. Le même fléau sévit encore en 1570
avec une violence qu on ne lui avait jamais vue (2). Le duc
gagna en barque les murs de la ville et passa la première nuit
(1) Frizzi, Mem. per la storia di Ferrara, t. IV, p. 435.
(2) Ibid., t. IV, p. 398-400.
LIVllE PREMIEll. 213
dans une voiture. Éléonore et Lucrèce, ses sœurs, ne voulurent
pas d'abord quitter leurs appartements, mais une secousse
épouvantable les força à s'enfuir, et elles trouvèrent un refu.^je
chez leur frère le cardinal Louis, dans le jardin du palais des
Diamants : à peine étaient-elles sorties de leur demeure ordi-
naire que la toiture s'écroula et tua plusieurs personnes. Pen-
dant neuf mois, il ne se passa pas un seul jour sans une ou
plusieurs secousses. Grâce aux vastes et nombreux jardins,
grâce aux grandes places et au peu d'élévation de maintes
maisons, on ne compta que quelques centaines de morts. Mais
il n'y eut guère d'église, de palais public ou privé, qui ne subit
de graves dégâts; tours et campaniles s'écroulèrent presque
partout : les rues étaient encombrées de débris. Malgré des
périls sans cesse renaissants, Alphonse II ne consentit pas à
s'éloigner de ses sujets et regagna ainsi, du moins en partie,
leur affection qu'il s'était aliénée en les surchargeant d'im-
pôts. Les tremblements de terre finirent par être moins fré-
quents et moins violents, mais se firent sentir jusqu'en 157 4.
On constata encore une fois la présence du fléau en 1576.
Au point de vue des lettres, le règne d'Alphonse II ne le
céda en rien aux règnes précédents. Si le duc était loin d'être
un lettré, si les leçons de Bartolommeo Ricci n'avaient pas
poussé très loin sa culture intellectuelle (I), il se faisait du
moins honneur de grouper autour de lui tous ceux qui s'adon-
naient aux choses de l'esprit, tous ceux dont la notoriété pouvait
projeter sur sa maison un nouveau lustre. A peine monté sur
le trône, il restaura l'Université qui était en pleine décadence,
et il résolut d'ajouter à la bibliothèque formée par Lionel,
Borso et Hercule I" tous les livres imprimés jusqu'alors. A
partir de 1567, les cours publics, qui se faisaient en divers
endroits, notamment dans le couvent de Saint-Dominique et
dans celui de Saint-François, se firent tous dans le palais du
Paradis, loué par le cardinal Hippolyte à la municipalité, qui
l'acheta en 1586 du cardinal Louis, héritier d'Hippolyte. Ce
(i) Il parlait cependant bien le français et l'alleniaïul, et comprenait passable-
ment l'espagnol et le latin.
214 L'ART FERRAllAIS.
fut aussi en 1567 que le duc approuva la fondation d'une
chaire de doctrine chrétienne, fort utile à une époque où
l'hérésie tentait de grands efforts pour supplanter la foi tra-
ditionnelle.
On retrouve auprès d'Alphonse II plusieurs des lettrés en
faveur sous Hercule II, notamment Girolamo Falletti, Alberto
Lollio, qui fit représenter en 1563 VAretusa, Bartolommeo
Riccio, Cintio Giraldi et Gianbattista Canani, dont Alphonse II
se plaisait à écouter les démonstrations anatomiques, faites
sur des cadavres humains, des quadrupèdes, des oiseaux et des
poissons. Mais on constate aussi de nouveaux noms. Le juris-
consulte Prospéra Pasetto fut professeur à Tllniversité, consul-
teur du Juge des Sages et vicaire de l'évéque. Il mourut le
27 janvier 1568. — Le Ferrarais Francesco Visdomini, Frère
mineur conventuel, un des théologiens du concile de Trente,
prêcha avec tant de succès qu'on le proclama le restaurateur
de l'éloquence sacrée. Ses principaux sermons ont été impri-
més. Il cessa de vivre le 29 octobre 1573. — Alfonso Bonac-
cioli traduisit en italien Strabon et Pausanias. Il se distingua
aussi dans des négociations politiques. — Ant. Ftavio Giraldi
enseigna les belles-lettres à l'Université. ~ Ippolito Riminaldi
(1520-1589) étudia le droit civil à Bologne avec Ugo Buoncom-
pagni, qui devint pape sous le nom de Grégoire XIII et h qui il
dédia le second volume de ses Conseils. En 1560, il accepta
et occupa glorieusement une chaire à Ferrare, où les profes-
seurs manquaient, parce qu'on n'avait pas d'argent pour les
payer. De plus, il servit Alphonse II comme ambassadeur à
Milan et s'acquitta d'importantes négociations (1561). Etant
allé à Rome en 1575, il fut nommé comte palatin par le
Souverain Pontife. Il écrivit des ouvrages sur le Digeste et
les Institutes de Justinien, ce qui ne lempécha pas de com-
poser des poésies en latin. Les lettres, aussi bien que le droit,
trouvèrent en lui un adepte émérite. C'est à Ferrare qu'il
mourut, à l'âge de soixante-neuf ans. — Paolo Sacrati[\h\A'-
1590), prêtre et chanoine d'une vie exemplaire, composa des
commentaires sur les Psaumes et sur le commencement de la
LIVRE PREMIER. 215
Genèse, et on lui doit un Officium S. Georgiipatroni Ferrariensis
Ecclesiœ. — Antonio Bevilacqua, qui fut pendant deux ans gou-
verneur de Modène, a laisse des poésies latines. — Dans le
genre pastoral, Agostino Argenti fraya la voie à V Aminta du
Tasse par une pièce en italien, intitulée lo Sfortunato. Cette
pièce fut représentée, en 1568, aux frais des écoliers en droit
devant le duc Alphonse II et le cardinal Louis, son frère, avec
des intermèdes de musique dus au célèbre compositeur .^Z/onio
dalla Viola. Le rôle principal fut joué par un comédien re-
nommé, Batista Verato.
Le nom d'Alphonse II se trouve intimement lié, personne
ne 1 ignore, à celui de Torquaio Tasso (I). Torquato fut intro-
duit à la cour de Ferrare en 15(35 par son père Bernardo, qui
avait été, nous l'avons vu, secrétaire de la duchesse Renée
depuis 1529 jusqu'à la fin de 1531, et qui, après s'être mis au
service du cardinal Louis d'Esté (1562), était sur le point de
devenir secrétaire du duc de Mantoue (2). A l'âge de dix-huit
ans, le jeune poète, pendant qu'il étudiait à l'Université de
Padoue (3), avait déjà dédié au cardinal Louis son Rinaldo,
poème chevaleresque en douze chants, inspiré par l'Arioste.
Admis, comme Bernardo, parmi les familiers du frère d'Al-
phonse II, il fut défrayé de tout, et on ne lui imposa aucune
obligation, afin qu'il put se livrer sans arrière-pensée à la com-
position de ses ouvrages et continuer sa Jérusalem délivrée,
commencée dès 1563. A peine arrivé dans la capitale des
princes d'Esté, il assista à l'entrée solennelle de Barbe qui
venait épouser le duc, et admira les représentations chevale-
resques qui furent données à cette occasion. En 157 1 , il accom-
pagna en France, avec un certain nombre de gentilshommes,
le cardinal qui voulait y visiter ses bénéfices ecclésiastiques,
fut reçu avec distinction par Charles IX, se lia avec Ronsard et
séjourna quelque temps à l'abbaye de Châlis, où il poursuivit
(1) Torfjuato Tasso nacjuit en 1544 et moui ut en 1595.
(2) ISous revicndions sur Rernnrdo Tasso à projios de sa médaille, attril)uéc à
Leone Leoni.
(3) Voyez Tasso a Ftidova, par Autoiiio Malmignati.
216 L'AllT FEllUAllAIS.
ses travaux poétiques ; mais son zèle ardent pour le parti catho-
lique en France lui aliéna les bonnes grâces de son maître,
homme prudent et politique, qui lui retira son traitement et
lui refusa les moyens de renouveler ses vêtements. " Il partit
de Paris, dit Balzac, avec le même habit qu il portait en y
arrivant (1). " Après un an d'absence, il regagna Ferrare,
et la mort de la duchesse Barbe lui fournit l'occasion de
composer l'éloge de cette princesse.
Ce fut cette année-là (1572) qu'il passa du service de Louis
d'Esté au service d'Alphonse II. « Ce prince, écrivit-il, me
releva avec la main de mon obscure fortune... ; il me fit pas-
ser de l indigence à la richesse, il donna lui-même une consi-
dération et un prix de plus à mes productions poétiques en
assistant fréquemment et attentivement à la lecture de mes
vers, et en traitant leur auteur avec toutes sortes d'égards...;
il m'admit honorablement et familièrement à sa table et à ses
entretiens; il ne me refusa aucune des faveurs que je lui
demandai. »
L'année suivante (1573), fut représentée dans les jardins de
Bellosguardo ÏAminta, ^ drame amoureux et tragique dont
l'amour est le sujet, dont des bergers et des bergères sont les
personnages, dont les vallées, les montagnes et les forêts sont
la scène » . « h'Aim'tita, ajoute Lamartine (2), est à la Jérusa-
lem délivrée ce que les Églogues de Virgile sont à YÉnéide :
une diversion légère et gracieuse d'un poète souverain, qui
change d'instrument sans changer de souffle, qui dépose un
moment la trompette épique pour le chalumeau des bergers.
Dans ÏAtmtita, le poète... semble se complaire à racheter la
simplicité du sujet par l'inimitable perfection des images, des
sons et des vers. » Les applaudissements qui accueillirent cette
pastorale furent unanimes. Rien ne parut alors manquer au
bonheur du poète. A l'enthousiasme qu'il excitait ne se mê-
laient pas encore les attaques de ses envieux, et l'équilibre de
ses facultés n'avait reçu aucune atteinte.
(1) Lamartine, Enhetiens, t. XVI, p. 62.
(2) Page 69.
LIVRE PREMIER. 2ir
Au nombre de ses plus ardentes admiratrices, il compta les
sœurs du duc, Lucrèce et Éléonore (1), dont les suffrages le
touchèrent particulièrement, car elles étaient aussi instruites
que belles (2). Lucrèce, née le 16 décembre 1535, épousa le
19 janvier 1570 François-Marie délia Rovere, fils du duc d'Ur-
bin Guidobaldo, qui la laissa pendant un an à Ferrare. Après
être restée ensuite à Urbin sept ou huit mois, elle revint dans
sa ville natale, d'abord pendant une absence de son mari qui
dura jusqu'au 2 novembre 1571, puis définitivement vers 1574,
à la suite d'une rupture avec François-Marie qui, plus jeune
qu'elle de quinze ans, avait un caractère et des goûts entière-
ment opposés aux siens (3). Elle mourut le 12 février 1598.
— Éléonore, qui naquit le 19 juin 1537 et qui mourut le 19 fé-
vrier 1581, ne se maria pas. Elle était plus séduisante encore
que sa sœur et s'adonnait, avec un certain succès, à la poésie.
Sans mépriser les divertissements de la cour, elle aimait la vie
retirée, propice à l'étude, aux méditations élevées, et peu s'en
fallait, dit F'rizzi, qu'on ne la tînt pour une sainte. C est à elle
que le Tasse songeait, dit-on, en créant le personnage de So-
phronie dans sa Jérusalem délivrée (i). En 1574, Alphonse II
ayant quitté momentanément Ferrare, elle exerça le gouver-
nement avec prudence et fermeté. Pleine de sollicitude pour
son frère le cardinal Louis, elle mit sa prévoyance et sa sagesse
à administrer la fortune compromise de ce prince déréglé, et
elle employa ses deux dernières années à rétablir entre lui et
Alphonse II l'harmonie troublée par des affaires d'intérêt.
Elle mena une vie presque monastique et prescrivit qu'après
sa mort on ne 1 honorât point par de vaines pompes. Grave,
aimable et douce, elle fut aussi aimée qu'estimée par les Fer-
(i) Le incclailleur Pastorino a représenté Lucrèce à l'âge de dix-sept ans et
Eléonore à l'àgc de quinze ans. (Voyez le chapitre consacré aux médailles.^
(2) Voyez G. Campori et Angelo Solekti, Luigi, Lucrezia e Leonora d'Esté,
Turin, Ermanno Lœscher, 1888.
(3) Voyez II. Dklaborde, Les arts et les lettres à la cour d' Urbin, dans le pre-
mier volume des Études sur les beaux-arts eu France et en Italie, p. 202-207.
^4) Le manjuis Campori le nie et se refuse à reconnaître le Tasse dans le per-
sonnage d'Oliudo.
218 I/AllT FEnUAllAIS.
rarais, qui la regrettèrent vivement. Les vers dans lesquels
on la célébra formèrent un recueil Intitulé le Lagrime {les
Larmes). — Lucrèce et Éléonore ne dissimulèrent pas leur
tendre bienveillance pour le Tasse, qu'elles protégèrent en
mainte occasion.
Torquato ne s'occupa pas seulement des poèmes qui l'ont
immortalisé. Pendant plusieurs années, à partir de 1574, il
fit des leçons à l'Université sur la sphère et sur Euclide (1).
Que par l'éclat de son génie et par sa situation exception-
nelle auprès du duc et de sa famille il ait excité la jalousie
des autres poètes et des courtisans, rien de plus naturel (2). 11
se créa aussi de redoutables ennemis en affichant la passion
qu'il conçut pour Lucrezia Bendidio (3), aimée aussi de Pigna,
le tout- puissant secrétaire d'Alphonse II, et pour Eleonora
Sanvitali Tiene, comtesse de Scandiano. Toujours est-il qu'en
butte à maintes attaques tantôt ouvertes, tantôt dissimulées,
il devint très ombrageux; que, son imagination lui faisant soup-
çonner partout des inimitiés et des embûches, une insurmon-
table mélancolie s'empara de lui, jusqu'à troubler par instants
sa raison (4). Les critiques contradictoires dont fut l'objet sa
Jérusalem délivrée, achevée en 1575 et soumise par lui à un
certain nombre de lettrés, de philosophes et de théologiens,
accrurent encore le trouble de son esprit et le jetèrent dans
d'étranges perplexités. Devait-il, comme quelques-uns le lui
conseillaient, modifier de telle façon son poème que les moines
et les religieuses le pussent lire sans inconvénient? Qu'allaient
devenir Armide, Clorinde, Herminie, s'il entreprenait pareil
remaniement? Il en vint à concevoir des scrupules même sur
la convenance et l'orthodoxie de plusieurs passages. En vain
l'inquisiteur consulté le rassura-t-il pleinement, ses anxiétés
persistèrent. Vers le même temps, il songea h quitter Ferrare
(1) BoRSETTi, Hiftt. alini Fvrr. (jymnasii, pars II, lil)er II.
(2) A. SoLEUTi, Ferrara e la Corte Eatense nella seconda meta del secolo
deciino sesto, 1891.
(3) Anjjelo Soleuti, de Turin, Torquato Tasso c la Lucrezia Bendidio.
(4) Voyez, dans la Hevue des Deux Mondes du 15 mai 1895, l'article de
M. CnERBULiEz, intitulé : Le Tasse, son centenaire et sa légende.
LIVRE PREMIER. 219
pour Florence et fut sur le point d'accepter les offres du grand-
duc François de Médicis, ce dont s'offensa Alphonse II qui en
fut informé et qui témoigna au poète une froideur motivée. De
jour en jour l'hypocondrie du pauvre Torquato augmenta. Il
croyait à des persécutions imaginaires et se figurait qu'on en
voulait à sa vie. Le 17 juin 1577, il eut un véritahle accès de
folie. Dans la chamhre de Lucrèce d'Esté, il se jeta, un poi-
gnard à la main, sur un des serviteurs de cette princesse.
Après avoir inutilement cherché dans un séjour h la villa de
Belriguardo et dans le couvent de Saint-François un calme
impossible à trouver, il s'enfuit de Ferrare (20 juillet 1577),
afin de se soustraire à ses prétendus ennemis. Un séjour à Sor-
rente, auprès de sa sœur, rétablit jusqu'à un certain point
l'équilibre de ses facultés. Son irritation une fois apaisée, il ne
tarda pas à regretter la cour de Ferrare et à solliciter d'Al-
phonse II la permission d'y reprendre sa place. Le duc se
laissa fléchir, mais lui signifia, par l'intermédiaire du cardinal
Gio. Francesco Albano, les conditions de son acquiescement.
« S'il désire revenir, écrivit Alphonse II, qu'il prenne la réso-
lution bien arrêtée de se tenir en repos et consente à suivre le
traitement conseillé par les médecins. Dans le cas où il refu-
serait de se soigner, nous donnerions des ordres pour qu il
fût expulsé définitivement de nos États, avec défense d'y jamais
rentrer. »
Au printemps de l'année 1578, le Tasse reparut au milieu
de cette société ferraraise dont il avait été l'ornement et qui
l'accueillit " comme un convalescent revenu à la santé » . Sa
satisfaction, d'abord très vive, s'altéra avec rapidité. De nou-
veaux griefs, qui n'étaient pas plus fondés que les anciens, agi-
tèrent son esprit et déterminèrent une seconde évasion avant la
fin de 1578. Mantoue, Padoue, Venise, Urbin, Pesaro et Turin
le possédèrent tour à tour, sans modifier son humeur mobile
et inconstante. A Turin, il trouva l'hospitalité chez le marquis
Philippe d'Esté, oncle d'Alphonse II, qui avait épousé une
princesse de la maison de Savoie, et une situation honorable
lui fut octroyée par le duc de Savoie. Mais Ferrare l'attirait
220 L'ART FERllAUAIS.
invinciblement, et les bons offices du cardinal Albano le firent
rentrer encore une fois en grâce auprès d'Alphonse II, qui lui
accorda une somme d'argent pour le voyage.
Son arrivée (21 février 1579) eut lieu au moment où le duc,
sur le point d'épouser Marguerite Gonzague, se disposait à
partir pour l'amener lui-même dans sa capitale, où elle fit son
entrée solennelle le 27, après avoir passé deux jours dans le
palais du Belvédère. Au milieu des préoccupations causées
par cet événement, la présence du poète resta presque ina-
perçue, et son amour-propre s'en irrita. Pendant que le bruit
de sa démence éloignait de lui les indifférents, les personnages
qui lui avaient jadis marqué le plus d'intérêt demeuraient en
méfiance. ' Il oublia qu'il avait à se faire pardonner des torts
plus qu'à exiger des faveurs. Sa colère, à la pensée de l'oubli
dans lequel on le laissait, s'emporta publiquement jusqu'aux
plus violentes invectives contre la maison d'Esté (I). » Informé
de ces outrages, Alphonse le fit enfermer dans l'hôpital de
Sainte-Anne, et cette réclusion dura sept ans (du milieu de
mars 1579 au 13 juillet 1586).
Les causes qui déterminèrent la résolution du duc de Ferrare
furent multiples. Parmi ces causes, il faut compter, outre les
propos injurieux tenus par Torquato, qui se reconnut lui-même
coupable de ' paroles fausses, folles et téméraires 55 , la nécessité
de faire soigner un homme de génie dont la raison subissait
des éclipses partielles et momentanées. Peut-être aussi, selon
M. A. Corradi(2), Alphonse II désirait-il couper court aux accu-
sations d hérésie que le Tasse, tout en se taxant lui-même d'in-
fidélité aux croyances orthodoxes, dirigeait contre une foule
de grands personnages, ce qui aurait pu nuire au feudataire du
Saint-Siège en donnant à penser qu'il ne mettait pas assez de
vigilance à surveiller dans ses États la pureté de la foi. Mais ce
qu'il faut exclure, c'est l'idée d'une punition infligée à Tor-
(1) Lamartine, Entretiens, t. XVI, p. 139.
(2) Torquato Tasso nello spéciale di Sont' Anna, seconda nuovi dociimenti —
Le ultime iiifermilà e gli ultimi anni di Torquato Tasso, — dans les Rendiconti
del R. Istituto Lombardo, série II, vol. XVII, fasc. XV, et vol. XVIII, fasc. XVI.
LIVRE IMIEMIER. 221
quato pour avoir aimé Éléonore cFEste et proclamé à diverses
reprises sa passion de manière à offenser ou à compromettre
cette princesse (1). Les vers écrits en l'honneur de 1 irrépro-
chable sœur d'Alphonse II dépassent-ils donc les licences accor-
dées alors aux poètes qui célébraient la beauté des dames du
plus haut rang? Si le duc avait trouvé le Tasse trop audacieux,
comment lui aurait-il plusieurs fois permis de revenir à Fer-
rare? On ne doit pas oublier, d'ailleurs, qu'Éléonore avait déjà
trente-deux ans lorsque Torquato passa du service du cardinal
Louis au service d'Alphonse II, et qu'en 1579 elle on comptait
quarante-deux. Si la conduite du Tasse envers Eléonore n'eut
rien de répréhensible, force est du moins d'admettre que
l'amour fut pour quelque chose dans les rigueurs dont Tor-
quato fut l'objet. « Puissant seigneur, s'écrie le poète enfermé
à l'hôpital de Sainte-Anne, tu aurais pu m'arracher la vie :
c'est le droit des monarques; mais m'arracher cette raison que
je tiens de la bonté infinie, parce que j'ai écrit d'amour
(d'amour auquel la nature et le ciel nous invitent), c'est un
crime pire que tout autre crime. J'ai demandé ton pardon, tu
me l'as refusé. Adieu; je me repens à jamais de m'étre re-
penti (2). 1' On ne sait h quelle dame de la cour le Tasse fait
ici allusion.
La privation de la liberté, jointe à un traitement rigoureux,
ne fit, au début, qu'aggraver l'état mental du Tasse. Dans une
lettre h Scipion Gonzague, il se plaint amèrement de la soli-
tude qui l'obsède, et il s'écrie : ^ La squalidité de ma barbe,
mes cheveux hérissés , mon costume délabré , la saleté de
mon linge, les immondices de mon cachot, me pénètrent de
répugnance. » Par bonheur pour lui, la dureté d'x\gostino
(i) Voyez dans la Rasse(jna Einiliaiia (année I, fasc. II, III, IX et X) les
articles de MM. Foutaua, Fenari et Solerti. M. Solerti nie l'amour du Tasse
pour Éléonore et l'amour d'Eléonoro pour le Tasse. M. Fontana et M. Ferrari
inclinent à penser que le Tasse aima Eléonore, du moins momentanément, sans
être payé de retour, et que la croyance à leur amour a pu se former de leur
vivant et être propagée par les enneuiis du poète; mais M. Solcrti'a comhattu
ces assertions avec des ar{;uments qui paraissent décisifs.
(2) Cité par M. le vicomte H. DELAitonoE, dans son article sur Les arts et les
lettres à la cour (VUrbiii, p. 206.
222 1/AUT FEllRARAIS.
Mosti (1), prieur de Thôpital, était compensée par les soins Je
Giulio Mosti, neveu du prieur, qui se chargeait de transmettre
les lettres du prisonnier et de lui faire tenir les réponses. Agos-
tino lui-même se montra bientôt plus humain et lui accorda
pour demeure une chambre plus spacieuse et plus claire. La
folie de Torquato n'était qu'intermittente et laissait souvent
place aux manifestations de son génie. On ne peut lire sans
une admiration attendrie sa supplique aux deux sœurs
d'Alphonse et les pages dans lesquelles il conjure le cardinal
Albert d'Autriche de solliciter l'intervention de l'Empereur
auprès du duc. Ce qui allégea surtout son ennui, ce fut l'édition
de la Jérusalem délivrée qu'il fit préparer sous ses yeux afin de
remplacer les éditions incorrectes qui avaient été publiées h
son insu. Les visites affectueuses de plusieurs grands person-
nages et de ses amis apportèrent également quelque trêve à ses
accès de mélancolie (2). Une amélioration notable s'étant pro-
duite dans sa santé en 158 4, le duc voulut qu'on lui procurât
des distractions. « On le mena visiter les églises et les monas-
tères, on le conduisit aux mascarades du carnaval ; on le laissa
passer des jours et des semaines dans les maisons de ses amis. »
Mais vers le milieu d'octobre, de nouvelles crises forcèrent à
le renfermer encore dans l'hôpital de Sainte-Anne, et le retour
presque complet de sa raison se manifesta seulement en 1586.
Sixte-Quint et l'empereur Rodolphe s'interposèrent pour que
l'on mît fin à sa réclusion, et Vincent de Gonzague, le prince
héréditaire de Mantoue, s'étant porté caution de sa conduite,
obtint facilement de l'emmener à sa cour. Entre le 4 et le
10 juillet, le Tasse quitta Ferrare, où il ne devait plus revenir,
sans avoir revu Alphonse II. S'il retrouva la liberté, il ne
(i) Nous donnerons quelques détails sur Ajjostino Mosti en parlant de l'hù-
pital de Sainte-Anne.
(2) Montaigne, dans son voyage en Italie, ne se contenta pas, lors de son pas-
sage à Ferrare, de se présenter devant Alphonse II ; il tint à témoigner sa sym-
pathie à l'infortuné poète renfermé dans l'hôpital de Sainte-Anne. « J'eus plus
de despit encores que de compassion, de le voir à Ferrare en si piteux estât, sur-
vivant à soy-mesme, mescognoissant et soy et ses ouvrages, lesquels, sans son
sceu, et toutesfois à sa veue, on a mis en lumière incorrigez et informes. » Essais,
liv. II, ch. XII, p. 114, dans l'édition Lefèvre, Paris, 1823.
LIVllE PREMIEll. 223
recouvra pas le bonheur. Tourmenté par les inquiétudes de
son imagination malade, il ne resta pas longtemps à Mantoue
et erra de ville en ville pendant neuf ans. Sur la demande du
cardinal Cintio Aldobrandini, à qui il dédia sa Jérusalem con-
quise, « épurée des épisodes trop profanes, mais aussi des grâ-
ces de la Jérusalem délivrée » . il allait être couronné au Capi-
tule par Clément VIII, oncle du cardinal Cintio, quand il
s'éteignit dans le couvent de Saut' Onofrio (25 avril 1595).
La vie de Batiista Guarini II, qui se passa en grande partie
à Ferrare, fut plus heureuse que celle du Tasse (l), mais
presque aussi agitée. L'auteur du Pastor fido contribua sin-
gulièrement, lui aussi, à la renommée littéraire de la cour
d'Alphonse II (2).
Ce prince ne manifesta pas moins de goût pour les arts
que pour les lettres. Comme architectes, il employa Pii^ro
Ligorio, Batista Aleotti, Alberto Schiatti, Alessandro Balbi. Très
versé lui-même dans l'architecture militaire , il modifia et
accrut les fortifications de Ferrare avec le concours de Galassn
Alghisi da Carpi [3), et sa capitale, regardée dès lors comme
une des places les plus fortes de l'Italie, eut été, dit-on, capa-
ble de résister aux sièges les plus redoutables en se contentant
d'une garnison de dix-huit mille hommes. D'importants tra-
vaux dans l'ancien palais des princes d'Esté furent exécutés
sur son ordre, et c'est lui qui fit construire le palais de la Mesola,
dans le voisinage de la mer.
Il n'y a que peu de chose à dire sur la peinture à l'époque
d'Alphonse II. La décadence était complète et ii'rémédiable.
Sehastiano Filippi dit Bastianino [^\), Giuseppe Mazzuoli dit Bas-
(1) Dans les Atti délia deputazione ferrarese di stor'ia patria (vol. VII, fasc. II,
1895), se trouve un intéressant article de M. Giuseppe Ajjnelli sur le séjour du
Tasse à Ferrare.
(2) Nous donnerons des di'lails sur (iuarini en parlant de sa médaille par
Pastorino.
(3) Le palais Farnese .à Rome et la Santa Casa de Lorette curent aussi poui-
arrliiterte Algliisi. Il est l'auteur d'un ouvrajjc très estinuî et très rare sur les
fortilications.
(4j II fit un portiait d Alpliousc II ([ui se trouve à 'a l'ina(Othè(jue de Fer-
rare (n" 7).
224 L'ART FEl\nAT\AIS.
tarolo, francesco Snrchi dit Diclai, Carlo Bononi, Ippnlito Scar-
sellino sont alors les peintres en vogue, mais leurs œuvres sont
en général dépourvues d'émotion et ne trahissent que l'habi-
leté de la main. Le reste de l'Italie n'était pas, il est vrai,
mieux partagé que Ferrare.
Au commencement de son règne, Alphonse II sembla
éprouver, comme son grand-père, une vive admiration pour
Titien : en 1559, il lui fit demander un tableau, et le peintre
lui envova un portrait de femme, avec une lettre où il déclara
que, dans son désir d'être agréable au duc, il se dessaisissait
de ce qu'il avait de plus précieux. Si la lettre de Titien est per-
due, le tableau existe encore; c'est la galerie de Dresde qui le
possède (1). Il représente, en demi-figure, une jeune femme
aux cheveux blonds, qui est vêtue de blanc, et qui tient un
éventail dans sa main droite (n° 255). On a prétendu que cette
femme était la maîtresse de Titien, sans réfléchir qu'en 1559
Titien était âgé de quatre-vingt-deux ans, ce qui parait devoir
exclure une pareille hypothèse (2).
Plus encore que tous ses prédécesseurs, Alphonse II se
montra passionné pour les médailles et les monnaies antiques.
La collection commencée par Lionel reçut , grâce à lui ,
de notables accroissements. Il donna comme conservateur à
cette collection JEneas Vico (3), qui fut chargé d'en classer
les pièces, et dont les conseils le guidèrent dans toutes ses
acquisitions (4). Pendant un de ses voyages à Venise (1563),
Giovanni Grimani, patriarche d'Aquilée, lui fit présent de
quelques grandes médailles, et l'orfèvre Domenico di Fran-
cesco lui vendit des monnaies de toutes sortes. En passant
par Padoue, le duc acheta la collection de Tiberio Deciano,
(1) Campori, Tiziatio e gli Estcnsi, p. 24 et 34.
(2) Lermolieff (Morelli), Die We7-ke italienischer Meister, p. 203-204.
(3) Vasari, Vite, t. V, p. 414, note 3, et p. 427-429. — Gittadella, Notizie
relative a Ferrara, t. II, p. 160. — G. Campori, 1" Enea Vico e ianlico museo
Etttewe délie medaqlie (Modena, 1873); 2° Gli intagliatori di stampe e gli
Estensi (1882). — G. Duplessis, Histoire de la gravure, p. 109-110.
(4) Alphonse II prit à son service iEneas Vico en 1563. Une lettre de Falletti
au duc de Ferrare annonce que Vico quitta Venise le 19 mai.
LIVRE PREMIER. 225
professeur à l'Université. Les deux années suivantes furent
aussi très fructueuses. x'Eneas Yico obtint pour son maître la
cession de trois cabinets importants : celui de Pasqualetti fut
payé cinq cents écus, celui d'Averoldi de Brescia en coûta dix-
huit cent cinquante, et Pier Luigi Manilio, lorsqu'il lui livra
le sien, en toucha quinze cents, somme à laquelle le duc ajouta
cinq cents ëcus représentant la valeur de quelques objets anti-
ques fort précieux. Dans les différentes cours de l'Italie, les
agents du duc s'employaient à satisfaire son goût dominant :
c'est ainsi que de Rome Giulio Grandi expédiait, chaque
semaine, un certain nombre de pièces.
Nul n'était plus apte qu'/Eneas Vico à remplir les fonctions
qu'Alphonse II lui confia. C'était à la fois un antiquaire et un
graveur. Né à Parme en 1523, il perdit sa mère en naissant,
et il n'avait que deux ans lorsque son père mourut de la peste.
Il étudia d'abord les lettres, mais il les abandonna bientôt pour
s'adonner au dessin, à la sculpture, à la peinture et à l'art du
graveur. C'est à Rome (1541) qu'il se perfectionna dans le
maniement du burin, en s'attacliant à suivre les traditions
de Marc-Antoine. Il travailla beaucoup alors pour l'éditeur
Tommaso Barlacchi. En même temps, il étudia avec passion
les monuments de l'antiquité en général, et les médailles en
particulier. De Rome il se transporta à Venise. Il s'y fit con-
naître en 1548 comme antiquaire par un livre consacré aux
médailles antiques : Imagini con tutti i riversi trovati e le vite
degli imperatori. A l'indépendance dont il jouissait, il ne tarda
pas à préférer, malgré les conseils de l'Arétin, le service des
princes, et il se rendit auprès de Côme II de Médicis, qui ne
le garda pas longtemps. Revenu à Venise, il s'associa avec
l'érudit Antonio Zantani et publia en 1555 les Discorsi sopra
le niedaglie degli antichi, en 1557 les Imagini délie donne
auguste, dédiées au cardinal Hippolyte II d'Esté, et en 15G0
les Conimentarii aile anliche medaglie degV imperatori romani,
ouvrage que recommandaient la nouveauté du sujet et un
grand nombre de gravures. Vers cette époque, iEneas Vico
se signala également par un portrait de Charles-Quint, magis-
I. 15
226 L'ART 1- EUH AU AI S.
tralement exécuté, qu'il porta lui-même à l'Empereur en Alle-
magne.
Durant son séjour à Venise, il se lia avec Girolamo Falletii,
ambassadeur d'Alphonse II. Falletti, pour donner plus d'in-
térêt à V Histoire de la famille d'Esté quû était en train d'écrire,
le chargea de graver l'arbre généalogique de cette famille. Com-
mencé à Venise, ce travail fut achevé h Ferrare, le duc ayant
réussi à fixer auprès de lui ^Eneas Vico (qu'il appréciait à
la fois comme numismate et comme graveur) (1), en lui pro-
mettant une pension mensuelle de vingt-cinq florins d'or.
Tout en s'occupant de médailles à la cour du duc, il ne
délaissa pas le burin. Il fit un grand portrait en buste
d'Alphonse II et consacra cinquante planches à la reproduc-
tion des costumes portés par les habitants des villes et ceux de
la campagne en Italie, en France, en Espagne, en Portugal,
en Angleterre, en Flandre et dans les autres parties du monde,
« ilche fu cosa d'iiigegno e hella e capricciosa (2) ii .
Il n'avait que quarante-quatre ans lorsque, le 17 août 1567,
dans le Castello, il fut frappé d'apoplexie et tomba mort en
présence d'Alphonse II, pendant qu il présentait à ce prince,
au nom du Franciscain Agostiiio Righini (3), un grand vase à
deux anses, avec des figures, que sa chute brisa en partie.
Cette mort, précédée de peu par celle de Camillo d'Urhin,
peintre de majoliques, qu'avait tué l'explosion d'une coule-
vrine, affligea beaucoup le duc, comme le constata Bernardo
Canigiani, résident florentin à la cour de Ferrare, dans une
(1) ^Eneas Vico jjrava îles peintures de Parmi{|ianin(), de l'erino del Va{>a, de
Vasari, de Rosso, de Michel-Ange (notamment la Léda), V Annonciation de
Titien, la Conversion de saint Paul par Franccsco Salviati. Il fit pour Giulio
Glovio un Saint Georyes tuant le dragon, et pour Doni les portraits de Henri II,
roi de France, de Beiuljo, de l'Arioste, de Gello, de Gipriano Morosino et de
Doni lui-même. On remarque aussi parmi ses gravures des ornements dans la
manière des anciens. Ses planches sont très inégales : il y en a de négligées et
d'incorrectes, mais on en pourrait citer qui témoignent d'un réel mérite. Le grand
Portrait de C/tarles-Quint, daté de 1550, et la Le'da d'après Michel-Ange sont
au nombre des meilleures qu'il ait faites.
(2) Vasari, t. V, p. 429.
(3) highini, auteur de plusieurs ouvrages théologiques, jouissait d'une grande
autorité auprès du duc.
LIVllE P REMI EU. 227
lettre datée du 28 août. ^Eneas Yico laissa ses biens à sa femme,
Gatherina Maffei, de Venise, et à son neveu Camillo.
Quoique privé des conseils d'iEneas Vico, Alphonse ne cessa
pas d'accroître sa collection de médailles antiques. Il acheta
en 1573 le cabinet d'ErcoIe Basso, gentilhomme bolonais, et,
plus tard, les monnaies que possédaient Giovanni Francesco da
Parma, Cesare Targioni, Tomaso da Bologna et un Allemand
dont le nom est resté inconnu. Enfin, pendant un voyagea
Rome, l'évêque de Narni lui fit cadeau de sa propre collection,
qui était très précieuse.
Outre /Eneas Vico, on peut citer quatre graveurs, dont les
noms sont, il est vrai, peu connus, qui travaillèrent pour
Alphonse II. Mariino Rota di Sehenico grava un l)uste ovale du
duc(l); cette planche manque de style. Giovanni Battista d'An-
geli de Vérone, surnommé del Moro parce qu'il était élève de
Francesco Torbido qui avait lui-même ce surnom, dédia à
Alphonse II une estampe représentant la Calomnie d'Aptlle. A
l'instigation d'Andréa Bragadin, gentilhomme vénitien, Giulio
Sanuio de Venise, en gravant Apollon et Marsjas d'après une
composition attribuée au Corrège, inscrivit sur une bannière
tenue par Minerve une dédicace à Alphonse II (18 juillet 1 502).
Dans une très grande estampe qui offre, selon nous, peu d'in-
térêt, Domenico Tehaldi de Bologne représenta le palais ducal
de Ferrare, d'après un dessin de l'architecte Alghisi. On lit, en
effet, sur un cartel : ^ Galassi Alghisi Carpens. apud Alphon-
suin II Ferrariae duceni architecti opus , Doniinicus Thehal-
dus Bononiensis graphice in aère lahoravit anno 156(>. » A la
seconde moitié du seizième siècle appartiennent également
Gaspare Ruina, né à Modène, qui grava surtout des sujets
mythologiques et allégoriques, et le Parisien Etienne Dupérac,
qui , protégé par le cardinal Hippolyte II et par le cardinal Louis
d'Esté, séjourna dans leur villa de Tivoli. Il prit le palais et
les jardins de cette villa pour sujet de plusieurs planches cju'il
dédia à Catherine de Médicis (8 avril 1573). De retour à
(l) Hartscii, Peintre graveur, xvi, 267.
228 L'AllT FEiniAUAIS.
Paris, où il exerça les fonctions d'architecte du Roi, il dëdia à
Marie de Médicis quel([ues autres gravures intitulées : Vues et
perspectives des jardins de Tivoli.
De tous les arts en honneur à la Cour d'Alphonse II, celui
que l'on poussa le plus loin fut la musique (1). Les maîtres
éminents affluèrent autour d'un prince dont la faveur leur
était assurée (2), et la passion de la musique se répandit dans
la société entière. Ce n'était pas seulement pour égayer les
noces des membres de la famille d'Esté ou pour fêter la venue
des princes étrangers, des cardinaux et des ambassadeurs que
des concerts étaient organisés. La musique était le délassement
presque quotidien du duc de Ferrare à la ville et à la cam-
pagne ; elle intervenait et dans les offices religieux et dans la
représentation des comédies ; elle accompagnait ou suivait les
repas un peu solennels. Pendant une maladie du duc, un
artiste romain, Giulio, chanta plusieurs fois dans sa cham-
bre (1592). Quelques pièces du Castello, appelées camere délia
musica, servaient de lieux de réunion aux artistes ; on y avait
installé les archives musicales, comprenant les ouvrages ma-
nuscrits et imprimés des auteurs antérieurs et contemporains,
italiens et étrangers, et l'on y avait réuni une précieuse collec-
tion d'instruments à cordes, à archets, à vent et à trous (3).
Ippolito Fiorino, maître de chapelle d'Alphonse II, et Luzzasco
Luzzaschi (4), organiste ducal, furent les organisateurs des
concerts publics et privés. Frizzi (t. IV, p. 442) cite une
vingtaine de musiciens qui obtinrent une grande vogue. Nous
nous bornerons à en nommer quelques-uns. Alfonso dalla Viola
composa de la musique pour V Orhecche de Cintio Giraldi,
(1) Lui{;i Francesco Valdrighi, Cnppelle, concerti e tnusiche di Casa d'Esté,
dans les Atti e inemovie délie deputazioni di storia patria per le provincie uiode-
nesi e parmensi, sciie 111, vol. II.
(2) Anna, Lucrèce et Éléonore, sœurs du duc, le cardinal Louis, son frère,
et le cardinal Hippolyte II, son oncle, partageaient son goût pour la musique.
(3) Les principaux instruments en usage à cette époque étaient le luth, la
viole, le violon, le trombone, le rebec, le cornet tlroit et le cornet tortu, la flûte,
la lyre, la harpe, le clavecin et l'orgue.
(4) Luzzasco, en 1580, fut récompensé de ses services par le don d'une maison
à Voghenza.
LIVRE PREMIER. 229
pour lo Sfortunalo d'Agostino Argenti, ^omyV Aretusa d'Alberto
Lollio (1). La musique intercalée dans la représentation
(VÉglé, pièce également due à Cintio Giraldi, fut Tœuvre
d'Antonio dal Cornelto. G. Alexandre de Milleville, fils du Fran-
çais Jean, surnommé Jean de Ferrare, avait été donné comme
maître par la duchesse Renée aux petites princesses Anna,
Lucrèce et Éléonore. Il composa plusieurs livres de chant.
Son fils, nommé François, fut aussi un musicien distingué.
Alexandre de Milleville était déjà connu en 1544; on le re-
trouve jusqu'en 1573. Le Flamand Giaches de Wert^ tout en
étant au service du duc de Mantoue, vint fréquemment à Fer-
rare, où son talent excita l'admiration. Il était à la fois virtuose
et compositeur ; il a laissé de la musique de chambre et un
grand nombre de madrigaux, dont le premier livre fut im-
primé à Venise en 1558. Il vivait encore le 10 septembre 1591.
Dans les concerts de la cour, les dilettanti ferrarais et les
plus nobles dames ne craignaient pas de prêter leur concours
aux artistes de profession. Les répétitions avaient lieu en pré-
sence du duc, dont on écoutait les avis avec déférence. De
1583 à 1589, Tarquinia Molza donna l'impulsion à toutes les
bonnes volontés et dirigea les chœurs auxquels prenaient
part les femmes des gentilshommes. Elle était de Modène.
La théologie et la philosophie ne lui étaient pas moins fami-
lières que la science et la pratique de la musique ; elle tra-
duisit des ouvrages grecs et latins, écrivit en langue vul-
gaire sur des sujets très variés et cultiva la poésie. L'Em-
pereur essaya de l'attirer auprès de lui, mais elle préféra en-
trer au service de la duchesse de Ferrare comme dame
d'honneur, avec une pension mensuelle de cinquante-deux
/?Ve. Quand elle chantait en s'accompagnant de la viole, du
luth ou de la harpe, elle exerçait une véritable séduction : on
la surnomma VUni'ca. Elle n'était cependant pas seule à char-
mer les amateurs délicats; Anna Guan'na n'avait guère moins
(1) jNous aurons occasion de parler encore d'Altonso dalla Viola à propos des
Banchelli de Messisl»U{;o, dans le chapitre consacré aux l>',rcs ornés de {;ravurcs
sur hois.
230 I/AT.T FEURAHAIS.
de rcputation. Ces deux femmes chantaient h première vue les
morceaux les plus difficiles. La passion pour la musique établit
entre Tarquinia Molza et Giaches de Wert une amitié qui
devint bientôt de Tamour, quoique Tarquinia fût dans la matu-
rité deTàge. En dépit des précautions prises, ses sentiments
ne restèrent pas longtemps ignorés de son entourage, et une
correspondance compromettante fut mise sous les yeux du
duc, qui exigea que Tarquinia prît un prétexte pour quitter
Ferrare. Elle se retira à Modène chez sa mère, rompit toute
relation avec Giaches de Wert et se consola par ses études
favorites. La cittadùuuiza romana lui fut accordée en 1600,
et elle mourut, le 8 août 1617, à soixante-quinze ans (l).
Pour les grands concerts, Alphonse II fit aussi appel aux
religieux qui excellaient à chanter. Afin que ceux-ci n'attris-
tassent point par leurs grossiers vêtements de laine les bril-
lantes réunions auxquelles il les conviait, il leur faisait mettre
par-dessus leur tunique des manteaux de drap noir, dont le
cardinal Gambara obtint en 1582 la suppression.
Le goût de la musique se répandit jusque dans les monas-
tères des religieuses de Sant' Antonio, de San Silvestro et de
San Vito. Non seulement les religieuses s'exerçaient à chanter,
mais les instruments à cordes, à archets et à vent ne leur
étaient pas étrangers. La musique qu'elles faisaient leur atti-
rait des auditeurs nombreux et distingués, et leur renommée
avait dépassé les murs de Ferrare (2). Après son mariage avec
Philippe III, roi d'Espagne, mariage célébré à Ferrare par le
pape Clément YIII, Marguerite d'Autriche visita avec sa mère
et son oncle l'église de Santa Maria in Yado, puis se rendit
chez les religieuses de San Vito, qui firent de la musique en sa
présence et reçurent d'elle deux cents ducats comme témoi-
gnage du plaisir qu'elle avait eu à les entendre (1508) (3).
(1) Amilcare Ramazzini, Les musiciens jlainands a la coiw de Ferrare, clans
VArchivio storico lombardo du 31 mars 1879.
(2) Voyez Larousse, Dictionnaire universel, du A'' au XIV siècle, p. 733.
(Instruments de musique.)
(3) Fnizzi, Mcm. per la storia di Ferrara, t. V, p. 34.
LIVRE PREMIER. 231
Alphonse II fut le dernier des princes d'Esté qui aient
régné h Ferrare. N'ayant point d'enfants, il essaya d'assurer le
trône, nous l'avons déjà dit, à son cousin César, qui était fds
d'un bâtard d'Alphonse I" et qui avait épousé en 1586 Virginie
de Médicis, sœur de François, grand-duc de Toscane. Dès
1590, il entra en négociations avec le Saint-Siège afin de le
faire reconnaître comme son successeur. Grégoire XIV se
montra favorable à ses desseins, mais la mort de ce pape en
empêcha la réalisation. Innocent IX et Clément VIII ne lui
laissèrent aucune espéi'ance. Il fit cependant un testament en
faveur de César (1595)n, et, étant tombé gravement malade en
1507, il convoqua auprès de lui les principaux citoyens, leur
donna lecture de ce testament et leur recommanda l'héritier
qu'il s'était choisi. Il mourut le 27 octobre. César d'Esté fut
proclamé duc de Ferrare ; mais, menacé d'une guerre dans
laquelle il vit qu'il ne serait soutenu par aucun prince, il se
résigna à abandonner les États qui relevaient du Saint-Siège,
en obtenant de garder Modène et Reggio, dont l'empereur
Rodolphe II lui conféra l'investiture. La négociatrice de ces
conventions fut Lucrèce, duchesse d'Urbin, l'ancienne pro-
tectrice du Tasse. A la fin de janvier 1598, le cardinal légat
Pietro Aldobrandini prit possession de Ferrare au nom du Sou-
verain Pontife, et le 8 mai Clément VIII (Ippolito Aldobran-
dini) y fit son entrée. Il y resta six mois et demi (1), qu'il con-
(1) Les Ferrarais eurent plus d'une fois l'occasion d'assister alors à de curieuses
cérémonies. Le jour de la Fête-Dieu, malgré une pluie torrentielle, le Pape,
accompagné de toute la cour romaine, porta pieds nus le Saint Sacrement dans
les rues de la ville. Un autre jour, après une messe célébrée en l'honneur de la
paix rétal)lie entre la France et l'Espagne grâce à l'intervention du Saint-Siège,
Clément VIII, assis sur la sedia /jestatoria, prit part à une procession non moins
solennelle. Les fêtes profanes ne manquèrent pas non plus lors des mariages de
Philippe III, roi d'Espagne, avec Marguerite d'Autriche, et de l'archiduc Albert
d'Autriche avec Isabelle, fille du roi d'Espagne Philippe II, mariages célébrés par
le Pape lui-même : des mascarades parcoururent les rues; un bal fut donné dans
le CaslcUo; des courses de barques, dont les femmes de Comacchio étaient les
héroïnes, eurent lieu sur un canal, et les élèves des Jésuites représentèrent en
langue latine l'histoire de Judith et d'IIolopherne. Fnizzi, ISÏem. per la sloria di
Ferrara, t. V, p. 34-35. — A. lÎEUToi.OTTi, Ârlisti bolof/iiesi, ferraresi ed alciini
altri nel gia stcito pontijicio in Borna ; 1885, p. 67.
232 L'ART FERIIARAIS.
sacra à Torganisation du nouveau gouvernement, et en 1599,
afin de s'assurer à tout jamais l'obéissance des Ferrarais,
il fit élever à l'angle de la ville, entre le midi et l'ouest, une
forteresse pour la construction de laquelle l'architecte Pom-
peo Targone sacrifia deux faubourgs, le Castel Tedaldo, plu-
sieurs églises, quelques palais, un hôpital et la villa du Bel-
védère. Cette forteresse ne fut détruite qu'en 1805.
CHAPITRE II
DÉTAILS SUR LES SAINTS LE PLUS SOUVENT REPRÉSEiSTÉS
PAR LES ARTISTES FERRARAIS
Entre les croyances des peuples et les productions de l'art
il y a toujours eu une étroite connexion. Les artistes sont les
interprètes des sentiments de la foule ; ils s'inspirent des mêmes
convictions et des mêmes enthousiasmes; satisfaire la piété
générale était jadis le but principal de leurs efforts. Avant
d'étudier les œuvres des sculpteurs, des peintres, des graveurs,
il est donc nécessaire de jeter un coup d'œil sur l'état des
esprits à Ferrare au point de vue religieux, et de retracer
brièvement les actes des saints dont les princes et leurs sujets
se plurent à voir représenter l'image dans les statues, les bas-
reliefs, les tableaux, les tapisseries et les livres.
SAINT GEORGES.
Dès le commencement du quatrième siècle, la province de
l'Emilie adopta le christianisme, qui avait été introduit à
Ravenne en 46 par saint Apollinaire, disciple de saint Pierre.
Le premier saint en faveur auprès des habitants de l'ancienne
Ferrare fut saint Georges. Rien n'est plus naturel, si l'on réflé-
chit à l'influence des Grecs de Constantinople dans cette con-
234 I/AUT FEU II AU AÏS.
trée, quand Narsè? eut substitué h la domination des Ostrogoths
la domination de Justinien (553), celui de tous les empereurs
qui mit le plus de passion à propaf^^er le culte du héros chré-
tien de la Cappadoce. Sans s'attarder aux suppositions d'après
lesquelles il y aurait eu, vers la fin du sixième siècle , une
église dédiée à saint Georges (1), on peut affirmer qu'en 928 la
cathédrale primitive de Ferrare portait le nom de Saint-
Georges (2), et que, par conséquent, saint Georges était depuis
un certain temps déjà le patron de la ville. Cette église, dont
le titre n'a pas changé, mais qui a maintenant une physiono-
mie toute moderne, est située entre les deux branches que le
Pô forme auprès de Ferrare, entre le Pô di Yolano et le Pô
di Primaro. Elle cessa d'être la cathédrale lorsque la cité eut
pris une grande extension sur la rive gauche du fleuve, et que
Guglielmo II Adelardi et Guglielmo III eurent fait construire,
à la fin du douzième siècle, la cathédrale actuelle, également
dédiée à saint Georges.
Pendant tout le cours de l'histoire de Ferrare, la vénération
pour ce glorieux martyr éclate hautement (3). Dans les actes
par lesquels les Ferrarais se soumirent h la souveraineté d'Az-
zolino d'Esté (1208) et du marquis Obizzo (1264), saint Georges
est pris à témoin, après la Trinité et la sainte Vierge. Le statut-
de 1268 imposa à chaque corporation et à chaque citoyen qui
possédait des biens valant au moins cent lire impériales l'obli-
gation d'offrir un cierge à l'autel de Saint-Georges la veille de
la fête du saint. Le souvenir de saint Georges s'associa même
aux réjouissances publiques : dès 1279, le jour de sa fête,
c'est-à-dire le 23 avril (4), toute la population assistait à ces
courses de chevaux qui devinrent le spectacle favori des grands
(1) Luigi Ughi, // culto di San Giorgio pressa i Ferraresi. Fcrrara, 1811.
(2) Suivant Jacopo A{;nelli, elle aurait été ronsacrée en 658, alors que le
trône de saint Pierre était occupé par Vitaliano. [Notizie istoriche del f/ran mar-
tire San Giorgio, p. 69. Ferrara, 1751.)
(3) Frizzi, Memorie per la storia di Ferrara, t. I, p. 226.
(4) C'est le 23 avril que tombe la fête de saint Georges, mais les Ferrarais
obtinrent, on ne sait pour quel motif, l'autoiisation de la célébrer le lendemain.
Cet usajje était déjà en vigueur en 1462.
I,IVRE PREMIER. 235
et des petits (1). L'image de saint Georges est celle qui appa-
raît le plus souvent : on la trouve sur les sceaux publics (2),
sur les autels de la cathédrale, dans les miniatures, apparte-
nant à la seconde moitié du quinzième siècle, qui ornent les
missels de cette église, sur certaines monnaies exécutées vers
la même époque et dans le frontispice des statuts de 1567.
Elle figure aussi parmi les ornements du tombeau de Lorenzo
Roverella. Nombre de peintres l'introduisirent dans leurs
tableaux, notamment Viltoî'e Pisano, Gelasio délia Masnada (3),
Garofalo et Dosso. La collection formée par les ducs de Fer-
rare comprenait également un Saùit Georges dû à Sodouia,
comme le prouve une lettre de ce peintre à Alphonse I" (3 mai
1518). Enfin, le poète Lilio Gregorio Giraldi (1479-1552) com-
posa un hymne en l'honneur du glorieux protecteur de sa ville
natale.
Souvent désolée par la peste, la disette et les tremblements
de terre, la ville de Ferrare implorait dans ces temps de cala-
mité l'intercession de saint Georges, et les reliques du saint
étaient portées solennellement en procession à travers les rues.
Ces reliques se composent d'un os du bras, d'une partie du
crâne et d un fragment d'étendard militaire. On a prétendu
que l'os du bras de saint Georges, qui est renfermé dans un
bras d'argent, ciselé, émaillé et doré en 1388 sous l'épiscopat
de Tomraaso Marcapesci (4), fut apporté de Palestine par le
comte Robert de Flandre, et que celui-ci le donna à la com-
tesse Mathilde, laquelle l'offrit à la cathédrale de Ferrare en
1 110; mais cette assertion ne peut se soutenir. Guillaume de
Tyr ne rapporte pas que Robert de Flandre soit allé au delà de
(1) C'est pendant la fètc de saint (Teoijjos que, en 1475, Jérôme Savonarolc
quitta Ferrare à l'insu de ses parents pour aller prendre à Holojjnc l'habit de
Saint-Donnnirpie.
(2) Le sceau pulilie que Bcltraniino l'allavicino, évècjue de Pologne, remit à
Ohizzo en 1344 de la part du Pape, quand Clément VI accorda à ce prince un
renouvellement d'investiture, poitait l'image de saint Georges à cheval.
(3) Barl'ffaldi, Vite, etc., t. I, p. 6. — Fiuzzi, Memorie per la storia di Fer-
rara, t. III, p. 165.
(4) Voyez les pages consacrées à l'orfèvreiie (liv. III, cli. iii\
236 T/ART FEREARAIS.
TEuplirate; Robert revint en 1 105 et n'aborda pas en Italie (1).
Les deux autres objets, conservés primitivement à Rome dans
l'église de San Giorgio in Velabro , furent obtenus de Clé-
ment VIII en inOO par Fontana, évêque de Ferrare. C'est un
buste d'argent qui contient le crâne de saint Georges. Les
reliques que nous venons de mentionner sont exposées chaque
année pendant neuf jours, à partir du 24 avril, dans des vi-
trines disposées autour du chœur.
Quelques détails sur la vie et la légende de saint Georges
nous semblent bons à rappeler (2). Il naquit en Cappadoce de
parents nobles et riches attachés à la religion chrétienne.
Tout jeune, il perdit son père, qui périt sous les armes; puis il
accompagna sa mère en Palestine où elle était née et où elle
possédait des biens considérables. Il embrassa de bonne heure
la même carrière que son père, et il était déjà tribun militaire
quand sa mère mourut. Il se rendit alors à Nicomédie , en
Bithynie. Dioclétien, qui se trouvait à Nicomédie, eut l'occa-
sion d'apprécier à la fois sa valeur et sa sagesse , fonda sur lui
les plus grandes espérances et le nomma maître de camp.
Georges n'avait guère que vingt ans ; il était remarquablement
beau. Le plus brillant avenir paraissait lui être réservé. Sur
ces entrefaites, l'Empereur, à l'instigation du féroce Galère,
préluda aux persécutions acharnées contre les chrétiens par
des mesures odieuses qui trahissaient ses intentions. Voyant
aussitôt qu'il fallait choisir entre sa fortune mondaine et sa
fidélité à Dieu, Georges n'hésita pas un instant et se regarda
comme une des futures victimes de Dioclétien. Afin de se pré-
parer à tous les détachements, il vendit ses biens, en distribua
le prix aux pauvres et donna la liberté à ses esclaves. L'occa-
sion d'affirmer ses croyances ne tarda pas à lui être offerte.
Avant de lancer son édit de persécution, l'Empereur voulut
prendre l'avis des principaux fonctionnaires de la province et
(1) RoLLANDiSTES, Acta saiictorum, édition Palmé, t. XV, p. 153-160.
(2) Voyez, outre les biojjraphies d'U{;hi et d'Agnelli que nous avons men-
tionnées, celles qu'ont publiées à Ferrare Anseluiini (1692) et Agostino Pcruzzi
(1841), ainsi que la Vie des saints, par Ribadeneira, t. IV, p. 337
LIVRE P REMI EU. 237
des hauts dignitaires de 1 armée, au nombre desquels était le
jeune maître de camp. A peine Georges eut-il entendu les
accusations formulées contre les chrétiens qu'il se leva pour
en relever l'injustice, et que, proclamant sa foi, il démontra
la fausseté du paganisme. Cette liberté de langage amena
l'incarcération de celui qui se l'était permise, et Dioclétien,
dans l'espoir d'une rétractation, ordonna qu'on eût recours
aux tourments les plus raffinés. Sur le corps du jeune confes-
seur étendu à terre, on roula une énorme pierre qui devait
pour ainsi dire le broyer, et sous le poids de laquelle il passa
toute une nuit. Quelle ne fut pas la surprise des bourreaux
lorsque, au point du jour, ils le trouvèrent vivant, dispos et
louant Dieu qui l'avait miraculeusement secouru ! Dioclétien
essaya alors d'arriver à ses fins, d'abord en témoignant à saint
Georges une fausse tendresse et en lui promettant tout ce qui
eût pu tenter une àme moins haute, puis en le menaçant des
plus terribles épreuves. Tout fut inutile. A l'exaspération du
souverain correspondit un nouveau supplice. Une roue armée
de crocs et de pointes tranchantes comme des lames de rasoir
déchira le corps du patient, mais une voix céleste fit entendre
ces mots : « Georges, ne crains rien, je suis avec toi. ^ Presque
en même temps, un jeune homme vêtu de blanc et dont le
visage rayonnait s'approcha, détacha de la roue l'héroïque
martyr, qui était presque évanoui, et l'embrassa; sur-le-champ
les blessures se cicatrisèrent. L'intrépidité de saint (^eorges et
la protection divine dont il avait été l'objet provoquèrent
l'éclatante conversion des préteurs Anatolius et Protolus, qui
furent bientôt décapités, et la conversion secrète d'Alessandra,
seconde femme de Dioclétien. La rage de l'Empereur n'était
cependant pas encore assouvie. Saint Georges fut plongé dans
de la chaux vive. Quand on l'en tira au bout de trois jours, on
constata que son corps n'en avait pas reçu la moindre atteinte.
On le fit ensuite courir avec des brodequins garnis intérieure-
ment de pointes rougies au feu, et on le flagella cruellement.
Ne comprenant pas que tant de souffrances n'eussent pas mis
fin à sa vie, Dioclétien crut à quelque sortilège et s'imagina
238 L'ART F E II II A 15 Al S.
d'opposer les artifices aux artifices. A son instigation, le magi-
cien Atanagio fit boire à Georges deux breuvages qui devaient
troubler sa raison et torturer ses entrailles; mais un signe de
croix les avait rendus inoffensifs. « Pourquoi vous étonner?
s'écria saint Georges. Jésus-Christ n'a-t-il pas promis à ceux
qui croiraient en lui le don des miracles, et jusqu'à la puis-
sance de ressusciter les morts? » On voulut le prendre au mot
et on lui demanda de confirmer les paroles de son Dieu en
rendant la vie à un mort enseveli depuis quelques jours, ce
qu'il fit à la stupéfaction de tous. L'homme ressuscité et Ata-
nagio se jetèrent aux pieds de saint Georges et se convertirent
à leur tour au christianisme, conduite qui porta au comble la
fureur de l'Empereur, sur l'ordre duquel on leur trancha la
tête. La cruauté de Dioclétien n'empêcha pas la foule de ma-
nifester sa vénération pour le héros chrétien qui trouvait la
joie dans les tourments. C'était à qui le visiterait dans sa pri-
son. Tantôt on venait l'implorer pour la guérison de quelque
maladie; tantôt on sollicitait de lui le baptême, quitte à payer
de la vie ce bienfait. On eût dit que chaque goutte de sang
versée par saint Georges eût engendré de nouveaux fidèles.
Dioclétien résolut d'en finir avec l'homme qui le bravait. 11 fit
ériger un tribunal sur la grande place de Nicomédie auprès du
temple d'Apollon, et quand saint Georges fut en sa présence,
il le somma pour la dernière fois de sacrifier aux dieux, lui
promettant à ce prix son pardon. Saint Georges consentit à se
rendre dans le temple, et l'Empereur, qui se flattait d'avoir
dompté ce mâle courage,' convoqua tout le peuple à ce nouveau
spectacle. Mais ses illusions durèrent peu. Devant la statue
d'xVpollon, saint Georges prononça ces paroles en faisant le
signe de la croix : « Dois-je t'offrir un sacrifice comme à Dieu?
— Je ne suis pas Dieu, répondit une voix à l'intérieur de la
statue ; il n'y a qu'un seul Dieu, celui que tu prêches. — Com-
ment, répliqua le saint, oses-tu demeurer ici en ma présence,
puisque je connais et adore le vrai Dieu? » A ces mots, on
entendit des gémissements sortir de toutes les idoles , qui
s'écroulèrent à la fois. Les prêtres des faux dieux crièrent ven-
LIVllE PIIEMIEU. 239
geance, et Dioclétien écouta d'autant plus volontiers leurs sug-
gestions, que, sous ses yeux, l'Impératrice vint se jeter aux
pieds du saint enchaîné et se proclama chrétienne. Il ordonna
de conduire hors de la ville saint Georges et Alessandra, et de
leur trancher la tête; mais, pendant que les deux condamnés
marchaient joyeux au supplice, 1 Impératrice sentit tout à
coup ses forces l'abandonner ; elle obtint de s'asseoir un instant,
fit une dernière prière et s'éteignit sans souffrance. Quanta
saint Georges, qu'accompagnaient en foule les fidèles avides
de sacrifier aussi leur vie à leur foi, il fut décapité après avoir
rendu grâces à Dieu et prié pour ses bourreaux, le vendredi
saint, c'est-à-dire le 23 avril de l'année 303.
Pasicrate, son dévoué serviteur, qui l'avait sans cesse A'isité
en prison et qui avait reçu, avec les confidences de ses joies
intimes, ses suprêmes instructions, lui donna la sépulture.
Mieux informé que personne, il écrivit en grec la biographie
de son maître.
A la gloire réservée dans le ciel au soldat martyr devait
promptement succéder pour lui la gloire terrestre. Son culte,
établi d'abord en Orient, allait se propager en Occident.
L'Eglise l'invoqua contre les ennemis de la foi, tandis que les
princes mettaient sous son patronage des ordres militaires. Il
fut regardé comme le chevalier chrétien par excellence, et
c'est en effet sous les dehors d'un chevalier secourant une
jeune fille sur le point d'être dévorée par un dragon que les
artistes Font représenté le plus souvent. Cet usage remonte
très haut (1). Ceux qui l'ont établi n'entendaient nullement
retracer un fait véritable, ni même une légende, mais traiter
un sujet allégorique et personnifier, suivant la coutume des
Grecs, une province par une femme. Ici, saint Georges sauve
la Cappadoce en portant un coup mortel à l'idolâtrie (2).
Ce sont probablement les monuments figurés qui donnèrent
lieu à la formation de la légende d'après laquelle saint Georges
(1) Constantin avait fait suspendre dans le vestibule de son palais un tableau
où l'on voyait le Peiséc cliréticii iléfenduiit une prineevsse contre un monstre.
(2/ Voyez Les cca-acleristif/ucs des saints, par le I*. Gaiiieii.
240 L'AUT FERUAllAIS.
aurait arraché à la mort la fille d'un roi menacée par un dra-
gon. Voici comment l'expose Jacques de Voragine (1) :
Cl Georges vint dans la ville qu'on appelle Silène (et que
d'autres nomment Bérite ou Lasia), près de laquelle était un
étang où habitait un monstre qui maintes fois avait fait reculer
le peuple armé venu pour le détruire ; il s'approchait même
jusqu'aux murs de la cité, et de son souffle tuait tout ce qu'il
trouvait. Pour éviter de semblables visites, on lui donnait tous
les jours deux brebis afin d'apaiser sa voracité. Si l'on y man-
quait, il assaillait tellement les murs de la ville , que son
souffle empoisonné infectait l'air, et que beaucoup d'habitants
en mouraient. On lui fournit tant de brebis qu'elles devinrent
très rares, et qu'on ne pouvait plus s'en procurer autant qu'il
en fallait ; alors les citoyens tinrent conseil, et il fut décidé
qu'on livrerait chaque jour un homme et une bête ; si bien
qu'à la fin on donna les enfants, filles ou garçons, et personne
ne fut épargné. Un jour, le sort désigna la fille du roi comme
victime. Le monarque épouvanté offrit en échange son or,
son argent et la moitié de son royaume, pour qu'on épargnât à
sa fille ce genre de mort si cruel. Mais le peuple s'échauffa et
s'écria que, puisque ledit promulgué par le roi avait détruit
tous les enfants, la propre fille du monarque ne devait point
faire exception. On menaça le prince, en cas de refus, de le brû-
ler, lui et son palais. Dans son désespoir, le roi, s'adressant au
peuple, sollicita et obtint un délai de huit jours. Au bout de ce
temps, le peuple revint au palais et dit : « Pourquoi perds-tu
« ton peuple pour ta fille? Nous mourons tous par le souffle de
« ce monstre. » Le roi vit bien qu'il devait se résoudre au sacri-
fice. Il fit couvrir sa fille de vêtements royaux, l'embrassa,...
lui donna sa bénédiction en gémissant et la serra tendrement
dans ses bras ; puis elle s'en alla vers le lac. Georges, qui pas-
sait parla, vit qu'elle pleurait et lui demanda ce qu'elle avait;
elle lui répondit : « Bon jeune homme, monte bien vite à che-
« val, et hâte-toi de fuir, afin que tu ne périsses pas avec
(1) Jacques de Vorafjine, auteur de la Légende dorée, ht partie de l'Ordre de
Saint-Dominique et devint évèque de Gênes. Né vers 1230, il mourut en 1298.
LIVRE PREMIER. 241
(c moi. " Et Georges lui dit : « Ne crains rien, et fais-moi
« savoir ce que tu attends ici, et pourquoi tout ce peuple nous
« regarde. » Et elle répliqua : « Je vois que tu as un cœur
« noble et grand : mais hâte-toi de partir. « Georges reprit :
« Je ne m'éloignerai qu'après avoir appris ce que tu as. »
Lorsqu'elle l'eut instruit de tout, Georges ajouta : « Ne crains
« pas, je t'aiderai au nom de Jésus-Christ. — Brave che-
« valier, reprit-elle, ne cherche point à mourir avec moi ; il
« suffit que seule je périsse, car tu ne pourras ni m'aider ni
« me délivrer, et tu succomberas avec moi. » Dans ce moment,
le monstre sortit de l'eau. Alors la vierge dit en tremblant :
« Euis au plus vite, chevalier. " Pour toute réponse, Georges
monta sur son cheval, fit le signe de la croix, s'avança au-
devant du monstre en se recommandant à Jésus-Christ, et le
chargea intrépidement. Il brandit sa lance avec une telle force
qu'il le traversa et le jeta par terre. Alors, s'adressant à la fille
du roi, il lui dit de passer sa ceinture autour du cou du
monstre, et de ne le redouter en rien. Quand ce fut fait, le
monstre la suivit comme le chien le plus doux. Lorsqu'ils
l'eurent conduit dans la ville, le peuple s'enfuit sur les mon-
tagnes et sur les coUines, en s'écriant que tout le monde allait
périr. Mais Georges le retint en l'exhortant à ne rien craindre,
car il avait été envoyé par le Seigneur pour rendre au pays la
sécurité. Et il ajouta : u Croyez seulement en Dieu ; que cha-
" cun de vous soit baptisé, et je tuerai le dragon. » Alors le
roi et ses sujets furent baptisés ; ensuite Georges tira son glaive
et abattit la tête du monstre ; selon ses ordres, quatre paires
de bœufs le transportèrent hors de la ville (1). »
(1) La Légende dorée, t. II, p. 75, traduction par M. G. B. Paris, 1854, chez
Delahays. — Voyez é^jaleinent le récit de Teodoro Ansclmini, p. il-:}7.
16
L'A HT FEUr.AUAIS.
II
SAINT MAURELIUS(l),
Saint Maurelius n'est pas moins vénéré que saint Georges
par les Ferrarais, qui le regardent aussi comme un de leurs
plus puissants protecteurs. Ce n'est pas l'histoire qu'il faut
interroger sur sa vie, car les sources d'informations certaines
font défaut. La légende seule fournit des renseignements sur
son compte. Mais comme c'est elle qui a inspiré les artistes,
il n'est pas sans intérêt de connaître les épisodes qu'elle con-
tient.
Maurelius, fils du i^oi de Mésopotamie Théobald, naquit à
Edesse (aujourd'hui Orfa). Quoique son père fût païen, il
adopta de très bonne heure, sous l'influence de la lecture des
Évangiles, la doctrine de Jésus-Christ, qu'il inculqua, sans
rencontrer d'opposition, à ses deux frères Hippolyte etRivallo,
beaucoup plus jeunes que lui. Très appliqué à la culture des
lettres, h l'étude des lois et à la science du gouvernement, il
fut, vers sa dix-huitième année, en état d'être associé à l'exer-
cice du pouvoir : on le chérissait pour sa justice autant que
pour la facilité de son abord. Cependant, le désir de se consa-
crer uniquement au service de Dieu l'emporta bientôt sur
toutes ses autres préoccupations; mieux valait, pensait-il,
'> être un petit citoyen dans le ciel qu'un grand roi dans ce
monde » . Il finit par déclarer à son père sa résolution. Toute-
fois, le violent chagrin de Théobald et les pressantes sollicita-
(I) Lerjfjcndario e vila et iniracoli de sancto Maurelio episc. e pati-ono de Fer-
rara, stamp. in Ferr. pcr Lorenzo de' Rossi da Valenza, 1489, in-i". — Spccchio
d humilta clie contiene la vita di S. Maurelio vescovo et lumtire, protettorc et
difensore délia citta di Ferrara, srvhlo in dialujjo dal F. Don Mithelangclo
(Boiiavcri; : stanip. in Ferrara 1597 per Vittorio Haldini e ncl 16S5 per Alphonse
Marcsli, in-4\ — Fnizzi, Memorie per la r.toiln di Ferrara, t. I, p. 230-233.
LIVRE PREMIER. 2V3
tions des.grands le décidèrent à ne l'exécuter qu'après la mort
du roi, mort qui eut lieu, du reste, peu de jours après. Devenu
maître de lui-même, Maurelius eût pu réaliser sur-le-champ le
projet qui lui tenait tant au cœur ; mais l'état des affaires lui
fit un devoir de continuer à les conduire durant trois ans.
Pendant qu'il régnait encore, il construisit en l'honneur de la
sainte Yiei-ge une église, où furent déposés plus tard le corps
de saint Thomas, rapporté des Indes, et ses propres dépouilles.
Enfin, il prit pour successeur Hippolyte, celui de ses frères qui
lui semblait le plus digne de gouverner, et il abandonna son
royaume.
Il se rendit à Smyrne, auprès de l'évéque Théophile, dont il
gagna le cœur par son humilité, sa bonté intelligente et sa .
ferveur, et qui, au bout d'un certain temps, lui conféra la
dignité de prêtre. Sur ces entrefaites, un hérésiarque du nom
de Severino, invoquant ce passage d'un psaume : « Minuisti eum
paulo minus ab angelis " , nia que le Christ fût fils de Dieu et
gagna de nombreux prosélytes. Invité par l'évéque à une dis-
cussion en présence du peuple, il s'y refusa. Théophile eut
alors la pensée d'envoyer à Rome Maurelius pour demander
au Pape des conseils sur la conduite à tenir. L'ancien roi de
Mésopotamie était à peine parti que Severino s'introduisit dans
la cathédrale, où il avait convoqué ses sectateurs, et monta en
chaire afin de conquérir de nouveaux adeptes. Le châtiment
de sa témérité ne se fit pas attendre : une flèche de feu tomba
sur lui et le réduisit en cendres.
Cette punition céleste fut annoncée par un ange à Maurelius
pendant son voyage. Il ordonna aussitôt au pilote de le rame-
ner à Smyrne, mais une tempête poussa le navire dans le port
d'Ostie. Il se trouvait trop près de Rome pour ne pas avoir le
désir de vénérer les reliques de saint Pierre et de demander
au Pape sa bénédiction, et il se décida à s'acheminer vers la
capitale du monde chrétien avec plusieurs de ses compagnons.
Au même moment, une députation des Ferrarais sollicitait du
Souverain Pontife, Jean lY, la nomination d'un évêque à la
place de celui que la mort leur avait enlevé récemment.
244 L'ART FEHRAllAIS.
Jean IV leur promit sa réponse pour le lendemain. Dans la
nuit qui précéda cette seconde audience, saint Georges, pro-
tecteur de Ferrare, apparut au Pape, lui annonça l'arrivée de
Maurelius et lui notifia que Dieu le voulait donner pour
évêque aux Ferrarais. Dès l'aurore, Jean IV envoya quelques
personnes de son entourage à la rencontre de Maurelius, l'ac-
cueillit avec joie, l'embrassa, lui raconta les desseins de Dieu
sur lui, et le désigna aux envoyés de Ferrare comme leur pas-
teur. Le 20 avril 638, il lui conféra la consécration ëpiscopale
et ne le laissa pas partir sans l'avoir comblé de présents. En
même temps, les compagnons de voyage de Maurelius repri-
rent la route de Smyrne et se chargèrent de rapporter à Théo-
phile ce qui venait de se passer.
L'arrivée de Maurelius à Ferrare fut célébrée par des trans-
ports de joie, et cette joie se changea en actions de grâces
quand, à la fin de la première messe célébrée par le nouvel
évêque, on vit une main tenant au-dessus de sa tète une cou-
ronne de rayons , tandis qu'une voix céleste prononçait ces
mots : " Pour avoir quitté le royaume de ton père et méprisé
les richesses terrestres, je te comblerai de gloire parmi les
anges, je serai le protecteur du lieu où tu reposeras et j'exau-
cerai les fidèles qui viendront prier sur ton tombeau. »
Au bout de huit années. Dieu révéla à Maurelius pendant
son sommeil que de cruelles épreuves lui étaient réservées, et
le saint évêque y acquiesça. Peu après, arrivèrent quelques-
uns de ses compatriotes, envoyés par les grands de son ancien
royaume. Ils lui apprirent que Rivallo avait fait assassiner
Hippolyte pour s'emparer du trône et prétendait anéantir
autour de lui le christianisme. La présence de Maurelius en
Mésopotamie semblait être seule capable de remédier à ce
triste état de choses, et l'on implorait son retour avec instance.
Il céda, non sans avoir demandé à la prière une inspiration
surnaturelle, puis exposa la situation au peuple de Ferrare,
promettant de revenir le plus tôt possible.
C'était le martyre qui l'attendait dans sa patrie. Rivallo, en
effet, s'exaspéra des remontrances de son frère, le fit jeter en
LIVRE PREMIER. 245
prison, tâclia en vain de lui arracher une abjuration par de
cruels tourments, et ordonna ensuite de le décapiter en secret,
dans la crainte d'exciter une révolte parmi ses sujets (7 mai
694). En même temps, il annonça en public que Maurelius
était reparti pour l'Italie. Dès qu'il eut proféré ce mensonge,
il devint possédé du démon , confessa son crime au milieu
de son délire et succomba en deux heures à d'atroces souf-
frances.
Le corps du martyr, retrouvé bientôt, fut placé dans la
principale église d'Édesse. Il y resta jusqu'en 1106. A cette
époque, Maurelius se montra en songe à l'empereur Henri IV,
qui revenait d'Arménie, lui révéla que les infidèles allaient
s'emparer de la Mésopotamie et lui demanda de transporter
ses restes dans son église épiscopale, dédiée à saint Georges.
Henri s'acquitta de cette mission, et c'est ainsi que Maurelius,
fidèle à sa promesse, reparut chez les Ferrarais, très affligés de
sa mort, mais fiers du moins de posséder ses bienfaisantes
reliques.
La vertu de ces reliques se manifesta dès leur entrée à Fer-
rare. Pendant que la foule se pressait sur le pont, un enfant
tomba dans le fleuve sans qu'on pût retrouver son corps. Mau-
relius ayant été invoqué, on vit, au bout de trois jours, flotter
à la surface de l'eau le corps de l'enfant, on le plaça sur l'autel
qui recouvrait le sépulcre du saint, et peu à peu le jeune noyé
revint à la vie.
Dans la légende que nous venons de résumer, il n'est pas
difficile de relever des erreurs historiques. Nous nous borne-
rons à en signaler trois : — 1° En 638, Ferrare ne possédait
pas d'évêché. Il y en avait un à Vicoabentino (Yicohaventia ou
Voghenza), qui relevait de l'archevêché de Ravenne. Mauro,
archevêque de Ravenne, ayant adopté l'hérésie des Monothé-
lites et s'étant révolté contre le pape Vitalianus, Jean, évêque
de Vicoabentino, fidèle au Saint-Siège, obtint d'Adéodat,
successeur de Vitalianus , l'autorisation de transporter son
évêché à Ferrare, ville qui ne dépendait pas de l'exarque de
Ravenne (640 ou 650), et il eut pour église épiscopale l'église
246 L'A UT FEU 11 A 11 AI S.
de Saint-Georges (1). — 2° Le nom de Théol)aId n'est pas un
nom oriental, c'est un nom lombard. — 3" L'empereur
Henri IV n'alla jamais en Asie. Il se fût d'ailleurs peu soucié
des reliques de saint Maurelius, lui qui se montra si hostile à
la religion catholique.
Puisqu'on ne pouvait avoir sur saint Maurelius des rensei-
gnements positifs, les actes du temps ayant disparu soit au
milieu des bouleversements politiques, soit pendant quelque
incendie, encore fallait-il ne se livrer qu'à des suppositions
vraisemblables. Les nouveaux éditeurs des Acta sayictorum pro-
posent deux récits, où les conjectures ne sont pas du moins en
opposition avec des faits avérés.
Voici le premier récit. Maurelius, prêtre appartenant au
clergé romain sous le pape Jean IV, aura été envoyé à Smyrne
pour s'enquérir, auprès de l'évêque Théophile, de l'hérésie
propagée par Severianus. Revenu à Rome au moment où
Vicohaventia sollicitait la nomination d'un évéque, c'est lui
que le Pape désigna (642). Très attaché à l'autorité du Souve-
rain Pontife, il sollicita et obtint la permission de transférer
son évêché à Ferrare. Mais, au moment d'opérer cette trans-
lation, il fut assassiné par les émissaires de Mauro, archevêque
de Ravenne depuis 6i8, qui s'était mis en révolte ouverte
contre le Saint-Siège. On l'ensevelit dans une église située
non loin du fleuve Idissa, que les écrivains postérieurs confon-
dirent avec Édesse en Mésopotamie. Enfin, l'empereur saint
Henri, en traversant cette région après son couronnement à
Rome (1014), fit transporter le corps de Maurelius dans l'église
ferraraise de Saint-Georges.
D'après le second récit, saint Maurelius naquit vers 630
dans une des villes de la haute Italie, dont son père,Théobald,
était gouverneur, à l'époque de la domination lombarde.
Quoique païen, Théobald permit le culte du christianisme à
ses administrés et même à ses fils. L'aîné, Maurelius, depuis
dix-huit ans jusqu'à vingt-quatre, partagea avec lui les soins
(1) BoLLANDiSTES, Acla suiictorum, édit. Palmé, 1866, t. XV, p. 15:i-160,
LIVRE PREMIER. 247
du gouvernement. Puis, voyant qu'il pouvait être remplacé
par ses frères Hippolyte et Rivallo, il dit adieu au monde et
partit pour la Terre sainte. En revenant, il aborda à Smyrne,
s'attacha à l'évêque de cette ville, appelé peut-être Théophile,
étudia sous sa direction, fut ordonné prêtre par lui et l'aida à
combattre l'hérésie de Severianus. Au bout de quelques an-
nées, il voulut regagner sa patrie; mais, pendant qu'il se diri-
geait vers quelque port lombard de la rive étrusque, une tem-
pête le poussa vers Ostie. Il ne résista pas au désir de visiter
Rome (686). Jean V occupait alors le trône de saint Pierre, et
les Ferrarais venaient de lui demander un évêque. Le choix
du Pape s'arrêta sur Maurelius, qui occupa huit ans l'évêché
de Ferrare. Peu après son intronisation, Théobald mourut.
Hippolyte lui succéda, mais fut bientôt assassiné par Rivallo,
qui, retournant aux superstitions païennes de ses pères, se
montra fort hostile au christianisme. A la prière de ses com-
patriotes, Maurelius vint trouver son frère à Interamna (d'où
l'on a fait Mésopotamie, mot qui signifie : entre les fleuves) et
se permit des remontrances peu goûtées du chef barbare.
Rivallo le fit tuer en secret (694), et l'empereur saint Henri
ayant découvert les restes du saint évéque à la suite d'une
révélation de celui-ci, les transporta à Ferrare en 1014.
Quoi qu'on puisse penser de ces divers récits, ce qui est
certain, c'est qu'une tradition constante a représenté saint
Maurelius comme évéque et comme protecteur de Ferrare. De
ce que le nom de saint Maurelius ne figure pas sur la liste des
évéques de Ferrare dressée par les érudits, il ne s'ensuit pas
que saint Maurelius n'ait pas droit d'y être admis, car cette
liste est critiquable et offre d'ailleurs des lacunes. Quant au
culte de saint Maurelius à Ferrare, il remonte à une époque
très reculée, et il se continua sans interruption. Le 29 mars
1518, un sonneur brisa une cloche dont l'inscription portait
qu'elle avait été faite par ordre d'Adelardi Marchesellaen 1 137,
et qu'elle s'appelait Lucha Maria Maurelia. Les constitutions
de l'archiconfrérie de la Mort, rédigées en 1366, nous appren-
nent que cette confrérie célébrait la fête de saint Maurelius
248 L'ART FERUAllAIS.
dans la principale église dédiée à saint Georges et à saint Mau-
relius, ce qui fait supposer que le culte de ces deux martyrs
était loin d'être nouveau. A l'imitation de la plupart des villes
italiennes qui avaient l'habitude de représenter sur leurs mon-
naies l'effigie de leurs évêques canonisés, qu'elles adoptaient
pour patrons, les princes ferrarais introduisirent l'image de
Maurelius sur les pièces qu'ils firent frapper, bien avant d'y
introduire l'image de saint Georges. Les niarchesini, denarini
et bagattùii exécutés sous^ Nicolas III nous montrent d'un côté
les armes de la ville et l'aigle des Este, de l'autre saint Maure-
lius bénissant. Sur un grosseto de Lionel, saint Maurelius figure
à côté de saint Georges avec cette inscription : «.S. M. E. Ferr.
[sanctus Maurelius episcopus Ferrariœ). » Il apparaît également
sur un quattrino d'Alphonse I", et il est désigné par ces mots :
u kS. Maurelius protect. » En I-4I9, on déplaça solennellement,
en présence de Nicolas III, de l'évéque et d une foule consi-
dérable, le tombeau de Maurelius, qui se trouvait sous le
maître autel, dans une crypte où il était compromis par l'hu-
midité (1), et on le plaça sous l'autel de la nef latérale de
gauche. G est là qu'on le vénère encore aujourd'hui. A l'en-
droit qu'il occupait auparavant jaillit, dit-on, une source qui
avait la vertu de guérir les malades, comme l'éprouvèrent
notamment une servante d'Uguccione Contrarii qui, depuis
dix ans, avait perdu l'usage d'un bras, et un certain Jacopo,
peintre bolonais, qui avait un mal très grave dans la bouche
et ne pouvait, pour ainsi dire, rien manger. Une loi du
13 janvier i463, insérée dans les statuts de Ferrare, men-
tionne le jour de saint Maurelius, comme celui de saint Georges,
parmi les jours durant lesquels il était interdit de vendre aux
enchères. On constatera plus loin que les artistes, à toutes les
époques, prirent à tâche de glorifier aussi par leurs œuvres le
vieil évêque de Ferrare.
(1) La même crypte abritait les reliques du Bienheureux Alberto Pahdoni :
on les mit alors sous l'autel de la nef latérale de droite. Alberto Pandoni, de
Brescia, fut évêque de Ferrare pendant quinze ans. Il mourut le 14 août 1274,
après avoir fait son testament dans l'église de Saint-Georges, oh il voulut être
enterré.
LIVRE PREMIER. 249
III
SAINT BERNARDIX DE SIENNE(I).
Saint Bernardin de Sienne, né à Massa Carrara le 8 sep-
tembre 1380, mort à Aquila dans FAbruzze le 20 mai 1444,
vint plusieurs fois à Ferrare et s'y rendit très populaire par ses
prédications. On l'y trouve en 1423, s'élevant contre le
luxe excessif et la disposition parfois inconvenante des cos-
tumes, stigmatisant l'usure, les profits illicites et les jeux
de hasard, cause incessante de ruines, de colères et de blas-
phèmes. Dans un autre voyage à Ferrare, vers 1428, il fut
chaleureusement accueilli par le marquis jSicolas III et par le
peuple, qui lui témoignèrent à l'envi leur vénération. D'après
ses conseils, un marchand qu'il avait converti s'interdit à tout
jamais la fraude et résolut de donner aux pauvres la dîme de
ses gains : Dieu se plut à bénir les affaires de ce marchand,
que le saint retrouva quelques années plus tard dans la situa-
tion la plus florissante. L'attachement des Ferrarais pour saint
Bernardin s'accrut à tel point qu'en 1431, année pendant
laquelle il prêcha encore parmi eux, ils voulurent l'avoir
comme évèque. Saint Bernardin refusa cette dignité, que les
villes d'Urbin et de Sienne lui offrirent vainement aussi : il
pensait faire plus de bien en continuant ses prédications dans
les diverses cités italiennes qu'il ne cessa de parcourir pen-
dant quarante-deux ans, et il disait : « Si vous me voyez
jamais sur le dos un autre habit que celui de saint François,
dites que je ne suis pas Frère Bernardin; c'est une détermina-
(1) Fmzzi, Mein. per la storia di Fenara, t. III, p. 463-464. — L.-N. Citta-
DELLA, 1" Meinorie del tempio cli S. Francesco in Fenara (Ferrara, 1867), p. 53 ;
2" IS'olizic relative a Ferrara, t. I, p. 379. — Le P. Gauier, Les cnracléristiqucs
des saints, t. I, p. 96-97. — P. Ainadio Maria da Vem-zia, Vita di San Ber-
nardino da Siena ^Siciia, 1854), p. 152, 210, 221-223.— Paul Tulkeal-Dasgin,
Saint Bernardin de Sienne (Paris, 1896). ^
250 L'Allï FEIlUAllAIS.
lion à laquelle, s'il plaît à Dieu, j'espère être toujours fidèle. »
Le dernier séjour de saint Bernardin à Ferrare semble avoir
eu lieu en 1 435. Ce que cet humble et ardent religieux recom-
manda le plus vivement pendant ses diverses stations dans la
capitale des princes d'Esté, comme il le fit, du reste, partout
où il passa, ce fut la dévotion au nom de Jésus (1), ce lut
l'apaisement des haines entre les citoyens, haines acharnées et
souvent sanglantes, qu'il comparait à des chardons : " Avez-
vous jamais vu, disait-il, des chardons au printemps? Quand
vous regardez un pré en hiver, toutes les herbes sont sèches et
sans feuilles; allez-y au printemps, et vous les verrez toutes
verdoyantes, vous les verrez se couvrir de fleurs attrayantes
et parfumées qui croissent peu à peu. Comment le chardon
a-t-il poussé avec les autres herbes? Il est né avec des piquants
presque imperceptibles; ses piquants se sont développés peu à
peu et sont devenus durs. (Juand il était tout petit, si vous
aviez posé les pieds sur lui, vous ne vous seriez pas piqué;
mais marchez sur lui lorsqu'il est grand et dur, et vous verrez
comme vous le sentirez ! Il en est de même d'un peuple qui
s'abandonne à la haine et chez lequel régnent les divisions.
Peu à peu croissent l'amour pour un parti et la haine contre
l'autre, sentiments qui s'endurcissent par la durée. Quand ils
ont acquis la dureté des chardons en août, vous commencez à
désirer la mort et la ruine de vos adversaires, et vous les
haïssez tellement que non seulement vous n'avez pas de cha-
rité pour eux et vous ne les aimez pas comme vous-mêmes,
mais que vous les haïssez à mort, jusqu'à être homicides (2). "
Une éloquence si persuasive et si bienfaisante ne pouvait s'ou-
blier . Le souvenir de saint Bernardin se transmit de père en
fils et suscita, pour sa glorification, des œuvres d'art que l'on
peut encore admirer.
(1) Il cxliortait les filiales à inscrire sur les portes de leurs habitations et sur
les éditices publics le nionograinuie du Christ (c'est-à-dire les lettres I II S) entouré
d'un cercle de rayons.
(2) Predichc volgari di S. Bernardino da Stena dette nella piazzn del Canipu
ianno MCCCCXXVII, ora primameiite édite da Luciano Banchi. Siena, 1880,
1884 et 1888.
LIVRE PREMIEll. 251
IV
GIOVANNI TAVELLI DA TOSSIGNANOfr
A défaut de saint Bernardin, les Ferrarais eurent pour
évêque un religieux qu'ils vénéraient et qu'ils ne tardèrent
pas à chérir, le Bienheureux Giovanni Tavelli.
Il naquit en 1386 à Tossignano, dans le comté d'iniola. Dès
son enfance, il manifesta un vif amour de Dieu, et, en gran-
dissant, il garda quelque chose d'angélique. Vers 1 402, ses
parents l'envoyèrent achever ses études à l'Université de Bo-
logne : il les poursuivit avec ardeur et intelligence, mais sans
renoncer à ses pratiques de piété ; chaque fois qu'il sortait de
chez lui, il commençait par s'agenouiller devant une image de
la Vierge dans le voisinage de sa maison; il s'imposait, au
profit des indigents, de fréquentes abstinences; enfin, il em-
ployait ses heures de loisir à converser avec les Jésuates de
Saint-Jérôme ou Pauvres du Christ, établis depuis peu hors de
la ville, non loin de la porte San Mammolo. L'ordre des
Jésuates, fondé à Sienne par le Bienheureux Giovanni Colom-
bini (mort en 1367), était alors dans toute sa ferveur, et la
communauté de Bologne avait à sa tête Spinello Buoninsegni,
disciple de Colombini. Renonçant à prendre le grade de doc-
teur, que sa science déjà mûre lui eût facilement assuré, Gio-
vanni Tavelli entra le 28 juillet 1 408, à l'âge de vingt-deux
ans, dans le monastère où il avait déjà pressenti les douceurs
d'une vie consacrée tout entière à Dieu.
Son noviciat eut lieu, non à Bologne, mais à Venise, dans
(1) F. Fauslin Maria (la S. Lorenzo, Carmelitano Scalzo, Storia dcl Bento
Giovanni Tavelli detto (la Tossigitanu. Mantouc, 1753, pet. in-fol. — Fmzzi,
Memorie per la storia di Ferrara, t. III, p. 351-352, 461-400, 407-408, 474,
483-485, 495-497, 500-501.
252 L'AllT FEURAUAIS.
le couvent de Sainte-Justine, où il fit profession. Pur son
humilité, sa mansuétude, sa douce gaieté, sa ferveur et sa
charité, il s'attacha non seulement les religieux qui l'entou-
raient, mais tous les citoyens qui eurent des rapports avec lui.
Parcourait-il la ville pour recueillir des aumônes, il était
le bienvenu partout et ne rencontrait que cordialité, tant on
aimait à le voir et à l'entendre. Aux exercices de la vie reli-
gieuse il associa les labeurs de l'écrivain, et composa plusieurs
ouvrages très appréciés. Sa réputation parvint jusqu'au pape
Grégoire XII, qui, désirant mettre à profit sa prudence et son
savoir, le fit venir auprès de lui. Grégoire XII, en lutte avec
plusieurs antipapes, avait dû quitter Rome et s'était réfugié à
Rimini. Peut-être fût-ce d'après les conseils du saint Jésuate
qu'il envoya au concile de Constance sa renonciation au pon-
tificat (1415), afin que ses compétiteurs consentissent à une
abdication semblable, et qu'une nouvelle élection rendit la
paix à l'Église. Giovanni Tavelli regagna alors Venise en pas-
sant par Bologne, et vécut dans un nouveau couvent, dans le
couvent de Santa Maria ad Elisabeth, à la construction duquel
il concourut en aidant à porter les pierres, la chaux et les
charpentes, ce qui ne l'empêcha pas de reprendre la plume
avec succès.
C'est, dit-on, pendant son séjour à Venise qu'il traduisit
en italien la Bible, la plus grande partie des Lihri morali du
pape saint Grégoire sur Job, les sermons de saint Bernard pour
toutes les fêtes de l'année (1420) (1), et un traité du Bienheu-
reux Lorenzo Giustiniani sur la perfection monastique. Pen-
dant la même période de sa vie, il composa une apologie de
son institut, ainsi qu'un ouvrage intitulé : Délia perfezione
délia vita spirituale, ouvrage destiné aux religieuses du mo-
nastère de Saint-Abondio à Sienne (2) ; puis il entreprit, sur
l'ordre de Fantino Dandolo , légat à Bologne, protonotaire
apostolique et canoniste renommé, la traduction de quelques
livres spirituels pour une sœur du pape Eugène IV, Polissena
(1) Cette traduction fut iinpriniée à Venise en 1528.
(2; Il fut imprimé à Venise en 1580.
LIVRE PIlEMIEll. 253
Condolmieri , qui épousa Nicolas Barbo et fut la mère de
Paul II.
vSur ces entrefaites, il fut élu en 1426 par le chapitre de son
Ordre, tenu à Bologne, prieur des Jésuates installés h Ferrare
depuis 1478 dans un local que leur avait donné, en 1473, un
certain Niccolù Zipponari dall'Oro, et qui était devenu le cou-
vent de Saint-Jérôme. Son autorité y fut aussi douce que
bienfaisante. Ce qu'il recommandait, il le pratiquait lui-même
avec une constance et une simplicité admirables, et Le supé-
rieur, disait-il, doit agir plutôt que parler, car les œuvres ont
en quelque sorte une voix puissante pour se faire promptement
imiter. » Comme il n'y avait pas de convers dans son couvent,
il s'acquittait volontiers des besognes les plus humbles, pré-
parant les repas, lavant la vaisselle, quêtant pour ses religieux.
La considération qu'on avait pour lui n'en était pas diminuée :
c'était à qui, dans la ville, rechercherait ses conseils ou ses
consolations.
A son couvent était annexée une petite chapelle qui ne pou-
vait servir qu'aux Jésuates. Il résolut de construire, après avoir
obtenu l'assentiment de l'évéque de Ferrare Pietro Boiardi,
une modeste église, ouverte aussi aux fidèles (1429). Les res-
sources lui manquant, il se mit en route avec un compagnon
afin de les solliciter au dehors et parcourut toute la Romagne.
Les deux voyageurs, pour passer la nuit, demandaient l'hospi-
talité, non dans les maisons opulentes, mais dans les masures,
les écuries, les hôpitaux, et parfois même ils couchaient en
plein air, sans abandonner jamais leurs exercices de dévotion.
Plus d'une fois, ils eurent à souffrir de la faim et de la soif.
Ils ne se laissèrent arrêter ni par la pluie, ni par l'excès de la
chaleur. Enfin les humiliations mêmes ne leur furent pas épar-
gnées. A Forli, où ils arrivèrent le soir, on les confondit, à
cause de leur besace, avec des voleurs qu'on n'avait pu décou-
vrir encore, ou du moins avec les complices de ces malfaiteurs;
chargés de chaînes et accablés d'injures, ils furent traînés
devant le gouverneur, qui n'eut pas de peine à reconnaître
leur innocence et leur rendit sur-le-champ la liberté. De
254 T,'ART FERRAllAIS.
retour à Ferrare, Giovanni Tavelli, en possession de la somme
dont il avait besoin, fit aussitôt entreprendre l'oratoire pro-
jeté, et, comme pour l'église de Santa Maria ad Elisabeth à
Venise, il travailla de ses propres mains avec ardeur. Cet ora-
toire fat dédié à saint Jérôme.
Le prieur des Jésuates n'aspirait qu'à vivre dans sa chère
retraite, quand il en fut inopinément tiré. Au commencement
de l'année 1431, l'évêque de Ferrare, Pietro Boiardi, donna
sa démission entre les mains du pape Martin V, qui mourut
le 19 févi'ier, et ce fut à Eugène IV qu'incomba le soin de lui
donner un successeur. Le marquis Nicolas III recommanda
d'abord au Souverain Pontife le Camaldule Antonio dal Ferro
de Parme. Peu après, ses préférences, comme celles du peuple,
se portèrent sur saint Bernardin de Sienne, dont les prédi-
cations avaient excité un enthousiasme général. Saint Ber-
nardin ayant repoussé catégoriquement l'offre de l'épiscopat,
le seigneur de Ferrare songea alors à Giacomo, archiprêtre
de l'église de Modène, tandis que le légat de Bologne, Fantino
Dandolo, suggérait la nomination de l'humble Giovanni
Tavelli, à l'insu de celui-ci. Eugène IV hésita beaucoup. Pen-
dant la nuit qui précéda la tenue du consistoire où il devait se
prononcer, il fut pris d'atroces douleurs qui ne cessaient que
dans les moments où il pensait au candidat de Fantino Dan-
dolo. Voyant là un signe de la volonté divine, et se souvenant
d'ailleurs des services rendus à son oncle Grégoire XII par
Tavelli, ainsi que des obligations qu'avait à ce religieux sa
propre sœur Polissena Condolmieri, son choix s'arrêta sur le
prieur des Jésuates de Ferrare. La lettre de notification fut
adressée au marquis Nicolas III, qui envoya chercher Giovanni
Tavelli et lui annonça la décision du Pape. Tavelli stupéfait se
proclama incapable d'exercer une pareille charge. Pour la lui
faire accepter, il ne fallut rien moins qu'un ordre formel du
Souverain Pontife, ordre devant lequel le religieux s'inclina,
mais en disant : « Si je dois être évéque, je prie Dieu que
le jour où je recevrai la mitre soit le dernier de ma vie. »
Nul, cependant, n'était plus apte que lui à remplir les fonc-
LIVRE PREMIER. 255
lions qui lui étaient confiées, comme ses actes le prouvèrent.
Il n'était pas encore prêtre. Pour recevoir les ordres, il se
rendit à Mantoue. L'évèque de cette ville, le Dominicain Matteo
Bonimperti, l'accueillit dans son palais et lui conféra, en pré-
sence de deux autres évêques, la dignité épiscopale (27 dé-
cembre 1431). Le retour de Tavelli à Ferrare fut salué par des
acclamations unanimes. Le clergé, le peuple, Nicolas III avec
toute sa cour, allèrent à sa rencontre et l'escortèrent jusqu'à
hi cathédrale, où Rit célébré un office solennel. D'après le
désir des magistrats, une seconde cérémonie non moins im-
posante eut lieu peu de jours après dans la même église, et le
célèbre Guarino de Vérone prononça un discours en l'honneur
du nouvel évêque, discours qu'il termina en invitant ses audi-
teurs à répéter les paroles qui avaient accompagné l'entrée de
■lés us à Jérusalem : « Benedictus qui venu in nomine Doniini.
Hosanna in excehis. »
Dans le palais épiscopal comme dans le monastère de Saint-
Jérôme, Tavelli mena la vie d'un austère religieux. Il con-
serva son costume en drap grossier. Son lit se composait d'une
paillasse, dissimulée par une couverture. Pendant la nuit, .il
se relevait pour réciter l'office. Il ne s'épargnait ni les jeûnes,
ni les macérations. Les affligés et les pauvres affluaient autour
de lui et ne s'éloignaient jamais sans être consolés et secourus.
Dès qu'il fut installé, il entreprit de visiter son diocèse. Il
allait tantôt à pied, tantôt à cheval, sans s'inquiéter de la
chaleur et da froid, de la pluie et de la boue, ne permettant
pas qu'on le reçût avec pompe. S'il n'avait que des paroles de
bonté pour les prêtres fidèles à leurs devoirs, il n'hésitait pas
à réprimander sévèrement, parfois même à priver de leurs
cures, ceux qui déshonoraient leur ministère. La plus grande
partie de ses journées se passait à administrer les sacrements,
à visiter les malades, à recommander la concorde. Afin de
rétablir l'union dans une famille divisée par des questions
d'intérêt, il paya la moitié de ce que devait une des branches
de cette famille et se porta caution pour le surplus.
Invité à prendre part aux délibérations du concile de Bâle,
256 L'AUT FEUUAHAIS.
qu'avait convoqué Martin Y, successeur de Grégoire XII, il s'y
rendit en 1431 et y siégea pendant huit mois environ; mais
voyant l'esprit de révolte contre le Souverain Pontife régner
dans cette assemblée, il obtint l'autorisation de regagner son
diocèse et ne revint pas.
Durant son épiscopat, un noble ferrarais de la famille
Bagati, au retour d'un pèlerinage en Terre sainte, offrit à la
cathédrale cinq épines de la couronne du Christ. Comme aucun
document n'en attestait l'authenticité, Tavelli les soumit à une
épreuve en les jetant dans un encensoir enflammé. Deux
d'entre elles, respectées par le feu, furent jugées véritables et
placées dans une grande croix de cristal garnie d'argent, qui
figura, lors du concile de Ferrare, entre les têtes de saint
Pierre et de saint Paul qu'Eugène IV avait apportées de
Rome.
Dans la famille ducale on eut plus d'une fois recours au
ministère de Giovanni Tavelli. Ce fut ce saint évéque qui bap-
tisa Hercule, fds de Nicolas III, le 2 février 1432. Ce fut égale-
ment lui qui bénit en 1 437 le mariage de Lucie d'Esté, fille
du même prince, avec Carlo Gonzaga, fils du marquis de
Mantoue.
Un an après, la ville de Ferrare eut la gloire d'être choisie
par le pape Eugène IV comme le siège du concile destiné prin-
cipalement à la réconcilation de l'Église grecaue avec l'Église
latine. Tavelli, suivi de son clergé, accompagna Nicolas III pour
recevoir solennellement le Pape à son arrivée. Il fut chargé de
dire la messe du Saint-Esprit et de rédiger les décrets prélimi-
naires. Sur les points de controverse les plus épineux, le Sou-
verain Pontife voulut avoir son avis, tant il avait de confiance
dans son savoir et dans sa sincérité. Seize sessions, présidées
parle Bienheureux Nicolas Albergati, évéque de Bologne et ami
intime de Févêque de Ferrare (1), avaient été déjà tenues,
tantôt dans la cathédrale, tantôt dans l'appartement d'Eu-
(ij Le tombeau de Nicolas Albergati se trouve à la Chartreuse in Val d'Enia,
dans le voisinafie de Florence : il se compose d'une simple dalle blanche que bor-
dent des feuillages sculptés avec soin.
LIVRE PREMIER. 257
gène IV, quand la peste, vers la fin de 1439, força de transférer
le concile à Florence.
Tavelli obtint de rester dans sa ville épiscopale pour soigner
les malades. Il leur ouvrit son palais, il les visita chez eux,
leur prodiguant les soins et les exhortations, s'exposant sans
cesse à la mort et ne redoutant jour et nuit aucune fatigue,
quêtant pour ceux qui étaient sans resssource, distribuant
tout ce qu'il avait et ne se réservant pas même le nécessaire.
Un jour, comme il ne lui restait rien à donner, il partagea en
deux la couverture de son lit et en tendit la moitié à un mal-
heureux qui avait pénétré dans la partie supérieure de son
appartement pour l'implorer. Une autre fois, il se dépouilla,
en faveur d'un pauvre pèlerin, d'un manteau fait avec le drap
que les Jésuates de Venise, informés de son dénuement,
venaient de lui envoyer.
Une telle charité aurait dû mettre à tout jamais l'évêque de
Ferrare à l'abri de la méchanceté humaine et de tout injurieux
soupçon. Mais il eût manqué quelque chose à sa vertu si la
calomnie ne s'était attaquée à elle. Renvoyé pour des motifs
très graves, son chapelain l'accusa d'avarice, d'hypocrisie, de
débauches, de manœuvres hostiles à Nicolas III et à la famille
de ce prince. La crédulité du peuple accueillit ces imputations,
qui furent colportées à la cour et qui finirent par y trouver
crédit. Tavelli dédaigna d'abord de se justifier, puis composa,
à ladresse du marquis, une lettre qui eût victorieusement
réfuté les allégations de son ennemi; mais, par humilité, il
ne se décida pas à l'envoyer et la cacha dans le sac de paille
sur lequel il dormait et où on la trouva après sa mort (1).
Abandonnant à Dieu le soin de sa réputation, il s'achemina
(1) Elle a été publiée par Faustino di S. Lorkszo daus sa Storia del heato
Giovanni Tavelli detto da Tossignano, p. 98. L'original n'était pas daté. Faus-
tino croit qu'elle fut écrite en avril 1439. Barotti (Série de' Vescovi di Ferrara,
% 53} l'a publiée à son tour, mais en lui attribuant la date du 12 décembre 1440.
Si cette date était vraie, le récit de ce qu'on va lire serait inexact. Nicolas III ne
serait allé à Florence que pour conférer avec le Pape sur la lijjuc qu'il s'agissait
de former pour secourir les Vénitiens contre le duc de Milan, et la réconciliation
entre le marquis de Ferrare et Tavelli n'aurait eu lieu que plus tard. (Frizzi,
Mein. per la stor. di Perr., t. III, p. 483-484.)
I. 17
258 I/AI'.T FEllRARAIS.
vers Florence afin de s'associer aux travaux du concile, et
fut tendrement accueilli par le Pape comme par tous les
prélats qui avaient appris à le connaître. A peine avait-il
quitté Ferrare qu'on se prit à le regretter ; les malheureux
n'étaient pas seuls à gémir de son absence; il n'y avait pour
ainsi dire personne qui ne s'aperçût du vide qu'elle causait;
des plaintes s'élevaient de toutes parts vers Nicolas III. Recon-
naissant qu'il avait été trompé par un dénonciateur méprisable,
ce prince chargea son ambassadeur à Florence d'autoriser
Tavelli à regagner Ferrare. Mais Eugène IV, informé seulement
par l'ambassadeur des calomnies portées contre le saint évéque,
admira le silence de celui-ci, refusa de se priver d'un pareil
auxiliaire, et adressa au marquis une lettre pleine de reproches.
Nicolas III se rendit à Florence, parvint à obtenir du Souverain
Pontife le retour de Tavelli à Ferrare, et rentra dans sa
capitale, à la grande joie de ses sujets, avec le vénéré prélat.
Le 14 juillet 1440, Tavelli consacra l'église des Anges, que
venait de faire construire Nicolas III, et où Lionel, en l'absence
de son père, installa les Dominicains l'année suivante. Dans la
même église (décembre 1-441), il officia aux funérailles de
Nicolas III. C'est lui aussi qui bénit le mariage de Lionel
avec Marie d'Aragon, fille du roi de Naples Alphonse I" (1444),
et le mariage d'Isotte, sœur de Lionel, avec Odd'Antonio, sei-
gneur d'Urbin.
Tout en se mettant au service des princes de la maison
d'Esté, Tavelli n'oubliait pas les pauvres, qui trouvaient en lui
un appui constant, parfois miraculeux. Un malheureux cou-
vert de plaies et presque nu se présente chez lui; aussitôt le
bon évéque le panse et lui donne un de ses propres vêtements.
Il envoie des secours à une femme dénuée de tout qui accou-
chait dans une masure. Il guérit une possédée. A la tête d'une
procession, il commande aux eaux débordées du Pô de rentrer
dans leur lit, et elles lui obéissent. S'agit-il de constituer une
confrérie destinée à secourir les pauvres malades de la ville,
ou d'organiser la confrérie de la Mort, ses encouragements et
ses avis aplanissent toutes les difficultés.
LIV11E PREMIEPw 259
Ce qui honore le plus sa mémoire, c'est la fondation de l'hô-
pital de Sainte-Anne. Les moines Basiliens ayant été expulsés
de Ferrare pour avoir forfait à leurs devoirs (I" juillet 144;i),
Tavelli eut la pensée de convertir leur monastère en hôpital,
pensée d'autant plus salutaire que les hôpitaux d'alors étaient
insuffisants, et il s'en ouvrit à Lionel, qui se montra prêt à lui
venir en aide. Il fit ahattre l'édifice existant et en fit construire
un nouveau, approprié à sa destination : lui-même en posa la
première pierre, sur laquelle il voulut qu'on inscrivît le nom
de Jésus (1-44.4). Un héritage important, laissé aux pauvres par
un certain Gigliolo de' Carri, fut appliqué, avec l'autorisation
du pape Eugène IV, à la construction de l'hôpital, établis-
sement si profitable aux pauvres du présent et de l'avenir.
Quand l'hôpital fut achevé, Tavelli, au lieu de s'en réserver
la direction, comme il eut pu le faire sans encourir le reproche
de vanité, abandonna, le 27 mai 1445, à Agostina Villa, Juge
des Sages, et aux autres Sages, c'est-à-dire aux douze magis-
trats municipaux, le soin de nommer le directeur et les em-
plovés et d'administrer les revenus. Dès que l'évéque fut
mort, un buste de lui, exécuté d'après son masque, fut placé
par reconnaissance au-dessus de la porte de l'atrium, afin de
perpétuer sa mémoire et de rappeler ses bienfaits aux généra-
tions futures (1).
Ce fut le 24 juin 144() que, à la suite d'une douloureuse ma-
ladie de vessie, héroïquement supportée, Tavelli, après avoir
demandé le saint viatique et l'extrême-onction, s'éteignit à
l'âge de soixante ans, en bénissant les Jésuates dans la per-
sonne de Paolino da Pistoja, son plus fidèle compagnon, et en
prononçant le nom de Jésus. Sa dépouille mortelle opéra sur-
le-champ plusieurs miracles. Une religieuse du tiers Ordre de
Saint-François, qui endurait depuis plus de trente ans d'épou-
vantables douleurs de tète, s'en trouva délivrée en approchant
(1) Voyez pins loin, dans le tli;i|)ilrc rclalif à la s(Lil|)lin c, la tlcscription de
ce buste. — Un des bienfaiteurs de rhi)])ilal fut Lodox iiM) Casolla, qin bii laissa la
plus {jrande partie de ses biens (1469\ iSous [larlcions de Casclla en traitant des
fresques exécutées dans le ])alais de Srliifanoia.
260 L'ART FEUllAHAIS.
sa tête des mains du défunt. Au moment où le cortèpe des
funérailles s'avançait vers la cathédrale, dans laquelle on célé-
bra un office solennel, un homme fut guéri de la teigne en
mettant sur sa tète son béret sanctifié par le contact de la
bière sur laquelle il l'avait posé.
Selon son désir, l'évêque de Ferrare fut enseveli dans la
petite église des Jésuates, dans l'oratoire de Saint-Jérôme qu'il
avait fait construire. Bienfaisant pour tous ceux qui avaient
eu recours à lui de son vivant, il continua à l'être pour tous
ceux qui l'invoquèrent après sa mort.
Un Dominicain de Ferrare, le Père André de Mantoue, gar-
dait le lit depuis vingt-quatre ans sans pouvoir faire aucun
mouvement, sans avoir de trêve à ses souffrances, quand le
matin même où mourut Tavelli, le sommeil s'empara de lui.
Il vit en songe, au milieu d'un pré, un temple majestueux et
y entra. Escorté d un grand nombre de femmes et d'enfants,
le Christ s'assit sur un trône devant lequel saint Pierre célébra
la messe, puis une multitude d'anges se porta, en chantant, à
la rencontre de Tavelli elle conduisit vers Jésus, qui l'accueillit
paternellement, après quoi l'évêque de Ferrare se mêla aux
saints pontifes. En se réveillant, le Dominicain supplia Dieu
de le guérir s'il y avait un fond de vérité dans sa vision, et il
prit en même temps Tavelli pour intercesseur. Aussitôt ses
membres recouvrèrent leur élasticité, ses douleurs disparurent,
et il remercia Dieu et son serviteur qui lui avaient rendu la
santé.
La protection de Tavelli s'étendit aussi sur quelques grands
personnages. Elle procura hRinaldo d'Esté, fils de Nicolas III,
la cessation complète des souffrances que lui causait la maladie
de la pierre. Agostino Villa (1), atteint du mal auquel succomba
(i) Agostino Villa fut conseiller et secrétaire d'Etat de jSicolas III. Son souve-
rain le charjjea d'arrêter à Bologne les conventions qui précédèrent l'arrivée du
pape Eugène IV à Ferrare lors du Concile de 1438. Ce fut x\gostino Villa qui,
sous le règne de Lionel, en 1443, proposa d'élever une statue équestre en l'hon-
neur de jNicolas III. La même année, il alla régler à îSaples les stipulations rela-
tives au mariage de Lionel avec la fille du roi de Naples Alphonse d'Aragon.
2Sous avons vu que Tavelli remit enire ses mains la direction de l'hôpital de
LIVRE PREMIER. 261
le saint, eut à peine imploré le secours de son ancien évêque
qu'il se sentit débarrassé de ses douleurs : dans sa reconnais-
sance, il fit donner aux Jésuates par la commune un terrain
auprès de Toratoire de Saint-Jérôme.
Le culte des Ferrarais pour Giovanni Tavelli, dont on célè-
bre la fête le 24 juillet, suivit immédiatement la mort de cet
éminent évêque. Sur la médaille que fit Marescoiti dès 1446,
la tête du personnage est entourée de rayons (1). Dans une
biographie de Tavelli, écrite en latin et dédiée à Hercule I",
Tavelli est qualifié de Bienheureux, et l'auteur, un Jésuate,
sollicite l'intervention du duc pour la canonisation de son
héros : or, cet ouvrage fut composé avant 1501, car il y est
question de Lucrèce Borgia qui épousa Alphonse d'Esté cette
année-là. Un autre Jésuate, Giovanni Peregrino, fit, du vivant
de Lionel, en l'honneur du Bienheureux Tavelli, une canzone
qui a été imprimée dans les Rime scelle de' poeti ferraresi anii-
chi e moderni (p. xvii). Enfin Leandro Alberti (mort en 1550 à
soixante et onze ans) traite le même évêque de Bienheureux
dans sa Descrizione delV Italia.
Le corps de Giovanni Tavelli ne se trouve plus à sa place
primitive. Après la suppression de l'Ordre des Jésuates par
Clément IX en 1668, leur couvent fut donné par le pape Clé-
ment X (27 mai 1670) à Mgr Luigi Bevilacqua, qui y installa,
l'année suivante, les Cannelitani Scalzi. Ceux-ci, ayant reçu
un héritage pour édifier une nouvelle église, firent construire
l'église actuelle de Saint-Jérôme, ouverte en 1712, où ils
transportèrent le corps du saint évêque de Ferrare, qui s y
trouve encore. Une armoire dans la sacristie contient la plu-
part des objets qui ont appartenu à Giovanni Tavelli, par
exemple son anneau épiscopal, sa mitre, sa chape, ses épe-
rons de fer, sa lettre à Nicolas III et un office de la Vierge.
Sainte-Anne. Agostino Villa prit part aux délibcratioiis qui préludèrent aux lois
somptuaires promulguées en 1447. Il était encore Juge des Sages quand mourut
Lionel, et ce fut lui qui fit acclamer Borso comme successeur de ce prince. Son
nom figura dans l'inscription placée sur le piédestal de la statue équestre élevée à
Nicolas III.
(ly Voyez, dans le ch. iv du liv. III, \vs pages consacrées aux médailles.
262 L'A UT FEU II A HAIS.
SAINTE CATHERINE DE VEGRI. SAINT CHARLES RORROMÉE,
Parmi les saintes et les saints qui vécurent à Ferrare ou y
laissèrent un souvenir, il convient de mentionner ici sainte
Catherine de' Vegri, ordinairement appelée sainte Catherine
de Bologne, et saint Charles Borromée.
Catherine de' Vegri (1) appartenait aune ancienne famille
ferraraise, qui compta parmi ses membres un capitaine, un
jurisconsulte et plusieurs Sages. Elle naquit en 1413 à Bologne,
patrie de sa mère, pendant que son père se trouvait à Padoue
pour le service du marquis de Ferrare Nicolas III. Placée dès
Fàge de neuf ans auprès de Marguerite, fdie de ce prince, elle
prit, à l'âge de onze ans, la résolution de se consacrer à Dieu.
Quand elle eut perdu son père et que sa mère se fut remariée,
elle mena une vie de retraite et de piété avec plusieurs jeunes
filles, puis entra en 1-432 dans le monastère del Corpo di
Cristo. Sa réputation de sainteté la fit choisir pour fonder un
autre monastère, sous la même dénomination, à Bologne, où
elle mourut en 1 103. Si elle passa ses sept dernières années à
Bologne, c'est à Ferrare qu'elle vécut pendant les quarante-
trois autres. Elle fut célèbre pour ses extases et ses visions. Au
moment où mourut Giovanni Tavelli, elle était en prières dans
son monastère, et elle crut apercevoir l'âme du saint montant
au ciel au milieu d'une radieuse lumière. Aux vertus d'une
sainte, Catherine de' Vegri sut unir le talent de l'écrivain et
du peintre, comme le prouvent le livre intitulé : Les sept
armes spiintuelles contre les ennemis de l'âme, et deux tableaux
(1) Fmzzi, Mem. per la storiii di Ferrant, t. IV, p. 47-53. — Barotti, Meiii .
istorische dei letterati ferraresi. — RiiiADEKEiRA, Les aies des saints, t. III,
p. 178.
LIVRE PllEMlEll. 263
que conservent les pinacothèques de Bologne et de Venise (1).
Clément XI la canonisa le 22 mai 1713, et 1 Église célèbre sa
fête le 9 mars, jour anniversaire de sa mort.
Saint Charles Borromée vint deux fois à Ferrare. En 1665,
il y accompagna Barbe d'Autriche qui venait épouser Al-
phonse II. Quinze années plus tard (février 1580), il s'y arrêta
trois jours encore en allant de Rome à Venise. Le duc, nous
l'avons déjà dit (p. 208), l'accueillit avec une grande magni-
ficence, et, par égard pour lui, suspendit les divertissements
du carnaval. Il n'y avait rien de commun entre le cardinal
Borromée et les cardinaux mondains de la maison d'Esté :
au lieu de rechercher les plaisirs et les jouissances du luxe,
il visita les églises et les reliques, adressa au peuple de tou-
chantes exhortations, et distribua la communion à une foule
immense, précédée de la duchesse elle-même. Un bucentaure,
fourni par Alphonse II, conduisit ensuite à Venise l'illustre
voyageur. La piété de saint Charles avait vivement frappé les
Ferrarais, et le peintre Scarsellino en immortalisa le souvenir
dans deux tableaux que l'on peut encore admirer.
(1) Ces peintures trahissent l'ctuile des œuvres de Gosinio Tura ou de Cossa.
Le tableau qui se trouve à Bologne (n" 202) représente sainte Ursule avec ses
compagnes et est signé : " Caterina Vicjri f. 1452. " C'est aussi à sainte Ursule
et à ses compagnes qu'est consacré le tableau conservé à Venise (salle X, n" 360),
tableau sur lequel on lit : « Caterina Vigvi f. Bolognn 1456. "
LIVRE DEUXIÈME
CHAPITRE PREMIER
LES PRIINCIPAUX ARCHITECTES OCCUPÉS A FERRARE
SOUS LES PRINCES D'ESTE.
Entre tous les architectes qui mirent leur talent au service
de Ferrare, les plus éminents furent Bartolomeo di maestro
Giovanni da Novara, appelé d'ordinaire Bartolino da Novara,
Giovanni da Siena, Pietro Benvenuti, surnommé Pietro dagli
Ordini, et son frère Giovanni Battista, Antonio Brasavola ,
Biagio Rossetti, Bartolomeo Tristano, Gristoforo da Milano,
Ercole Grandi, Gasparo da Corte, Girolamo da Carpi (I),
Jacopo Meleghini, Terzo de' Terzi, Galasso Alghisi de Carpi,
Pirro Ligorio, Giovan Battista Aleotti d'Argenta et Alberto
Schiatti. Quelques détails sur plusieurs d'entre eux ont été
révélés par des publications en général assez récentes et méri-
tent d'être rappelés pour ceux qu'intéressent les édifices de
Ferrare.
I
Grâce à L.-N. Cittadella (2), grâce principalement au mar-
quis G. Campori (3), on n'est pas sans renseignements sur
(1) Dans le Castello, plusieurs adjonctions furent l'œuvre de Girolamo da Carpi.
Il futaussi chargé de réparer les dégâts causés dans ce palais par un incendie en 1554.
2) Notifie relative a Ferrara.
3' Gli architetti e fjl' ingegnei-i civili e militari degli Estensi clal secolo XIII
al XVI, 1882.
^(i(i L'ART FEHRARAIS.
Ilariolonieo da Novara. Guariiii et les historiens ferrarais ajou-
tent au nom de Bartolomeo, transformé en celui de Bartolino,
le nom de Ploti, en se fondant sur une inscription funéraire
placée dans l'église de Saint-François en 1595 par un certain
Alfonsus Plotus Novarius, qu'ils ont pris pour un descendant
du célèbre architecte; mais, dans les documents contempo-
rains, Bartolino n'apparaît jamais avec le nom de Ploti, que
ne portèrent pas non plus ses descendants. 11 était en réalité
fils de maître Giovanni da Novara.
Attiré à Ferrare par le marquis Nicolas II, il fut, à ce que
l'on croit, le premier architecte qui ait été d'une façon per-
manente au service des princes d'Esté. En 1368, Nicolas II
l'envoya comme ingénieur auprès de son allié le marquis de
Mantoue, qui était en guerre avec les Visconti et avec Can
Signorio de Vérone. « Vos rogamiis, écrivait le souverain de
Ferrare, qualiter placent vohis nostro amore dicto magistro Bar-
t/ioh'no operam efficacem dare. » Le 29 août 1373, Bartolino
obtint de la Commune l'autorisation de se servir de l'eau du
canal de Prerotto, à la condition de réparer une scierie et
un moulin à grains établis sur ce canal. Il reçut du marquis
lui-même en 1376 une maison dans le quartier de l'église
Sainte-Agnès et une autre maison avec un jardin, une cour
et un puits dans le quartier de Saint-Grégoire, habitation
où il ne cessa de résider. L'acte de donation le qualifie d'in-
génieur et de familier du prince. Albert d'Esté, successeur de
Nicolas II, ne lui témoigna pas moins de bienveillance. Il lui
accorda le droit d'acquérir des biens meubles et immeubles à
Feriare et sur le territoire ferrarais, y joignant la faculté d'en
transférer la propriété à qui bon lui semblerait; de plus, il
l'exempta pendant toute sa vie des taxes et des impôts exigés
d'ordinaire par la Commune; enfin il lui concéda tous les
privilèges réservés aux citoyens.
En 1385, Bartolino construisit le Castello, ce magnifique
édifice qui est encore la gloire de Ferrare. Il répara en 1392
la tribune de l'église de Saint-François. L'année suivante, il
édifia pour lui-même, dans cette église, une chapelle à ses
LIVRE DEUXIÈME. 267
frais, et il en fit une autre plus somptueuse pour le marquis
Albert (1). A la prière de Fraùçois Gonzague, capitaine, puis
premier marquis de Mantoue, il exécuta les dessins et les plans
d'après lesquels fut érigé (1395-1506) le grandiose château de
Mantoue, monument carré, avec quatre hautes tours massives.
La même année (1395), il livra le modèle d'une nouvelle
porte, garnie de tours et entourée de fossés, pour le Castel
Tedaldo à Ferrare.
Malheureusement, on ne l'employa pas que comme archi-
tecte et ingénieur. Pendant la minorité de Nicolas III, qui
avait succédé à son père Albert en 1393, Azzo di Francesco
d'Esté, banni de Ferrare, ayant comploté le renversement du
jeune prince, le Conseil promit au comte Giovanni da Bar-
hiano les villes de Lugo et de Consilice, ainsi que trente mille
ducats, s'il massacrait le conspirateur, réfugié auprès de lui.
Le comte voulut à la fois respecter la vie d'xVzzo et recevoir la
récompense offerte. Il fit tuer un homme du peuple qui res-
semblait beaucoup à Azzo et qu'il avait affublé, comme par
plaisanterie, des vêtements de celui-ci; puis il réclama le prix
du meurtre. Les conseillers de Nicolas III chargèrent aussitôt
Hartolino da Novara et le chancelier Bonaccioli de constater
la mort d'Azzo et d'acquitter les engagements pris. Trompés
par les apparences, les deux envoyés avaient à peine livré la
somme stipulée et les villes promises, que le comte de Bar-
biano emprisonna Bartolino dans la forteresse de Lugo, annon-
çant qu'il ne le relâcherait que contre une forte rançon (2).
Cela se passait vers le milieu du mois de mars de l'année 1395.
Dans les derniers jours de cette année-là ou au commence-
ment de 139G, Bartolino parvint à s'échapper. A la date du
3 février 139(>, on le trouve, en effet, s'occupant à Ferrare de
substituer à la porte de San Biagio une porte fortifiée, et con-
(1) Fitr/.zi, Meinoiie jjer la sloria di Fevrara, t. III, p. 3S8.
(2) Voyez, poui- plus de tiélails, Fiuzzi, Meinorie per la storia di Ferrara,
t. III, p. 400-402. — Giovanni da Barl)iauo tievint un des ennemis les plus
redoutables de JNicolas III; vaincu et fait prisonnier par les troupes de Ferrare et
de Boloyne réunies, il eut la tète trancliée au mois d'août de l'année 1499.
268 L'ART FERRARAIS.
strulsant, au dire de Frizzi (1), un nouveau pont près du Castel
Tedaldo et la citadelle dite de Saint-Marc.
Deux fois encore, en 1397 et en 1401, Nicolas III lui permit
de se rendre à Mantoue pour se mettre à la disposition de
François Gonzague : en 1397, les troupes de Jean Galëas Vis-
conti allaient envahir Mantoue à la faveur d'un pont de ba-
teaux, quand Bartolino lança sur le Pô des moulins et autres
choses flottantes qui détruisirent le pont et empêchèrent l'en-
nemi de passer. Telle était la réputation de Bartolino, que, un
peu plus tard, Jean Galëas Visconti l'appela aussi à Milan afin
qu'il donnât son avis, avec Bernardo da Yenezia, sur la con-
struction de la cathédrale qui était commencée depuis quatorze
ans et qui suscitait de graves contestations parmi les archi-
tectes (avril-juin 1 400).
Si le marquis de Ferrare consentit à laisser son architecte
favori travailler pour les princes de Mantoue et de Milan, il
n'entendit pas se priver de lui longtemps. Dès le 17 octobre
1402, Bartolino posa la première pierre de la forteresse de
Finale, près de Modène, sur le Panaro, et en 1404 il éleva
des bastions et des palissades au bord du Pô, vers les confins des
territoires ferrarais et vénitien, lors de la guerre entreprise par
Francesco da Carrara, beau-père de Nicolas III, contre la Bé-
publique de Venise (2). A Florence même, à l'occasion d'une
guerre contre Pise (1405), on désira la présence de Bartolino,
et la Seigneurie écrivit deux lettres au marquis de Ferrare
pour qu'il l'autorisât à venir exécuter des travaux d'architec-
ture militaire ; après avoir rendu hommage au mérite du savant
et de l'artiste, elle s'engageait à le traiter de façon à le satis-
faire : « Cui taliter providebimus , quod nierito poterit conten-
tm'i (3). » Suivant Frizzi, Bartolino aurait été l'architecte de
la villa de Belfiore , édifiée près de Ferrare vers 1392. Il
(1) Memorie per la storia di Ferrara, t. III, p. 407.
(2) Il eut pour coopérateur Domenico da Firenze, qui fut tué en dirijjeant une
bombarde contre la citadelle de Regjjio assié{]ée par les troupes de ^Nicolas III.
(G. Campori, Gli architetti e gV inc/ec/neri civili e militari degli Estensi dal
secolo XIII al XVI, p. 30.)
^3 L.-]N. CiTTADELLA, Xotizie relative a Ferrara, l. I, p. 536.
LIVP.E DEUXIEME. 269
mourut entre 1406 et 1410, et fut enseveli dans la chapelle
qu'il s'était construite à Saint-François. Sa femme Cecilia lui
donna dix enfants, dont l'un, Giorgio, créé chevalier par
Nicolas III en 1437, fut capitaine du peuple à Florence.
Comblé de biens par les princes d'Esté, qui se montrèrent
aussi attachés à sa personne que pleins d admiration pour son
mérite, Bartolino avait fini par posséder une fortune assez
considérable, car il donna en dot à sa fille Béatrice la somme
importante de six cents lire marchesane (1).
II
Giovanni da Siena (2) naquit vers 1360 et mourut vers 1440.
Sa famille était originaire de Radicofani. Jeune encore, il se
rendit à Bologne, peut-être pour y apprendre l'architecture et
la science hydraulique avec des maîtres renommés. C'est là
qu'il travailla pendant la plus grande partie de sa vie, se met-
tant au service, tantôt de la Commune, tantôt des légats du
Pape, ce qui ne l'empêcha pas d'utiliser aussi ses talents au
profit d'Antonio di Montefeltro, d Obizzo da Polenta et de
plusieurs autres princes.
En 1422 ou 1423, il se mit complètement à la disposition
du marquis de Ferrare, Nicolas III. Sur l'ordre de celui-ci, il
s'occupa, à partir de 1424, d'agrandir et de transformer, afin
de le rendre plus habitable, le châleau fort de Finale, que Bar-
tolino da Novara avait édifié en 1392 et quEttore Bonacossi
décora de peintures vers 1434. Il conserva une partie des bâti-
(1) A l'époque de Bartoloineo da Xovara, vécut un architecte noininé Giovanni
da Ferrara. Pendant qu'il travaillait à V^érone ^1392), il fut invité à donner son
avis sur les propositions opposées des injjénieurs ou architectes préposés à la
construction de la cathédrale de Milan. Après avoir loué sa loyauté et sa science,
on lui donna vingt florins d'or et on le reconduisit à Vérone.
^^2) G. Campori, Gli architetti e gV ingegneri civili e militari de(jli Estensi
dal secolo XIII al XVI ^1882), p. 2i-26. — Corrado Ricci, Fieravante Fiera-
vanli, dans V Archivio slorico deW arte, mars-avril 1891, p. 98. — Corrado
IliciM, Giovanni da Sicna, dans V Archivio storico deW arte, juillet-août 1892.
27 0 L'Airr FEIUIARAIS.
jiicnts primitil'S, notamment la {grande tour du milieu, (ju'il
éleva davantage. Le 11 août 143G, Nicolas III donna des
instructions pour le prompt achèvement de la forteresse. De
ce remarquable édifice, il existe encore des restes intéressants
qui ont été reproduits dans VArchivio slorico delVarlc de juillet-
août 1892. On croit que Giovanni est l'auteur de la gracieuse
loggia que Ton voit à l'intérieur (1).
Tout en se consacrant à la Rocca de Finale, Giovanni da
Siena dirigea d'autres travaux qui exigeaient de fréquents
voyages sur le territoire ferrarais. C'est ainsi qu'en 1435 il
exécuta des ouvrages hydrauliques dans le port de Magnavacca
et qu'il consolida les digues du Pô (2).
A Ferrare, son œuvre capitale fut le Castel-JSiiovo, près de
la porte de Sainte-Agnès. Commencé en 1427, il fut terminé
en 1433 (3). Une lettre de Jacopo délia Quercia nous apprend
que, pendant cette période, Giovanni da Siena recevait du
marquis trois cents ducats par an, plus l'entretien de huit
personnes. En 1435, on fit au Castel-Nuovo des travaux de
consolidation et d'agrandissements. Il fut en partie démantelé
en 1562. Un tremblement de terre, en 1571, le détruisit
presque entièrement. Alphonse II, en 1580, ordonna à l'archi-
tecte Aleotti de le démolir, et en 1584 il n'en restait plus
rien.
Rio (t. III, p. 402) a attribué sans preuves le dessin du
palais de Belriguardo à Giovanni da Siena.
Ouelques détails curieux sur ce personnage sont parvenus
jusqu'à nous. En 1434, il adressa au marquis de Ferrare une
supplique afin d'obtenir le payement de ce qui lui était dû : il
(1) Voyez VArte e xtorin du 20 février 1891.
(2) A la fin de 1435, îNicolas III consentit encore à se priver durant quelque
teuqjs de son arcliilecte atin de complaire au pape Eu{;ène IV qui désirait se ser-
vir de lui pour relever, à Bologne, la forteresse de la Porta Galliera.
(3) Vers la même époque apparaît à Ferrare le nom de Filippo Bruuellesco.
L'illustre architecte avait été autorisé en 1432 à interrompre pendant quarante-
cintj jours ses travaux à la cathédrale de Florence pour se mettre à la dispositif)M
de Nicolas III. (G. Guasti, La cupola di S. Maria del Fiore, p. 51.) — Quant à
la présence de Léon-Baptiste Alberli à Ferrare en 1438, puis en 1443 on 1444,
elle ne procura, elle aussi, aucun monument à cette ville.
LIVT\E DEUXIEME. 271
se comparait au loup que la faim chasse des bois ; il avait été
obligé de vendre une mule pour payer son loyer, et il n'avait
plus' de quoi vivre. Sa supplique lut bien accueillie, et Nico-
las III enjoignit à ses intendants de lui donner satisliiction. —
L'année suivante, quand Lionel, fils du marquis, épousa Mar-
guerite Gonzague, l'architecte siennois dut se conformer à
l'usage suivi par tous les fonctionnaires et trouva le moyen
d'offrir au prince un cadeau de cent lire[l). — Le 23 juil-
let 1438, il reçut, par ordre de Lionel, quatre ducats d'or pour
accomplir au sanctuaire d'Assise un vœu qu'avait fait la
femme de ce prince.
Le dernier document ferrarais où il soit question de Gio-
vanni da Siena, quand il vivait encore, est du 23 juillet 1438.
Un autre document prouve qu'en 1-44.1 il n'existait plus.
III
Pietro di Benveniito on Pietro Benvenuti fut surnommé Pielro
dagli Ordini parce qu'il édifia les premiers étages iordini) du
campanile de la cathédrale (2). En liGCJ, il fournit les dessins
de l'hôpital pour les pestiférés qui fut érigé dans une île du
Pô, l'ile de Saint-Sébastien, appelée le Boschetto (3j. C'est à lui
que Borso s'adressa pour agrandir son palais de Belriguardo,
pour élever à Bellombra, à Benvegnante et à Ferrare les trois
palais qu'il donna à son favori Teofdo Calcagnini, et pour
exhausser d'un étage le palais de Schifanoia (14G(i-l 4()9). Ces
travaux valurent à leur auteur (1469) le titre d'ingénieur du-
cal, qu'il garda sous Hercule I". L'enceinte du nouveau parc
[barco nuovo) près de la ville (1472), un passage reposant sur
cinq arcades [via coperta) et mettant en communication la
^l II avait touché peu auparavant 348 lire di inaichesini.
\2) Pietro Benvenuti y ti'avallhi avec son père et avec son frcic noiiiiué Cioraii
Battixta. Dans ses Notizie relative a Fcmira, l. II, p. 51, L.->i. (litl.uloUa doinic
l'arhre généalogique de la famille Benvenuti.
•-) Au milieu de la cour de cet hôpital, il disposa une magiiilique citerne.
272 L'ART FERRARAIS.
première résidence des princes d Este et le Caslello ou Caste!
Vecchio (1472), la chapelle particulière du souverain (1), la
nouvelle cour du château, l'escalier de marbre conduisant'à la
grande salle du palais, le jardin où fut établie la fontaine,
enfin des adjonctions à la citadelle de Reggio (1476) et quel-
ques réparations au palais des ducs de Ferrare à Venise, occu-
pèrent Pietro di Benvenuto jusqu'en 1481. Lorsqu'eut éclaté
la guerre avec les Vénitiens, il fut chargé de pourvoir à la
défense de la ville et du territoire en complétant les fortifica-
tions et en élevant des bastions pour empêcher l'ennemi de
franchir le Pô. La Commune l'eut aussi à son servive comme
ingénieur. Il mourut, ce semble, vers la fin de 1483, laissant
deux filles qu'il avait eues de Gaterina Coracina (2).
IV
Biagio Rossetii, fils d'Andréa Rossetti, qui était citoyen de
Ferrare et qui servait le duc en qualité d'ingénieur, est peut-
être l'architecte qui eut à réaliser le plus d'entreprises dans la
capitale des princes d'Esté. Il débuta en construisant, sous
la direction de Pietro Benvenuti, le second étage du palais de
Schifanoia (1467-1469) et un des palais dont Borso fit pré-
sent à Teofilo Galcagnini. Il succéda à Benvenuti dans le
titre d'ingénieur ducal, ce qui lui valut vingt-six lire d'appoin-
tements par mois. Aux commandes du souverain s'ajoutèrent
en grand nombre celles de la Commune, des couvents et des
grands personnages ferrerais.
L'architecture religieuse, l'architecture civile et larchitec-
lure militaire occupèrent tour à tour son activité.
(1) Francesco Ariosto la décrivit en 1476.
(2) G. Gampori, Gli archiletti e gV ingegneri civili e militaii degli Estensi
(lai secolo XIII al AT/, p. 36-38, 45. — A. Venturi, L'Arte a Fenara nel
penodo di Borso d'Esté, dans la Rivista storica italiana, livraison d'octohre-
dcceinbre 1885, p. 702; Gli affreschi del palazzo di Schifanoia, p. 6. — L.-N.
CiTTADELLA, Notizie relative a Ferrara, t. I, p. 97, 98, 237, 395, 396, 539, 578,
et t. II, p. 48, 51.
LIVRE DEUXIEME. 273
Ferrare lui doit l'église de Saint-François, dont la première
pierre fut posée en 1494. Il édifia, d'après les plans du peintre
Ercole Grandi, l'église de Santa Maria in Vado, à laquelle il
travailla à partir de I 495, et le chœur de la cathédrale est son
œuvre (1498-1499). Il fut en outre l'auteur des églises de
Saint-Vito et de Saint-Gabriel, supprimées en 1798, ainsi que
de l'église Saint-Sylvestre, sacrifiée en 1512 aux mesures stra-
tégiques nécessaires à la défense de la ville, et il présida à des
travaux de renouvellement dans les églises de San Spirito et
de Sainte-Marie des Anges. Le beau campanile de l'église con-
sacrée à saint Georges en dehors de la ville fut, dit-on, une de
ses œuvres (1485).
Pour le souverain de Ferrare, il exécuta des modifications
aux palais de San Francesco, de la Ghiara, de Belfiore et de
Belriguardo, construisit sous la grande salle du palais ducal
une loggia qu'un incendie a détruite en 1532, et s'employa à
l'arrangement de certaines chambres et à des travaux de con-
solidation dans le palais d'Esté à Venise (1482, 1484, 1488).
Les arcs de triomphe sous lesquels Anna Sforza, première
femme d'Alphonse I", passa lors de son entrée à Ferrare,
furent imaginés par lui (1491) (1). A lui aussi fut confié le
soin de dresser les plans d'après lesquels la ville fut agrandie
de plus de moitié à l'époque d'Hercule F'. Le palais des Dia-
mants, construit pour Sigismond, frère d'Hercule I" (1492-
1493), et le palais Calcagnini-Beltrame, entrepris de concert
avec Gabriele Frisoni son associé pour Antonio Costabili (1502),
mirent le comble à sa réputation. Sur la place principale de
Ferrare, il érigea une fontaine en 1488. Les fortifications dans
tout le duché ayant été mises sous sa surveillance, il séjourna
à Modène en 1482 et en 1484, à Rubiera en 1491, à Brescello
en 1494, à Finale en 1497, afin de s'acquitter de ses fonc-
tions. Quand Hercule I" eut agrandi la ville de Ferrare, il fut
(1) Sur ces chars, Fino Marsi<jH, maître Sigismondo, Gabriele Boiiaccioli et
maître Bonaccossi peignirent Vénus au sommet d'une montagne, le cliar du soleil
traîné par deux chevaux f()U{;ueux, le char de Cupidon et lieux {jéants dorés. La
tâche avait été divisée, afin de répartir le gain et la gloire.
I. 18
27'f L'ART FERRARAIS.
chargé d'élever avec Alessandro Biondo des murailles nou-
velles (1 403) (l). On lit dans les registres publics qu'il fut de
plus «juge des digues» , ce qui impliquait une grande respon-
sabilité. En 1503, il estima, avec Bartolomeo Tristano, Cris-
loloro da Milano, Borso di Gampi et Andréa di Tani, le travail
lait par Antonio di Gregorio pour le piédestal sur lequel de-
vait être mise la statue équestre d'Hercule P"" au milieu de la
place qui porte aujourd'hui le nom de l'Arioste. Pendant une
guerre contre Pise, les Florentins, informés des ressources de
son esprit, sollicitèrent sa présence; le duc de Ferrare lui per-
mit d'accéder à leur désir, et Biagio Rossetti, à qui le prince
avait adjoint maître Alessandro Doria da Ferrara, reçut la mis-
sion de détourner le cours de l'Arno.
Plus d'une fois Biagio Rossetti attendit assez longtemps le
payement de ce qui lui était dû et se vit forcé d'adresser au
duc des réclamations, qui furent, du reste, bien accueillies.
Malgré ces retards, la situation de 1 illustre architecte ne lais-
sait pas d'être florissante. Si, en 1502, il habitait le palais de
Schifanoia, il possédait comme résidence habituelle une mai-
son sur la paroisse de Santa Maria in Yado, maison qu'il fit
décorer de peintures en 1504 par les frères Fino et Bernar-
dino Marsili ['±). En 1505, il acquit les trois quarts d'un bois
à Garpegiano moyennant la somme considérable de six mille
lire marchesane. Il fit son testament le 10 septembre 1516,
mourut cette année-là, ainsi que le prouve le registre de la
confrérie de la Mort, et fut enseveli dans l'église de Saint-
André. Sa femme Elisabeth lui donna trois filles et deux fils
(Niccolo, mort en 1500, et Girolamo).
Dans les actes de l'époque, les épithètes les plus louan-
(1) Elles ne furent achevées qu'en 1510, mais les seize j'rosses tours elles trois
portes, pourvues île ravelins, étaient terminées en 1497. Ces travaux Hrent grand
honneur à Biagio Rossetti; on loua beaucoup la régularité de ses plans.
(2) Le sculpteur Galiriele Frisoni (taqliapetra) travailla aussi à la maison de
Biagio Rossetti. Il y eut pendant quelque temps une association entre les deux
artistes. On possède encore les conqîtcs relatifs aux travaux qu'ils firent pour les
églises de Saint-François, de Saiiite-^Iarie des Anges, de San Spirito, de San Sil-
vestro, etc.; ces comptes portent la date du 21 avril 1500. (L.->\ Cittadella,
Xoli-Jc relative a Ferrura, t. II, p. 263.)
LIVRE DEUXIEME. 275
yeuses sont prodiguées à Biagio Rossetti, que Guarini appelle
" languentis architecturœ instaurator « .
On a attribué à Rossetti, mort, nous l'avons dit, en 1516,
les escaliers et les portes intérieures de Ir Loggia delConsiglio,
à Padoue, quoique ces escaliers et ces portes datent seulement
de 1523 (1). En avait-il donné les dessins de son vivant? C'est
ce que l'on ne saurait affirmer (2). Il y a probablement eu
méprise dans l'assertion que nous venons de mentionner.
ERCOLE GRANDI.
Fils de Giulio Cesare, Ercole Gt-andi, né vers 1 462, mort en
1535, est célèbre comme peintre, mais peu connu comme
architecte. Il pratiqua cependant à diverses reprises l'architec-
ture avec succès. Pour l'église d'un monastère dont le nom ne
nous a pas été transmis, il exécuta le dessin de la nef centrale
et de quelques pilastres (3), et c'est d'après ses plans que Bia-
gio Rossetti et Bartolomeo Tristano construisirent l'église de
Santa Maria in Vado (i). A lui aussi probablement, comme le
pense M. Venturi, revient Ihonneur d'avoir exécuté le dessin
de la magnifique porte du palais Castelli ou palais des Lions,
et le dessin des belles ornementations que présentent les
pilastres d'angle du palais des Diamants (5).
(V' Guida tli l'adoua, rédigé à l'occasiiin d'un congrès de savants, 1842,
p. 276.
2, L.-^i. GiTTADKLLA, Notizir relative a Ferraia, t. I, p. 5V0.
(3) Ibid., t. I, p. 589.
4^ En renouvelant la façade, on a enlevé à cette partie de l'édifice sa physio-
nomie primitive.
5^ A. Venturi, Ercole Grandi, dans V Archivio storico dell' arte, juin 1888.
276 L'ART FERRARAIS.
VI
Gasparo Ruina, appelé aussi Gasparo da Corte, naquit à Gorte,
en Corse, et construisit à Ferrare, où l'on constate sa présence
de 1511 à 1533, la Postaccia, palais contigu à l'ancienne au-
berge de l'Ange. Il était en outre ingénieur et s'occupa des
remparts de la ville. La République de Venise l'eut également
à son service.
VII
Quoiqu'on ne connaisse aucun monument construit à Fer-
rare, sa patrie, par Jacopo Meleghini^ on ne doit pas le passer
sous silence (1). Il appartenait à une ancienne famille qui compta
parmi ses membres en 1376 un orfèvre (Giovanni Meleghini).
Marié à Angela Leonarda, fille du lettré Fino Fini d'Ariano et
sœur du poète Daniello Fini, il fit son testament en 1549. Dès
1553, il n'existait plus. Sa femme, qui ne lui donna point
d'enfants, mourut en 1567. C'est à Rome qu'il passa presque
toute sa vie. Paul III l'apprécia sans doute plus que de raison et
l'admit dans son intimité. Après l'avoir adjoint à Antonio
Sangallo comme directeur des travaux à exécuter dans la basi-
lique de Saint-Pierre, il le nomma gardien des antiquités ras-
semblées au Vatican et architecte de tous les édifices pon-
tificaux. Traité d'ignorant par Sangallo, Vasari et Milizia,
Meleghini trouva de la bienveillance auprès de Vignole et
d'Alunno, un des familiers du pape Clément VII. Balthazar
Peruzzi, en lui léguant une partie de ses écrits et de ses des-
sins, tandis qu'il léguait à Serlio l'autre partie, montra aussi
qu'il faisait cas de lui. La ville de Parme consulta Meleghini en
diverses circonstances et lui conféra les droits de citoyen (2).
(i) II a été déjà questioa de lui, p. 180, note i.
(2) Vasari, Vite, etc., t. IV, p. 607; t. V, p. 470-471 ; t. VII, p. 106. — L.-N.
CiTïADELLA, Notizie relative a Fcnitia, t. I, p. 197 et 541; t. II, p. 270-276;
et Documenti ed illustrazioni risguardanti la storia artistica ferrarese, p. 270.
LIVRE DEUXIEME. 277
VIII
Terzo de' Terzi, fils d'Alessandro, fut architecte et ingénieur
de la Commune et du duc Hercule II. Au dire de Cellini, il
exerça d'abord le métier de mercier; dans sa vanité, ajoute
Cellini, il prit le nom de Terzo pour donner à entendre qu'il
était le troisième des architectes de son époque, et qu'après
Bramante et Sangallo il occupait le rang principal. A la vérité,
on trouve qualifié de mercier en 1531 un Terzo de' Terzi,
membre de la corporation des drapiers et fils du brodeur
Alessandro ; mais il est peu probable qu'un mercier ait pu
devenir un architecte distingué, et l'on est en droit de supposer
qu'il y eut deux hommes du même nom ayant l'un et l'autre
un père appelé Alessandro, vu qu'un grand nombre de familles
portant le nom de Terzi vivaient alors à Ferrare. Quant à la
seconde allégation de Cellini, elle est purement imaginaire,
attendu que la famille des Terzi existait à Ferrare depuis un
siècle. Terzo de' Terzi construisit une des tours du Castello
[la tour de Rigobelld), qui, à peine construite, s'écroula (1553),
et le palais de Copparo. C'est en 1557 qu'on le trouve pour la
dernière fois mentionné dans les registres de dépenses.
IX
Galasso Alghiside Carpi, qui mourut en 1573, fut au service
d'Alphonse II comme architecte civil et militaire. La loggia dei
Camerini, dans l'ancien palais des princes d'Esté, est son
œuvre. C'est sous sa direction et d'après ses dessins que fut
terminé le campanile de la Chartreuse. Il prit part aussi à la
construction du palais Farnèse, à Rome, et de la Santa Casa,
à Lorettc. On lui doit un livre intitulé : Délie fortijîcazioni; ce
livre rare et estimé fut imprimé avec luxe en 1570 et dédié à
l'empereur Maximilien II.
278 L'ART FEllUARAIS.
X
PIRRO LIGORIO.
Le Napolitain Pirro Ligorio entra au service d'Alphonse II
en I5G8 et mourut à Ferrare en 158;i. Pirro Ligorio ne devait
pas être très âgé quand il cessa de vivre, car, en 1579, il fit
baptiser un de ses fils à Santa Maria in Vado. Il fut à la lois
architecte, archéologue, peintre et écrivain. Pour fêter l'entrée
de Henri III à Ferrare, il construisit trois arcs de triomphe.
Dans plusieurs documents, il est qualifié d' « ajitiquario di Sua
Eccellenza » . Il fit en l'honneur du cardinal Hippolyte II
d'Esté seize dessins pour des tapisseries qui devaient repré-
senter la vie d'Hippolyte, fils de Thésée. Enfin il décrivit la
villa d'Esté à Tivoli dans un ouvrage intitulé : ^ Descrizione
délia superha et magnijîcentissinia villa Tibiirtina , dedicata
aW Illm. et Rev. Hippolito card. di Ferrara » , et il enrichit de
dessins et d'annotations, avec Terzi et Aleotti, un ouvrage de
Yignole.
XI
Dans la seconde moitié du seizième siècle, Giovan Battisia
Aleotti d'Argentn fut un des architectes le plus en vogue. Le
quatrième étage du campanile de la cathédrale fut construit
sous sa direction. Le duc Alphonse II lui dut des projets de
fontaine (1). Ce fut Aleotti qui restaura, en 1G03, la tour
delV Àrringho , tour annexée au palais délia Ragione et con-
struite en 1383. On lui attribue généralement, mais à tort selon
L.-N. Cittadella, la façade du palais de l'Université. C'est
d'après ses dessins qu'Alessandro Nani de Mantoue a exécuté
le tombeau de l'Arioste, qui a été transporté de l'église Saint-
Benoît dans la bibliothèque communale (2).
(1) L.-N. Cittadella, Notizie relative a Ferrara, t. I, p. 231-232.
(2) L.-N. Cittadella, Vita delV Aleotti detto VArgcnta. Ferrara, Taddei, 1847.
LIVRE DEUXIEME. 279
XII
Sous le règne du duc Alphonse II, Alberto Schiatti ne fut pas
moins apprécié qu'Aleotti d'Argenta. On lui doit l'église de la
Madonnina, construite grâce aux offrandes des Ferrarais,
léglise de Saint-Paul, commencée en 1573, et l'église de
Sainte-Françoise Romaine (1622). C'est sous sa direction que
furent exécutées en stuc sur fond d'or les figures des quatre
évangélistes, de saint Georges et de saint Maurelio qui ornent
le chœur de la cathédrale (1583). Il fut aussi l'auteur du palais
Avogli-Trotti, dans la via di Porteserrate. La façade du palais
Cicognara, possédé jadis par Roberti da Tripoli, est également
<on œuvre.
CHAPITRE II
LES EGLISES ET L'HOPITAL DE S AI^NTE-ANINE.
LA CATHÉDRALE DE FERRARE (1).
C'est à un membre de la puissante famille des Adelardi, à
Guglielmo II, consul et valeureux guerrier, que la cathédrale
de Ferrare, un des plus beaux édifices du moyen âge en Italie,
doit son origine. Commencée aux frais de ce personnage, qui
mourut en 1 1 46, elle fut continuée par Guglielmo III, qui cessa
de vivre en 1196 (2), et par Adelardo, frère de celui-ci, qui
mourut en 1185. On la dédia à saint Georges (3). Il va de soi
que plusieurs époques y ont laissé leur empreinte. Par bon-
heur, les modifications que le dix-huitième siècle a infligées à
l'édifice n ont eu lieu qu à l'intérieur et ont respecté la majes-
tueuse façade, si originale d'aspect, si riche en curieux
détails.
Revêtue de marbres blancs, rouges et azurés auxquels le
temps a donné une teinte presque uniforme, la façade, où
(1) Les pages suivantes ont paru, avec deux planches représentant l'extérieur
de la cathédrale, dans la Revue de l'art chrétien, 1891, 5* livraison. — Voyez
Ferdinando Casoxici, La Cattedrale di Ferrara. Venezia, 1845, in-fol. — L.-N.
CiTTADELLA, Notizte relative a Ferrara, t. I, p. 42 etsuiv. — Frizzi, Memorie per
la storia di Ferrara, t. II, p. 183; t. III, p. 440, et t. IV, p. 10.
(2) On peut lire encore dans la cathédrale son épitaphe où sont vantées sa
pieté, sa munificence, sa générosité envers les pauvres, qui s'éloignaient toujours
de lui les mains pleines. Frizzi a cru faussement qu'il s'agissait de Guglielmo II.
(Voyez le travail que M. Ferruccio Pasini a publié dans les Atti délia dcputazione
ferrarese di storia patria, vol. V, 1893.^
(3) La cathédrale primitive fut l'église suburbaine de Saint-Georges.
LIVRE DEUXIEME. 281
l'architecture gothico-lombarde a juxtaposé le plein cintre et
l'ogive, ressemble à un vaste triptyque dont les volets, égaux
au panneau central, sont séparés de celui-ci par de petites
tours surmontées de pinacles. Trois galeries horizontales don-
nent de la légèreté à la physionomie robuste de l'ensemble.
Les arcades de la galerie inférieure, au nombre de neuf sur
chaque panneau, sont cintrées et encadrées trois par trois dans
une ogive, à l'intérieur de laquelle il y a un oculus bordé de
fines découpures. Les arcades de la galerie suivante (toujours
au nombre de neuf par panneau) sont ogivales ; elles s'ap-
puient tantôt sur deux colonnettes, tantôt sur trois. Quant aux
arcades de la troisième galerie, elles sont également ogivales ;
mais comme leur dimension est supérieure à celle des autres,
il n'v en a que quatre par panneau : elles sont soutenues par
des colonnettes engagées. Un fronton à angle obtus termine
chaque panneau, et une quatrième galerie, composée de dix-
sept arcades ogivales, suit la ligne inclinée du tympan, de
sorte que les colonnes géminées qui soutiennent les arcades
reposent en quelque sorte sur les degrés d'un double escalier.
Au-dessous de 1 arcade du milieu s'ouvre un grand oculus. La
croix, le lion et l'aigle occupent la pointe des frontons.
La moitié inférieure des panneaux latéraux est divisée en
trois parties par de longues colonnettes.
Dans la partie centrale du panneau latéral de gauche, au-
dessus d'une plaque de marbre qui contient une longue inscrip-
tion et qui a remplacé en 1813 une plaque de bronze où
étaient relatés les mêmes faits, on remarque un beau buste de
Clément VIII, fondu en 1605 par Giorgio Alhenga. L'inscrip-
tion, encadrée par un petit monument, nous rappelle que
Clément YIII, après la mort d'Alphonse II, réunit au domaine
de l'Église les États gouvernés pendant deux siècles par la
maison d'Esté. Au-dessous de linscription, est accroupi un
lion de style archaïque. Devant la partie de gauche du même
panneau est assis un autre lion^ plus grand, qui regarde, non
sans fierté, les passants. C'est dans la partie droite de ce pan-
neau qu'est percée une des deux petites portes de la cathé-
282 L'AIÎT FERIIAUAIS.
drale : les ornements du tympan arrondi n'offrent rien de
remarquable.
Mêmes dispositions dans le panneau latéral de droite, où
Ton voit, à gauche, la seconde petite porte. Le tympan de
cette porte, entouré d'une délicate ornementation à laquelle
se mêlent des animaux fantastiques, renferme une croix sur-
montée d'une main bénissant (1). Au-dessus du tympan sort
du creux d'un rond un buste colossal de femme : on ne sait
rien sur son origine, et l'on ignore qui il représente. Peut-être
cette femme personnifie-t-elle Ferrare, car elle est ordinaire-
ment désignée sous le nom de Madonna Ferrara. Le peuple, en
effet, croyait que Ferrare avait été fondée par une femme 2). —
Dans la partie centrale du même panneau, une niche h coquille
et à fronton pointu, d'une architecture médiocre, sert d'abri à
la statue d'Albert, marquis d'Esté. Cette statue fut placée là
en 1393 afin de perpétuer le souvenir du voyage qu'Albert,
en 1391, avait fait à Rome, où il avait obtenu de Boniface IX
deux bulles de grande importance, l'une relative à la fondation
de l'Université, l'autre concernant les biens emphytéotiques.
Au pied de cette statue est accroupi un lion menaçant, qui fait
pendant à celui que nous avons signalé au-dessous de la plaque
dominée par le buste de Clément VIII. — A l'extrémité de la
façade, notons enfin un quatrième lion, correspondant à celui
qui se tient au bout de l'autre extrémité : il est fort endom-
magé.
Il nous reste à examiner la partie centrale de la façade du
Dôme, c'est-à-dire le panneau central du triptyque. Il se com-
pose d'un avant-corps en saillie, aux côtés duquel on remarque :
à droite deux arcades cintrées en retraite, surmontées d'une
ogive avec un bas-relief dans lequel on voit des diables empor-
tant des damnés vers une barque dirigée par un person-
nage qui rappelle le Caron de la Fable : — à gauche deux
(1) Dans l'arclulrave de la porte se trouvent les vestiges de l'inscription
suivante, qui fait allusion aux inondations du l'ô : >' Ab aquis multis libéra nos.
Domine «
(2) La niènic tradition existait à Vérone et à Manloue.
LIVRE DEUXIEME. 283
arcades de même forme, également en retraite et dominées
aussi par une ogive, où plusieurs saints entourent Abraham
assis, tenant de ses deux mains sur ses genoux une grande
draperie qui renferme un certain nombre de tètes, symboles
des anciens justes dans les limbes (1). Mais c est lavant-corps
qui mérite surtout d'être examiné. Voici d'abord le porche
de style roman. Sur le devant, de chaque côté, deux colonnes
reposent sur deux hommes que supportent deux beaux lions
accroupis (2). Des colonnettes en forme de cordons et de tor-
sades, mêlées à des bandes ou apparaissent de petites figures,
se succèdent jusqu'au fond du porche. Une frise de bas-reliefs
sert de bandeau à la porte principale du Dôme : ils représen-
tent plusieurs épisodes de l'enfance du Christ. Au-dessus,
dans le fronton arrondi, un bas-relief plus important nous
montre Saint Georges à cheval tuant le dragon légendaire ,
c'est-à-dire le saint auquel est dédiée la cathédrale. Deux sta-
tues de saints sont debout au-dessus des colonnes du porche,
dont ils complètent la décoration. Tout cela est du douzième
siècle. Le porche soutient trois belles arcades à trèfles ; dans
celle du milieu est une Vierge d'un style élevé, mais un peu
massive, tenant dans ses bras l'Enfant Jésus, statue placée là
en 1427 et sculptée par un certain Cristoforo de Florence. Un
peu plus haut, entre les diverses ogives, on voit quatre
hommes sortant de leurs tombeaux brisés. C'est un épisode du
Jugement dernier, qui forme une belle frise au-dessus d'eux.
Cette frise a pour complément, dans un espace triangulaire, le
Christ assis entre deux figures debout et deux figures à genoux
(1) Abraham, la tcte nue cl entourée d'un uiuilje, a une luujjuc J)ailje qui
ondule; celle tiyurc vénérable et puissante a beaucoup de caractère. A gauche est
assis, joignant les mains, un très beau saint, derrière lequel apparaissent phisieurs
tètes. A droite, un évèque agenouillé joint aussi les mains, avec une touciiante
onction, et l'on voit également derrière lui quelques tètes. (Voyez le P. Gaiiikii,
Caractéristiques des saints, t. II, p. 493.)
[^) Ces colonnes, ces télarnons et ces lions ont été faits en 1829, d'après le
modèle des colonnes, des télarnons et des lions primitifs, de plus petite dimen-
sion, qui, par suite des tassements, étaient devenus incapables de soutenir leur
])esant fardean, et qui se trouvent à présent dans la cour située derrière le
chœur.
28V L ART FERRARAIS.
qui l'adorent, tout en intercédant en faveur des humains dont
le sort va se décider pour l'éternité. Dix bustes de prophètes et
de patriarches, et deux bustes d'anges, ornent les deux côtés
extérieurs du triangle. Toutes ces sculptures semblent appar-
tenir au commencement du quatorzième siècle.
Telle est la façade de la cathédrale. Malgré certaines analo-
gies de détail avec l'église de San Zeno à Vérone (i), on peut
dire qu'elle ne ressemble à aucune autre. Plusieurs généra-
tions, depuis le douzième siècle jusqu'au quinzième, y ont
laissé des témoignages de leur goût particulier. A l'architec-
ture primitive, d'un aspect imposant et sévère, sont venues
s'ajouter peu à peu des décorations plus ou moins régulières,
toujours intéressantes. Après avoir fait des arcades en plein
cintre, on a eu recours aux arcades ogivales, et cette diversité
est d'un heureux effet. Dans les motifs sculptés, il règne aussi
une manifeste variété de style, que domine un sentiment pro-
fondément religieux. Ce qui frappe par-dessus tout, c'est le
Saint Georges qui, en tuant le dragon, semble inviter les
fidèles à terrasser les mauvaises passions ; c'est l'humble Vierge
qui, en tenant l'Enfant Jésus entre ses bras, le montre comme
le doux maître auquel nous devons nous donner; c'est le Juge-
ment dernier, si pathétique et si attendrissant; c'est le Paradis,
où les âmes saintes trouvent le bonheur dans la vue de Dieu.
Mais l'histoire de Ferrare est aussi racontée par les murs du
monument, et les souvenirs profanes s'y sont pour ainsi dire
incrustés. Le marquis Albert d'Esté y a pris place, comme les
deux Pline l'ont fait sur la façade de la cathédrale de Côme ;
on s'arrête devant un buste de femme énigmatique,d'un carac-
tère tout mondain, et le buste de Clément VIII rappelle l'in-
(1) L'église de San Zeno fut renouvelée en 1138. Selon Frizzi \^t. II, p. 198-
202), les sculptures des deux églises auraient eu pour auteur un artiste nommé
Nicolo, mais celles de la cathédrale de Ferrare sont plus soignées. Dans l'un et
l'autre édifice, on remarque des colonnes portées par des lions, une porte avec
les douze mois de l'année, la croix surmontée d'une main qui bénit, un saint à
l'intérieur d'une lunette, au-dessus de l'entrée principale, et une inscription
presque identique. Laderchi fait observer que la cathédrale de Ferrare fut la pre-
mière église italienne où l'on associa l'ogive au plein cintre, le style gothique au
style lombard.
LIVRE DEUXIEME. 285
stabilité des souverainetés terrestres, car la domination ponti-
ficale, qui se substitua en 1598 à celle des princes d'Esté, a
disparu elle-même à son tour.
Les deux côtés extérieurs de la cathédrale, presque entière-
ment en briques, ne sont pas semblables l'un à Tautre. Celui
du nord n'a rien perdu de son originalité : il a pour unique
ornement sa longue galerie, dont les colonnettes et les chapi-
teaux attestent une origine fort ancienne. Le côté méridional,
donnant sur la grande place où se tient le marché, est beau-
coup plus beau, et cependant il n'a pas conservé partout son
aspect primitif. On ne voit plus dans la partie supérieure les
gables formés d'assises alternativement blanches et rouges,
ornés de grandes rosaces à jour et séparés les uns des autres
par des pinacles octogones dans le bas et sexagones dans le
haut, décoration exécutée au quatorzième siècle (1). Deux
galeries superposées montrent des arcades cintrées que sou-
tiennent des colonnes accouplées. Dans la galerie du bas, les
arcades sont encadrées de trois en trois par un arc majestueux.
Au-dessous de cette galerie , une loggia et des boutiques de
chétive apparence (2) s'adossent à la muraille, au bout de
laquelle s'élève le campanile.
La loggia, dont un des côtés semble faire suite à la façade
de la cathédrale, fut construite en L473 par la corporation des
marchands de draps et de soieries, qui employa comme archi-
tectes les frères Jacomo et Albertino, ainsi que maestro de Lecho
et Ambrogio da Milano, « compagnons tailleurs de pierre » .
Ambrogio da Milano est l'artiste éminent qui sculpta le magni-
fique tombeau de Lorenzo Roverella, placé dans l'église de
Saint-Georges hors de la ville. En 18 40, on a un peu modifié
l'architecture primitive, afin de rendre la loggia plus spacieuse
et plus haute. C'est là que jadis les princes, les dignitaires, les
personnages riches se réunissaient pour assister aux tournois
et aux fêtes publiques qui avaient lieu sur la place. Une plate-
(1) Sur les deux piuailcs qui faisaient face au palais dvlLi lliojiojic, on avait
mis l'aijjle des princes d'Esté et les amies de la Coiniuunc.
2) 11 y eut là des boutiques dès 1327.
286 T/Allï FERllARAIS.
forme, entourée d'une balustrade de marbre, se trouvait au-
dessus du monument. Aujourd'hui , du côté de la façade du
Dôme, on remarque six bas-reliefs sculptés au douzième siècle
et représentant par des figures symboliques plusieurs des mois
de l'année (1). Ces bas-reliefs ornaient autrefois une des deux
portes latérales donnant sur la place du Marché, celle qui fai-
sait face à la rue de San Romano, et ils lui avaient valu le nom
de po7-te des Mois. Cette porte a été bouchée en 1718 et privée
de son ornementation en 1738 {"2). L'autre porte, plus rappro-
chée delà façade de la cathédrale, s'appelait \a porta dello Staro
ou porte du Boisseau, parce qu'on y avait sculpté un boisseau
et d'autres mesures de capacité à l'usage des commerçants :
elle fut condamnée avant 1594.
Le campanile quadrangulaire , orné d'un revêtement de
marbres blancs, rouges et noirs de Vérone et de l'Istrie, se
compose de quatre étages, ayant les uns et les autres sur chaque
face deux longues fenêtres dont la partie cintrée, trop courte
selon nous, repose directement sur les chapiteaux de deux
colonnes. Dans les angles se trouvent des pilastres en saillie.
Ce campanile a un aspect grandiose et compte parmi les plus
importants que la Renaissance ait produits en Italie, mais il
nous semble un peu lourd. Combien il est loin d'avoir l'élé-
gance non seulement du campanile de Giotto, à Florence, mais
du campanile de la cathédrale de Prato et de tant d'autres
que l'on admire à Rome! Il fut commencé en 1412, sur
l'ordre de Nicolas III d'Esté, et, si l'on en croyait la tradi-
tion et la Chronique souvent peu exacte de Marano, il aurait
eu pour premier architecte un ministre du prince, Nicole da
Campa, « ufjiciale alla hanca dei soldati » , ce qui ne paraît
guère vraisemblable (3). Quand la base , sur laquelle sont
sculptés les symboles des Évangélistes, fut achevée, il y eut,
faute de ressources probablement, une longue interruption
1^1) Ils ont été photographiés par Alinnri. Les autres sont encastrés dans un
niur à l'entrée du jardin botanique attenant au palais de l'Université.
1^2) L.-^. CiTTADEi.LA décrit tout au long l'ornementation de cette porte.
(Notizie relative a Ferrara, t. I, p. 93-94.)
(3) L.-N. CiTTADELLA, Notizie relative a Ferrara, t. I, p. 96.
LIVRE DEUXIEME. 287
dans Tentreprise. On ne se remit à la continuer qu'en 1151,
sous le règne de Borso (1), et l'on obtint que la Seigneurie de
Venise ne soumettrait les matériaux à aucune taxe. La direc-
tion générale fut confiée à Pietro Benvenuto (2), que Cristoforo
del Co.v,ça seconda comme architecte, et l'on chargea du travail
des marbres Bartolommeo dit Meo da Firenze, qui eut sous ses
ordres Loienzo de Giiido da Chonio^ Lucha de Jacomo da Firenze,
Lunardo de Nicholo de Maffei da Verona, Albertino Rasconi da
Maiitoua, Jachomo Lazaro da Venezia , Loreiizo de Frixi da
C/ioiuo [^), Aluixe da Venezia^ Fiorino et Matlia. En 1458, le pre-
mier étage était terminé; mais ce fut seulement en 14G6 qu'on
V plaça la statue de saint Maurelio, exécutée par Mathias di
Castelli de Milan (4), peinte et dorée par Zohane TruUo, qui
peignit et dora aussi cinq écussons avec les armoiries et les
devises de Borso et de la Commune. La construction du second
étage et du troisième suivit de près la construction du pre-
mier, car dès 1 464 il est question de leur revêtement de mar-
bre. Pietro BenveiiuiQ est toujours l'architecte en chef, mais
Meo de Florence est remplacé par Albertino et Jacoho Rasconi ou
Ilusconi de Mantoue^ qu'assistent Jacomo dit Barassa, Bei-nar-
(liuo da Verona^ Stievano et Donienego da Verona, Jachomo da
Varena, Zorzo da Como, Comando de Voltolina, Jacomo Mazol-
lela da Verona, Andréa et Jachomo de San Polo. En 1466, le
second étage est achevé; le troisième l'est à son tour en 1493.
L'année suivante, le duc Hercule I" commande à JDomenico di
Paride, fils de Niccolô Baroncelli, un dessin pour ie quatrième
étage, c'est-à-dire pour rachèvement du campanile; mais
{V) ISursu ht concourir à la dépense tons les hauts fonctionnaires et les princi-
pales villes (le ses Etats.
(2) Il fut nommé dagli Ordini pour avoir travaillé aux doux ordres ou étages
suivants avec son père Beiivenuti et son frère Giovanni, qui reçurent le même
surnoui. Giovanni dagli Ordini survécut à son frère Pietro; il eut une fille et
trois fils : Tecjhlo, Francesco et Alberto. Dans ses Notizic relative a Fenava
(t. II, p. 51), L.-N. Cittadella donne l'arhrc jjénéalogique de la fauiille lîen-
venuti.
(3) Lorenzo dut prohahlenient son suiiioiu aux ornements qu'il avait liiahi-
lude do sculpter.
;4) dette statue n'existe [)lus. Il eu est de méruc de la siatue de Saint Georges
terrassant le dragon.
288 L'ART FEURARAIS.
rarchitecte s'en tient, sauf quelques légères modifications, au
plan suivi jusqu'alors, et l'exécution incombe à Rinaldi et à
Jachomo Rasconi de Mantoue. Pour une cause que nous igno-
rons, tout resta en suspens jusqu'à l'époque d'Alphonse II.
Dans les dernières années du seizième siècle, Giovanni Bat-
tista Aleotti d'Argenta et Alessandro Balbi érigèrent le qua-
trième étage du campanile, si longtemps attendu, sans y ajouter
le couronnement, qui manque encore de nos jours.
A l'origine, la cathédrale était entièrement isolée, et, le
long des murs, il y avait des bancs de marbre à l'usage des
fidèles et des pèlerins.
Un vaste atrium précède l'église. On y distingue une pein-
ture circulaire due à l'un des plus anciens artistes de Ferrare
et représentant, en demi-figure, le Christ qui bénit de la main
droite et tient de la main gauche le livre des Evangiles ou-
vert (1).
L'intérieur de la cathédrale offre peu d'intérêt au point de
vue de l'architecture, quoiqu'il ne manque pas de noblesse.
Il a été refait au dix-huitième siècle par hrancesco Mazzarelli.
Avant le renouvellement de l'édifice, on y descendait par trois
marches; aussi se produisait-il parfois, en temps de pluie, des
inondations véritables; ce qui arriva notamment le 28 juin
1550 : les bancs flottaient à la surface de l'eau. Autrefois,
neuf marches de marbre rouge précédaient le chœur, et il fal-
lait en monter encore trois pour atteindre le maitre-autel.
Partagée en trois nefs, l'église a la forme de la croix grecque.
Sa longueur, sans compter l'atrium et le chœur, dépasse cent
mètres, et sa largeur est d'environ quarante mètres.
Dès le treizième siècle, on pava la cathédrale avec des mar-
bres rouges, blancs et légèrement azurés, de façon à former
des dessins, des cercles notamment. Le plus grand cercle se
trouvait devant le preshyterhnn. Peu à peu on s'imagina que,
en priant à genoux à l'intérieur de cette figure géométrique,
on pouvait gagner des indulgences, superstition qui engendra
(1) Bariffaldi, Vite, etc., t. I, p. .5, note 1.
LIVllE DEUXIEME. 289
des disputes entre les nombreux compétiteurs et décida, en
1608, l'évéqvie de Fenare à faire détruire le cercle.
Le chœur actuel, pourvu de pilastres richement sculptés,
fut construit aux frais du Chapitre et de la Commune par
Biagio Rossetti. Commencé le 19 mai 1498, il fut terminé le
4 mai 1499 (1). Pour décorer la nouvelle abside (2), Rossetti
choisit, dès 1499, un artiste de Modène ainsi qu'un certain
Nicolas de Pise, et le célèbre peintre Lorenzo Costa, qui devaient
représenter sur fond d'or, en mosaïque simulée, neuf figures
('. aussi bien peintes que les deux figures dues à Bochazino et à
Lazzai'o (3), ce dont Andréa Mantegna serait juge (4) » . Il est
probable que le projet de décoration fut réalisé, mais on n'en
est pas certain. Aujourd'hui, c'est un Jugement dernier par
Bastianino (1577-1580) que nous montre l'abside de la cathé-
drale. L'artiste de Modène mentionné dans le contrat dressé
en J499 était peut-être, soit Francesco Bianchi, dit Frari, soit
Setti di Ceccliino : tous deux, en effet, eurent des rapports avec
Ferrare. Sur 2sicolas de Pise, L.-N. Cittadella fournit quelques
renseignements. En 1512, Nicolas peignit, pour la confrérie de
la Mort, la Vierge et l'Enfant Jésus, avec saint Jacques, sainte
Hélène, deux anges et plusieurs autres figures. Dans un acte
de 152G, on le trouve désigné de la façon suivante : « Prœ-
stans vir niagister Nicolaus Pisanus pictor et civis Ferrariœ de
cont. S. Stephani, Jilius quondarn Bartholoniei de Bruzis de Pisis,
hahitator Bononiœ. » En 1528, il travaillait à Budrio.
(1) Les stucs et les dorures sur le mur semi-circulaire furent exécutés en 1583
par Agostino Bossi, Paolo Monferrato et Giulio Bongiovanni, sous la direction
(le l'architecte Alberto Schiatti. (L.-N. Cittadella, Notizie relative a Ferrara,
t. II, p. 69.)
^) L'abside précédente était ornée de mosaïques, et sur les vitraux «les fenê-
tres, vitraux exécutés en 1488 par maître Zoane Grasso, on voyait les fijjures de
saint Georges et de saint Maurclio. L'arc dominant l'entrée du chœur était cou-
vert aussi de mosaïques à fond d'or : des anges et des demi-figures de prophètes y
étaient représentés. (L.-N. Gittadklla, Notizie relative n Ferrara, t. II, p. 70.)
3) Dans le Triompha di Fortuna du Ferrarais Siçismoiido Fond, ouvrage
imprimé en 1526, le nom du peintre Lazzaro figure à coté des noms de Mante-
jjua, de Cosimo Tura et de Dosso. Un artiste a|jpelé Lazzaro travailla en 1503 aux
décors nécessaires à la représentation de quehpies comédies dans le Castello. Il
n'existe aucune peinture que l'on |)uisse attribuer à Lazzaro.
(4) L.-N. Cittadella, JSotizie relative a Ferrara, t. II, p. 70.
I. 19
290 L'A HT l'EI', UAIIAIS.
Au-dessus du maitre-aulel, on voit à la voûte de l'église un
agneau (symbole du chapitre métropolitain), qui fut peint en
1508 par Gabriele Bonaccioli. L'estimation de ce travail et de
quelques autres ornementations qui n'existent plus fut confiée
à Domenico Panetti, à Lodovico Mazzolino et à Bartholomeo
da Yenezia (1).
L abside, avons-nous dit, a pour décoration un JugemeiU
dernier. Cette fresque est l'œuvre capitale de Sehastiano Filippi,
dit le Bastiam'no (2). Elle a été inspirée par le Jugement dernier
de Michel- Ange. La Vierge a la même attitude que celle du
Buonarotti, et le Christ semble aussi maudire les réprouvés. Il
y a dans la composition beaucoup de vie et d'animation. La
couleur n'est pas trop sombre. C'est une peinture bien dé-
corative, assez haut placée pour qu'on ne fasse attention qu'à
l'ensemble et qu'on ne songe pas à critiquer les détails. « Elle
est si voisine de Michel- Ange , dit Lanzi, que toute l'école
florentine ne saurait lui en opposer une pareille. Il semble
incroyable que, dans un tel sujet, Filippi ait pu paraître si
nouveau et si grand. » Lanzi va beaucoup trop loin dans son
admiration, mais ses éloges renferment une part de vérité.
Imitateur d'un maître inimitable, Bastianino s'est comporté ici
en homme ingénieux et en peintre habile. Il commença en 157 7
sa vaste tâche, qu'il acheva, selon ses engagements, en trois an-
nées (3), moyennant trois cents écus d'or (4-). Deux figures de
femmes dans son Jugement dernier se rattachent à son histoire
personnelle. L'une, saisie par les démons, est, dit-on, la veuve
de Stefano Correggiari, la belle et riche Livia Grazioli, qui,
(1) L.-IN. ClTTADELL^, Kotizie relative a Fcrrara, t. II, p. 69.
(2) Bauuffaldi, t. 1, p. 450-455. — Ce fut Alplionse II qui décida la falaiquc
de la cathédrale à confier la décoration de l'abside à lîastlanino.
(3^ Il n'y euiploya pas sept années, ainsi tpic le dit Baruffaldi. Si les échafau-
dages furent enlevés seulement en 1584, c'est que le sculpteur Bu(jnoli en avait
besoin aussi pour exécuter les stucs qui ornent le chœur.
(4) Le dernier payement lui fut fait en 1581. (L.-jN. Ci'itadella, Notizie rela-
tive a Ferrara, t. I, p. 60-61.) Une restauration de la fresque a eu lieu en 1850.
M. Grcyorio Doari, auteur de cette restauration, a publié une description du
{■rand travail de Bastianino sous ce titre : JJescrizione ciel maestoso affreseo ili
SebaUiatio Filippi detlo Bastianino eseçjuilo nel catino dcl coro délia nu'tropu-
litana di Fcrrara. Ferrara, Bresciani, 1853, petit in-8".
LIVllE DEUXIEME. 291
api'ès avoir promis de l'épouser, lui préféra un autre mari (1).
A côté d'elle, ou lit sur un cartel : « Nul[Ium] mal[um]
imp[unitum]. » En revanche, la femme qui consentit à s'unir
au Bastianino est placée au milieu des élus (2), et elle regarde
avec mépris Livia Grazioli (3).
Si le Jugement dernier de Bastianino fait connaitie ce qu'était
devenue l'école ferraraise à la fin du seizième siècle, c'est-à-
dire à l'heure de la décadence, plusieurs autres peintures,
dans la cathédrale, nous reportent vers les débuts de cette
école ou nous permettent d'assister en quelque sorte à son
éclosion, puis à son plein épanouissement.
Gelasio di Niccolô ou Gelasio délia Masnada di San Giorgio
travaillait vers le milieu du treizième siècle. On lui attribue la
Madone qui se trouve au-dessus du sixième autel h droite. La
Vierge est maintenant afiublée d'un riche manteau à ramage
qui cache la peinture, et l'on a mis sur sa tète, ainsi que
sur celle de l'Enfant Jésus, une couronne d'argent. Dans
de pareilles conditions, comment apprécier l'œuvre du pein-
tre? A peine distingue-t-on les traits des personnages, dont les
carnations sont très foncées. Le visage de Marie semble avoir
un caractère auguste et même assez beau , qui ne semble
guère compatible avec l'art du treizième siècle. C'est peu
après 1340 que la piété populaire voua une vénération spé-
ciale à cette image , qui fut solennellement couronnée le
7 juin 1626 (4).
Une peinture d'Ettoie Bonaco s si orne le premier autel à
i^ij A la vérité, Schastiano avait encouru le reproche d'iiulilTéroiice eu recu-
lant son uiariajje jusqu'à l'achèveuient de sa frescjue.
(2) Filippi s'est placé avec elle à la droite de son propre j)alrou <|ui tient à la
main plusieurs flèches, et c'est sa mère que l'on voit à la gauche de saint Sébas-
tien, si l'on en croit M. Grejjorio I5oari.
(3) On peut lire le récit détaillé de ce que nous venons d indiquer, non seule-
ment dans les Vite de Bariffaldi, mais dans les Ihiccoiiti cdtlHicl italiani du
marquis Campoui. (Firenze, 1858, in-12, p. 60.) — Outre le .lu{;einent dernier, la
cathédrale possède deux ouvrajjes de Bastianino : l'un (au troisième autel à
droite) représente dans le ciel la Vierj;e, et sur la terre sainte Catherine et sainte
Barbe; l'autre (à l'autel du bras jjauche de la croix) nous montre la Circoncision.
(4) L.-iN. CiïTADELLA, Notizic iclutivc a Fcrrara, t. 1, p. 85.
292 L'AllT FEIUIARAIS.
(Iroilc : elle porte le nom de Tauteur et la date de 1448 (l).
Cette peinture, qui fut exécutée sur un des murs de l'atrium
et que Ton a transportée sur toile en 1734, représente la
Vierge avec Jésus mort. Malheureusement, elle a été entière-
ment repeinte, en sorte qu'on ne peut se faire une idée de la
manière d'Ettore Bonacossi (2).
Avec Cosimo Tara, nous nous trouvons en présence du plus
illustre peintre de l'ancienne école ferraraise. Deux grands et
remarquables tableaux de lui se font face dans le chœur (3),
après avoir servi de volets à des orgues qui n'existent plus (4).
Celui de pauche représente Saint Georges aux prises avec le
dragon, celui de àvoiieV Annonciatio7i. Un acte du II juin 1469
nous apprend que maître « Cosmè del Turra » reçut cent onze
lire pour l'exécution de ces deux ouvrages.
Saint Georges, bizarrement vêtu, monté sur un cheval blanc,
les pieds enfoncés dans ses étriers, plonge sa lance dans le
crâne du monstre, qui se tord, contracte ses ailes aux ner-
vures épineuses, darde sa langue de serpent et montre large-
ment sa gueule garnie de dents aiguës. Tourné vers la gauche,
le cheval regimbe et se cabre; sa crinière qui se dresse, ses
narines qui se dilatent, les veines de son cou qui se gonflent,
tout en lui témoigne de son épouvante. Quant au cavalier,
c'est une figure très accentuée, plus grandiose que gracieuse,
d'un relief rappelant celui des productions du Squarcione et
de ses imitatems. A droite, la princesse, que saint Georges
vient de sauver, est encore terrifiée; elle regarde en s'enfuyant
son libérateur avec une gratitude mêlée d'anxiété; les plis
agités de son vêtement indiquent sa précipitation ; elle ouvre
(1) BiRL'FFALDI, t. II, p. 388.
(2) L.-N. GiTTADELLA, 1" Notizic relative a Ferrara, t. I, p. 85, et t. II, p. 12 ,
2" Guida pel forestière in Ferrara^ 1873, p. 43.
(3) Nous ne sommes pas du même avis que Baruffaldi, qui dit en parlant de
ces tableaux : « ISoti mostrano tutto il buon fare di Cosimo » ^t. I, p. 64\
(4) Ces oijjues furent faites de 1465 à 1468. — En général, les organistes
étaient des prêtres de la cathédrale. (Voyez L.-N. Cittadella, Notizie relative a
Ferrara, t. I, p. 66-68.) — C'est en 1735 qu'on détacha les deux tableaux de
Tura des orgues qu'ils accompagnaient. Ils furent alors retouchés par le peintre
Giovanni Battisla Cozza.
LIVRE DEUXIEME. 293
les bras, et il semble que l'on entend ses cris. " A ses pieds,
un fleuve coule parmi des rochers que domine une montagne
composée de trois tronçons de cône superposés et entourés de
murailles à créneaux. Sur la rive opposée, le dragon est repré-
senté une seconde fois, mais en petite dimension (1). » Il est
à regretter que cet intéressant tableau soit placé trop haut et
ne soit guère éclairé.
Recevant un peu plus de lumière, V Annonciation se prête
mieux à Texamen. Sans être à l'abri de toute critique, elle est
très supérieure au Saint Georges. La scène se passe dans un
portique à coupole dont les arcades permettent d'apercevoir
un paysage animé de petits personnages (2). De chaque côté,
quatre anges en grisaille, d'un style élevé, sont peints sur des
panneaux d'or. Deux puissantes guirlandes de fruits complètent
la décoration du majestueux édifice, où l'on remarque sur une
barre de fer, assujettie à deux corniches se faisant face, un
chat et un oiseau. Au centre, une colonne sépare l'archange
Gabriel de la Vierge. Celle-ci, vue de face, est agenouillée à
droite, les yeux baissés. Cosmè lui a malheureusement donné
un de ces visages ingrats, aux contours anguleux et aux pom-
mettes saillantes, qui ne lui sont que trop familiers; mais les
mains jointes sont remarquablement exécutées. L'archange
a un genou en terre. Vêtu d'une tunique bleue et d'un man-
teau violet (3), il se présente presque de profil, tenant d'une
main un lis et bénissant de l'autre. C'est, croyons-nous, la
plus belle figure que Cosimo Tura ait jamais faite. On imagi-
nerait difficilement des traits plus purs, une majesté plus
sereine, une expression plus hautement religieuse. On sent
que cette noble créature, h la fois forte et légère, appartient à
un monde sans souillure, où Dieu divinise en quelque sorte
ceux qui l'entourent. Au lieu de copier la nature, selon son
(1) A. Ventl'p.i, Varie n Fenara nel periodo di Ilorso d'Esté, p. 71(5.
(2) « On remarque dans ce paysajje tics roclies amoncelées, avec des routes
tortueuses et des arlires sans feuillafje, motif assez fréquent chez les peintres
ferrarais. « (A. Venturi, L'arte a Fer/ara nel periodo di Borso d'Esté.)
(3) Dans le costume de l'anfje, comme dans celui de la Vierge, les plis mul-
tiples forment des cassures malencontreuses.
294 L'A UT FEIll'.AllAIS.
habiliulc, l'artiste a cherché dans son imagination le secret
de la beauté idéale et l'a trouvé. Aussi n'y a-t-il guère à Fer-
rare de tableau devant lequel on revienne plus volontiers que
devant V Anuonciation de Tura. La pâleur même des carnations,
dans le demi-jour du chœur, n'est pas dénuée de charme. Soit
que le silence règne dans le religieux édifice, soit que les chants
d'église se fassent entendre, on prend un plaisir de plus en
plus intime à contempler la céleste apparition, accueillie avec
tant de dévotion par la plus chaste et la plus humble des filles
d'Adam. Aussi n'avons-nous jamais regretté que l'œuvre de
Tura n'ait pas été transportée à la Pinacothèque pour y être
mieux vue. Les tableaux religieux veulent être examinés dans
un milieu religieux et perdent plus qu'ils ne gagnent à cette
pleine lumière qui a pour condition de fâcheux voisinages et
souvent de déplorables promiscuités.
Lorsque, quittant le chœur de la cathédrale, on se trans-
porte dans la sacristie des chanoines, on rencontre un tableau
dû à Domenico Panetti, qui fut un des élèves de Cosimo Tura(l).
Ce tableau, une des premières œuvres du maître, dit-on, repré-
sente la Vierge assise sur un trône avec l'Enfant Jésus devant un
rideau rouge entre deux ecclésiastiques à genoux. Si nous trouvons
peu agréables les plis que l'on remarque au coin des yeux du
Bamhino et les ombres trop noires mises sur son front et sur son
corps, nous n éprouvons à la vue de sa mère qu'un sentiment
de respectueuse admiration. Son visage un peu allongé, souve-
rainement pur et calme, est loin, dans sa douce austérité,
d'être sans grâce. La coiffure se compose de simples bandeaux,
et un manteau bleu couvre la tête. Quant aux figures à genoux,
représentées de profil, elles sont beaucoup plus petites que
celle de la Vierge. Elles n'en excitent pas moins l'intérêt par
l'accentuation des traits et les particularités delà physionomie.
Le personnage de droite, malheureusement peu visible, tient
à la main un béret rouge, peut-être à titre de cardinal, et
récite la Salutation angélinue dont le commencement est écrit
(1) Ké vers 1460, l'anelti mourut en 1511 ou en 1512.
LIVRE DEUXIÈME. 295
en grec sous ses yeux. Le personnage de gauche, vêtu de
noir, un lîéret noir à la main, est plus distinct, et son regard
dénote une vive intelligence. Aucun document n'a révélé jus-
qu'ici le nom de ces dignitaires du clergé ferrarais. Dans le
tableau de Panetti, les accessoires, traités avec beaucoup de
soin, ajoutent au charme de l'impression générale. Le trône
est orné de pilastres dorés sur lesquels se détachent des ara-
besques grises. A droite et à gauche se développe un charmant
paysage où les édifices se combinent heureusement avec les
détails d'une campagne accidentée, dans laquelle on aperçoit
un fleuve avec des barques, un berger avec son troupeau et
quelques autres petites figures. Sous le rapport du coloris, ce
tableau se rattache jusqu'à un certain point à l'école vénitienne.
Comme sentiment, il rappelle un peu, selon nous, une tou-
chante Vierge de Boccaccio Boccaccino qui se trouve au musée
de Padoue (1), et peut-être aussi la Vierge de Luini dont s'ho-
nore l'église de Santa Maria degli Angeli à Lugano. Même
accent de sincérité religieuse, même simplicité virginale,
même expression pensive, même attraction de bonté.
Tout autre est le style de Garofalo^ quoique ce peintre ait eu
pour premier maître Panetti (2). Cinq tableaux de Garofalo,
dans la cathédrale, permettent d'apprécier la manière qui lui
fut propre.
(1) La Vierge, dont les traits ont une .çjrâce exquise, est assise de face sur un
banc avec l'Enfant Jésus, la tête couverte d'un voile sur lequel est ramené le
manteau. On ne voit point le bas des jambes. L'Enfant Jésus, tenant de la main
droite un chardonneret, lève les yeux vers sa mère ; une petite ccbarpe, jetée
sur les jambes, passe sur le bras droit et la poitrine. Ce tableau, d'un coloris
moins clair que celui qui est familier à Boccaccino, est entouré d'un admirable
cadre. 11 se trouvait autrefois dans le couvent des Eremile.
MM. Crowe et Gavalcaselle (t. VI, p. 511), constatant une certaine analojjie
entre le style de Panetti et celui des fresques qui ornent la cathédrale de Cré-
mone, ne seraient pas éloi{;nés de croire que Panetti aida lioccaccino dans cette
circonstance, ou que du moins il fut l'élève du maître crcmonais. S'il travailla
aux fresques de la cathédrale, ce ne peut être qu'à celles de la tribune, exécutées
de 1505 à 1506, car les autres furent faites entre 1514 et 1518, et Panetti
mourut en 1511 ou en 1512. Quant à la supposili(jn d'après lacjuelle Panetti
aurait été l'élève de Boccaccino, elle nous sendjle diftii'ilc à admettre, vu que
tous deux na(iuircnt vers 1460.
(2) Benvenuto Tisi da Garofalo naquit en 1481 et mourut en 1559.
296 T/Ar.ï FEU U AU AI S.
Aux côté? de la porte principale, à l'intérieur de l'église,
on aperçoit tout d'abord, pleines de noblesse et de simplicité,
les Heures de Saint Pierre et de Saint Paul, constituées en
quelque sorte les gardiennes du lieu saint, dans lequel elles
semblent souhaiter aux fidèles la bienvenue. Ce sont des pein-
tures à fresque. A l'origine, elles ornaient le chœur de San
Pietro. En donnant au recteur de cette église cent écus destinés
à d'urgentes réparations, Mgr Grispi, archevêque de Ferrare,
obtint qu'elles lui fussent cédées; c'est lui qui les fit scier et
transporter, en 17 45, à l'endroit qu'elles occupent aujour-
d'hui (l).
Garofalo est aussi l'auteur du Saint Pierre et du Saint Paul
placés aux côtés de l'autel qui se trouve au fond du bras droit
de la croix. Les deux apôtres sont peints sur toile. Saint Pierre,
vu de trois quarts h droite, est vêtu d'une robe bleu clair et
d'un manteau jaune; il a des cheveux gris et courts qui frisent,
ainsi qu'une barbe blanche, courte aussi. La tête, un peu
abîmée, est expressive et a du caractère. Ce Saint Pierre, en
somme, nous semble préférable à celui que nous avons
signalé à l'entrée de la cathédrale. Quant au Saint Paul, il ne
manque ni d'énergie ni de noblesse, mais son teint, d'un rouge
cuivré, est désagréable. Il a la tête chauve etporte une longue
barbe châtaine. C'est évidemment un contemporain du peintre.
Garofalo a été souvent mieux inspiré.
C'est la même main qui a exécuté, en deux tableaux,
V Annonciation que l'on voit dans le petit chœur. Les types de
l'ange et de la Vierge sont beaux et purs.
La Vierge libératrice, ainsi nommée parce qu'elle fut peinte
à l'occasion d'une peste (1532), nous paraît au contraire une
œuvre assez médiocre. C'est une figure épaisse et sans charme.
Elle est représentée dans les airs, implorant la miséricorde
divine pour le peuple de Ferrare. Peut-être faut-il imputer en
partie aux ravages du temps et à une restauration fâcheuse
la mauvaise impression que produit cet ouvrage. Il se trouve
(1) BARiiFAi.ni, Vite, etc., . p. 341, note 1.
LI\'RE DEUXIEME. 29T
dans la chapelle du Saint-Sacrement, à gauche du chœur.
Le plus beau tableau de Garofalo que possède la cathédrale
orne la troisième chapelle à gauche. Il représente une Vierge
glorieuse {\). On le vovait jadis dans Fëglise de Saint-Sylvestre.
Il fut peint en 1524. Sur la dernière marche du trône delà
Vierge sont à genoux un saint vieillard (probablement saint
Jérôme) et saint Jean-Baptiste (2), tandis qu'au premier plan
se tiennent deux évéques : saint Maurelio et saint Louis de
Toulouse (3). Derrière ceux-ci se montrent deux tètes dans le
clair-obscur, une tète de jeune homme et une tète de jeune
femme. Au fond, de chaque côté du pilier auquel est adossé le
trône, un paysage accidenté s'étend dans une atmosphère
bleue. Ce tableau, d'une admirable couleur, est parfaitement
conservé et tout h fait intact. On ne se lasse pas d'admirer le
charmant visage et la nwrhidezza des carnations du divin En-
fant, qui, debout devant sa mère et maintenu par elle, semble
vouloir se porter vers saint Jérôme, mouvement que l'on
s'explique sans peine quand on considère l'intensité de la fer-
veur du vieillard qui lève vers lui sa belle tète. Quant à la
Vierge, elle offre un remarquable spécimen du type familier
à Garofalo et de la coiffure qu'il donne le plus souvent à ses
Madones : les cheveux sont partagés en bandeaux et forment
des touffes à côté des tempes.
Passer de Garofalo h Girolamo Sellari da Carpi, c'est passer
du maître à l'élève (4). Dans la sacristie des chanoines et des
bénéficiers de la cathédrale, on voit un portrait d' homme en pied
dont Girolamo da Carpi est l'auteur et qui fait penser un peu
aux portraits du temps de Henri II (5). Le personnage, aux
(1) Voyez Vasari, l. VI, p. 463, note 2; Baruffai.di, t. I, p. 329; L.-^. Cit-
TADELLA, Beiiveiiuto Tisi, p. 40; Rio, L'art chrétien, t. III, p. 4G3. — Phot.
tl'Alinari, n" 10714, piccola.
1^2; On a soutenu que, dans cette Hgure, coinine clans le Saint Jean-Papliste de
la Madonna del pilastro ,^tableau qui appartient à la Pinacothèque de Fcrrare),
l'auteur s'était représenté lui-même.
(3) On voit à ses pieds une couronne. Ce personna{;c ne doit donc pas être
saint Sylvestre, comme on l'affirme d'ordinaire.
(4) Girolamo da Carpi naquit en 1501 et mourut en 1556.
(5) La couleur a passé au jaune.
298 L'AF.T FEIIRAUAIS.
cheveux noirs et courts, porte des moustaches et une barbiche.
Il a des souliers blancs, un justaucorps rouge, une collerette
blanche h gros plis maintenant le cou raide. Son bras gauche
s appuie sur le pommeau de son épée, attachée à son côté. Sa
main droite, qui pend, tient un sac blanc et or. Le visage
exprime Ténergie et la finesse, à l'exclusion de la bonté. Si
Ton en croyait l'inscription apposée sur le tableau, cet homme
ne serait autre que Guglielmo Adelardi, à qui est attribuée
la fondation de la cathédrale, et la peinture aurait été exécutée
d'après une statue du XIT siècle trouvée en 1515. Mais l'in-
scription est certainement apocryphe et est démentie par le cos-
tume comme par les traits de la figure peinte par Girolamo
da Carpi (1).
Domenico Mona fut un des derniers peintres de l'école ferra-
raise au XVP siècle. Il est l'auteur d'une Mise au tombeau placée
dans la sacristie capitulaire. Ce tableau, où figurent de nom-
breux personnages, est, d'après Laderchi, la meilleure œuvre
de Mona, mais c'est une œuvre de pleine décadence.
Il n'y a pas dans la cathédrale que des tableaux dus à des
peintres ferrarais. L'école de Bologne y est représentée par
deux peintures qu'exécutèrent Francesco Raibolini (Francia)
et Barbiei'i da Gento (le Guerchin) .
Le tableau de Francia, admirable de coloris, décore la cha-
pelle qui précède le bras gauche de la croix. Dans le ciel, au
milieu d une ogive de lumière, bordée de bleu, Jésus cou-
ronne la Sainte Vierge; au-dessous, apparaît à mi-corps un
petit ange tenant de la main droite une banderole sur laquelle
on lit ces mots : Gloria hec est omnibus sanctis. Dans le bas du
tableau se trouvent deux groupes comprenant chacun quatre
saints debout. Entre ces groupes, deux saintes sont à genoux
devant un charmant enfant nu, couché à terre, qu'on recon-
naît, à la blessure de sa tète, pour un des saints Innocents. Cet
enfant, dont la tête est tournée vers le fond du tableau, est
vu en raccourci; son gracieux corps a la souplesse même de la
(1) Voyez L ->\ Cittadella, Notizie relative a Fenara, t. I, p. 65.
LIVRE DEUXIÈME. 299
vie. Dans le groupe de gauche, les figures de saint André et de
saint Jean-Baptiste sont particulièrement belles. Au fond se
développe un paysage mouvementé, que domine une ville
riche en édifices. Sur le devant, à terre, un papier contient
l'indication suivante : Franciscus Francia aurifex faciehat.
Yoici ce que Vasari dit de cette peinture : « Voulant n'avoir
rien à envier aux cités voisines , les Ferrarais résolurent
d'orner leur cathédrale d'une œuvre de Francia et lui com-
mandèrent un ta])leau, où il fit un grand nombre de figures et
qui fut appelé le Tableau de tous les saints (1). »
Le sujet traité par le Guerchin (au bout du bras droit de la
croix) est le Martyre de saint Laurent, aux côtés duquel on voit
le Saint Pierre et le Saint Paul de Garofalo dont il a été déjà
question. Le jeune saint, très pâle, a une expression fort tou-
chante. Il semble demander au ciel le courage nécessaire pour
supporter la douleur qui le torture. Il n'y a rien de banal ni
de conventionnel dans cette figure, très supérieure à toutes
celles qui l'entourent (2). Le tableau dont nous parlons fut
commandé à Guerchin en 1G29 par le cardinal Lorenzo Ma-
galotti, évêque de Ferrare.
Au-dessous de ce tableau se trouvent les restes de la Bien-
heureuse Lucie Broccadelli de Narni, née le 3 décembre I470,
(i) Vasahi, t. III, p. 542. — Crowk et Cavalcaselle, t. V, p. 604-605. —
Alinari a photographié ce tableau ^n" 10713, piccoln).
(2) Un autre tableau du Guerchin, non moins intéressani, se trouve clans
l'église de Santa Maria délia Pieta de Teatini, où il orne l'autel du bras «jauche
de la croix. Ce tableau (photographié par Alinari, n° 10717, piccola, et habile-
ment restauré par M. F'ilippo Fiscali) représente la Purification de la Vierge.
Vue de profil à droite, la Vierge, très jeune, la tète enveloppée d'un voile, tient
entre ses bras l'Enfant Jésus et a un genou sur la marche d'un autel. Derrière
elle se trouvent saint Joseph debout et une jeune femme. La tète de celle-ci se
détache sur le ciel, que laisse voir une majestueuse arcade. A droite est assis Si-
méon, vieillard à longue barbe, (jui ouvre les bras pour accueillir Jésus. Au second
plan, on remaïque deux beaux jeunes gens, dont l'un tient un flambeau dans
lequel est un cierge allumé. Au-dessus, un grand rideau rouj;e est soutenu par
deux petits anges nus, très beaux aussi (l'un est vu de côté, l'autre de face), qui
volent avec aisance. C'est un très bon tableau, d'un coloris discret, où le Guer-
chin sort de sa banalité ordinaire. Ce peintre, né à Cento en 1590, mourut en
1666. — Dans l'Église des Stigmates de saint François, on voit également (au-
dessus du maitre-autel) une (luvre distinguée du même artiste : elle représente
un saint François.
300 l'art FERRAllAIS.
morte le 15 novembre 1544. Après avoir perdu son mari,
Lucie prit l'habit du tiers Ordre de Saint-Dominique. Elle vécut
quelque temps à Rome, puis se transporta à Viterbe, où les
stigmates du Christ s'imprimèrent sur son corps, comme ils
s'étaient imprimés sur celui de saint François d'Assise. Sa
réputation de sainteté parvint jusqu'à Ferrare, et Hercule P'
voulut qu'elle y fondât un monastère. Les habitants de Yiterbe
ne consentant pas à la laisser partir, les émissaires du duc
eurent recours à un stratagème et la firent sortir en la cachant
dans un panier. Elle avait alors vingt-trois ans. Hercule I"alla
solennellement à sa rencontre le 6 mai 1499 et ordonna de
construire pour elle et ses futures compagnes le monastère de
Sainte-Catherine de Sienne , qui fut consacré par Méliaduse
d'Esté, évêque de Comacchio. Les visions de Lucie eurent un
grand retentissement, et ses contemporains lui reconnurent le
don de prophétie. Pendant le séjour à Ferrare des personnages
convoqués aux fêtes qui eurent lieu à l'occasion du mariage
d'Alphonse d'Esté avec Lucrèce Borgia, le duc Hercule mena
ses hôtes au couvent de Sainte-Catherine de Sienne pour leur
montrer les stigmates de Sœur Lucie (vendredi 4 février 1502),
et l'ambassadeur de France, MgrRocca Berti, emporta comme
souvenir quelques linges imprégnés du sang de la sainte reli-
gieuse (1). C'est en l'honneur de Lucie de Narni quEttore di
Antonio Bonacossi décora une loggietla dans le couvent qu'elle
habitait. Le peintre nommé Nicolas de Pise, dont nous avons
déjà parlé, exécuta pour elle un tableau où il introduisit Her-
cule P% qui lui avaitcommandé cette peinture. En 1502 sortit de
l'atelier àe Fraiicesco Maineri da Parma une tête de saint Jean-
Baptiste, qui fut donnée à la pieuse Sœur. On voit que Lucie
de Narni unissait à la ferveur religieuse le goût des arts.
A l'intérieur de la cathédrale, plusieurs sculptures méritent
d'attirer l'attention.
Dans la première chapelle à gauche, un Bapiisti-re de forme
(1) Fnizzi, Memorie per la stotia di Ferrara. t. IV, p. 193-195. — Ponsi
DoMESiCANO, Vita délia B. Lucia da Narni. Roma, 1711, in-4'\ — Bousetti,
Hist. Cfymn. /en-., t. I, p. 197 — Gregorovius, Lucrèce Borgia, t. II, p. 52.
LIVRE DEUXIEME. 301
octogone est un des spécimens de la sculpture à Ferrare vers
Tan 1000 ;i).
Du onzième siècle, les cinq statues de bronze qui ornent
lautel placé dans le bras droit de la croix en face de la nef de
droite nous font passer au quinzième (2). Elles représentent
le Christ en croix, la sainte Vierge, saint Jean l'Évangéliste,
saint Georges et saint Maurelio. Le Christ, la Vierge et saint
Jean eurent pour auteurs Nicolo Baroncelli et son fils Gio-
vanni (1450-1453). Giovanni et son beau-frère, Domenico
Paris, de Padoue, exécutèrent, de 1453 à 146G, les figures de
saint Georges et de saint Maurelio (3).
Sans quitter les bras de la croix, on voit dans des niches les
bustes en terre cuite des Apôtres, raodele's vers 1524 par Alfonso
Ciitadella, dit Alfonso Lombardi (4). Le nom seul de Lombardi
excite lintérèt, car cet artiste renommé était doué d'un réel
talent ; mais on ne peut oublier que Fart était entré déjà dans
une voie qui menait à la décadence.
Parmi les œuvres d'art que possède la cathédrale de Ferrare,
les stalles sculptées et enrichies de marqueteries qui garnissent
le chœur ne sont pas les moins attachantes. Commencées en
1502, elles furent terminées en 1525. Divers artistes y travail-
lèrent. Il n'est donc pas étonnant que tout n'y soit pas égale-
ment remarquable. Mais les détails exquis y sont assez nom-
breux pour captiver longtemps l'attention. Quoique exécuté
de 1531 à 1534, le trône épiscopal lui-même est charmant et
d'une exécution qui fait grand honneur à Lodovico de Brescia
et à Luclîino (5).
Dans la tribune, derrière le maitre-autel, se trouvait autre-
fois le tombeau du pape Urbain III (Umberto Grivelli de Milan).
Le sarcophage datait seulement de 1305 ; et c est en 1458 qu'il
(1) L.-ÎN. CiTTADELLA, Nothie relative a Ferrara, t. I, p. 50. — Dans le
ch. H du liv. III, nous donnerons quelques détails sur le haptistère.
2) Voyez la lettre de l'abbé Giuseppe Anlonelli, bililiolliécaire de Ferrare, à
Miclielanfielo Gualaiidi, lettre insérée dans les Memorie oriç/inali ital. di bclle-
arti. Hologna, 1843, n" 121.
(3) jNous reviendrons sur ces statues dans le rli. i du liv. III.
(4) Voyez danslecli. i du liv. III la description et l'appréciation de ces bustes.
(5) Voyez le ch. ii du liv. III.
302 I/AlkT FEU 1'. AU Aïs.
liit place'' sur quatre colonues de marbre rouge, exécutées par
le Florentin Paolo di Lucca et son cousin Meo di Checco, à
répocnie de Borso. Élu à Vérone, où était mort son prédéces-
seur, Urbain III, qui ne put entrer à Rome, régna du I" dé-
cembre 1185 au ±0 octobre 1187. Il mourut à Ferrare du
coup que lui porta la prise de Jérusalem par Saladin, se sou-
venant que sous un pape du même nom que lui (Urbain II), la
ville sainte avait été arrachée aux musulmans. Dans Finscrip-
tion en lettres d'or qui fut gravée sur son tombeau (1), on avait
confondu Fépoque de son avènement avec celle de sa mort :
cette erreur s'explique par le long espace de temps qui s'écoula
entre le décès du Souverain Pontife et la mise de l'inscription
sur le monument en 1460. Le tombeau d'Urbain III fut détruit
quand on renouvela l'église au dix-huitième siècle, et les
colonnes qui supportaient le sarcophage servirent à orner
l'autel dédié à saint Vincent et à sainte Marguerite. Quant à
la plaque de marbre contenant l'inscription, elle a été encas-
trée dans le mur de la tribune (2).
On ne doit pas sortir du chœur sans avoir parcouru quel-
ques-uns des missels et des psautiers, ornés de fort belles
miniatures (3) . Ces libri corali, qui contiennent les offices de
toute l'année, sont au nombre de vingt-deux.
Quand on se trouve à Ferrare pendant les neuf jours qui
suivent la fête de saint Georges, fête célébrée le 2\ avril, on
a loccasion d admirer, dans des armoires vitrées, le long des
parois intérieures du chœur, des objets d'orfèvrerie ordinaire-
ment invisibles au public. Voici ceux qui nous ont paru le
plus intéressants : Bras de saint Georges, soutenu par un
motif d'architecture (1388). Il a été refait partiellement en
1499 par maître Zeniignan de Bozon et maître Francesco. —
Bras de saint Maurelio en argent doré et émaillé , œuvre de
\\) Cette inscription a été reproduite par Fnizzi dans ses Meinorie per la storin
(UFcnara, t. II, p. 28.3.
2^ Fiiizzi, Minnorie per la stoiiu di Fenaia, t. II, p. 281-283. — L.-N. Cn-
TADELLA, Sotizie relative a Ferrara, t. I, p. 55-56.
(3) Voyez l intéressante étude que leur a consacrée Mj;r Giuseppe AntoncUi.
Nous les examinerons en parlant de la Miiiialurc a Ferrare ^liv. IV, cli. il).
LIVllE DEUXIEME. 303
maître Simone di Giaconio di Alemagna. Il coûta trois cent
cinquante-six Lue et quatre soldi. Commencé en 1455, il fut
achevé le 7 février 14-56. C'est Vincenzo de' Lardi, massier de
la fabrique, qui le commanda. — Coffre en argent doré, ser-
vant à garder l'hostie consacrée. Le pied, ciselé et garni de
pierres précieuses, est orné de quelques petites têtes émail-
lées. Les statuettes du Christ, de la Vierge et de saint Jean
complètent la décoration de ce coffret. — Croix en cristal sur
un pied doré. Elle fut exécutée entre 1432 et 1437 par maître
Cabrino de Crémone, qui travaillait à Ferrare. — Bustes
d'apôtres. — San Giovanni, archevêque de Ravennc, belle et
ascétique figure. — Reliquaire en ivoire ayant la forme d'un
coffret et orné de figures. — Reliquaires en argent et en cristal
avec des pierres précieuses, des nielles, des émaux. — Bustes
de saint Georges et de saint IMaurelio. — Paix exécutée au
seizième siècle.
Au nombre des richesses de la cathédrale figurent également
huit rjrandes tapisseries dont, chaque année, on décore les côtés
de la grande nef depuis le 24 avril jusqu'au 7 mai, entre les
deux fêtes de saint Georges et de saint Maurelio. Le Chapitre
les commanda le 15 octobre 1550 au Flamand Giovanni Kar-
cher , établi à Ferrare (1). Elles furent terminées en 1553.
Nous en reparlerons avec détail en nous occupant de Garofalo
et en traitant de la tapisserie (2).
A la cathédrale se rattachent des souvenirs multiples. Com-
bien d'imposantes cérémonies y ont eu lieu pour célébrer les
mariages et les funérailles des princes et des grands person-
nages de Ferrare, pour fêter l'avènement de chaque souve-
rain, pour faire honneur aux rois, aux empereurs, aux papes
venus dans la ville! En 1177, Alexandre 111, avant de se
1^1) Avant l'époque trilei('ulc II, la talliûdrale s'ôtail à plusieurs reprises
procuré des tapisseries. En 1466, un évètjue de Ferrare s'était adressé à Juhaniu-s
de Francia pour avoir des dosscrets. Un autre évccpic, en 1494, avait acheté à
Venise quatre pièces représentant des verdures.
(2) Gliaque pièce, avec la hordure, mesure 44 Ijrasses 54. D'après les calculs
de L.-N. Gittadella, l'ensein'jle coûta 962 ccus 42, somme équivalant à
5,12;) fr. 074. [Sotizie relcttlue a Ferrani, t. II, p. 165, note 2.)
304 L'Al'.T FEUllAUAIS.
rendre à Venise où il allait traiter avec Frédéric Barberousse
vaincu par la ligue lombarde, consacra le maître-autel de la
cathédrale. Grégoire YIII y fut donné comme successeur à
Urbain III en 1187 par vingt-six cardinaux et y fut consa-
cré (1). Innocent IV y prêcha en revenant du concile de
Lyon (1251). On y ouvrit le concile œcuménique convoqué
par Eugène IV (1438) et transporté bientôt à Florence (2).
Enfin, Pie II, Paul III, Clément VIII, Pie VI et Pie IX y ont
célébré la messe. Pendant le séjour que Clément VIII fit à
Ferrare, on y admira des tapisseries que le Pape avait appor-
tées de Rome : elles avaient été exécutées d'après les cartons
de Raphaël et représentaient des traits de la vie de saint Pierre
et de saint Paul.
De curieux spectacles y furent organisés jadis, notamment
en 1503. On représenta la Crèche avec les Mages (6 janvier),
et l'Annonciation (25 mars). Le dimanche des Rameaux, le
spectacle fut plus solennel encore : au-dessus des maisons
disposées devant le maître-autel, le ciel s'ouvrit tout à coup,
et les musiciens d'Hercule F", déguisés en anges, figurèrent
les concerts du paradis, en présence du duc et de nombreux
gentilshommes. Cette représentation coûta quinze cents ducats.
Enfin, le vendredi saint, toute la cour assista à la Passion : un
ange, descendant du ciel, s'abaissa vers Jésus pour lui présen-
ter le calice dans le jardin des Oliviers, et l'on vit sortir des
limbes, en célébrant les louanges de Dieu, les habitants de ce
séjour, qui n'étaient autres que les chanteurs du prince (3).
Ce goût pour tout ce qui frappe les yeux se manifestait
(1) Grégoire VIII (All3erto ili Mora, de Béncvent) mourut à Pise le 17 décem-
bre 1187, au moment où il cherchait à réconcilier cette ville avec Gènes, atin de
tourner les forces de ces deux républiques contre les musulmans, devenus réceui-
iiient maîtres de Jérusalem. Il fut enseveli dans la cathédrale de Pise. (Gregorci-
vics, Geschichte der Stadt Rom, t. IV, p. 573, et Les tombeaux des Papes^ p. 110.
(2) Les séances furent inaugurées par un discours du célèbre Bessarion.
(3) Les simples particuliers organisaient chez eux des représentations du même
genre. Ainsi, en 1510, on prépara pendant la semaine sainte, dans le palais
donné par Hercule I" à Giulio Tassoni (aujourd'hui palais Pareschi\ « un appa-
reil en forme de sépulcre où fut mise la croix du Christ » . — L.->i. Gittadei.la,
j\otizic teliitive a Fcririni, t. I, p. 378.
LIVRE DEUXIEME. 305
jusque dans certaines processions, où les hommes et les femmes
s'accoutraient de façon à figurer non seulement les anges et
les saints, mais la Vierge et Dieu même, sans compter les
démons. A l'année 1 440, les livres de la sacristie mentionnent
les dépenses faites pour préparer des ailes. Il est probable
qu'à Ferrare, dans la ville habitée par le duc, on ne sera pas
resté au-dessous de Modène, ville appartenant aussi au duc de
Ferrare. Or, le chroniqueur Lancellotti raconte qu'en 1500 on
fit à Modène, pendant neuf jours, des processions pour préve-
nir la descente des Turcs en Italie, et que ces processions
comprenaient des prophètes, des anges. Dieu le Père, trois ânes
chargés de vivres, un géant, un ours, les Mages, la Vierge et
l'Enfant Jésus, deux diables, les Vertus, l'Envie traînée par un
démon, des démons enchaînés et traînés par saint Bernard et
par saint Paul, un Christ mort, les apôtres, des moines, des reli-
gieuses, saint Dominique, saint François, saint Sébastien, saint
Michel, Jésus-Christ, la Vierge morte au milieu des apôtres (I).
Dans les temps anciens, avant que la cathédrale possédât les
huit grandes tapisseries dont elle est fière, on se servait, pour
décorer la nef dans les occasions solennelles, de fleurs et de
feuillages disposés en guirlandes {"2). Le jour de la fête de
saint Georges et à Pâques, on avait recours à ce genre d'orne-
mentation combiné avec des toiles sur lesquelles étaient peints
des sujets empruntés à l'Écriture sainte. Michèle Ongaro fut un
des artistes qui consacrèrent leurs pinceaux à des peintures
de ce genre (1453, 1459). Lorsque Ludovic le More, marié à
Béatrix d'Esté, vint à Ferrare en 1193 et qu'il entra dans la
cathédrale, deux petits enfants, transformés en anges et placés
sur une architrave, répandirent aux pieds du duc de Milan et
des personnages qui l'accompagnaient une pluie de roses, de
thym et d'autres plantes odoriférantes. Parmi les objets
rehaussant d'ordinaire l'éclat des grandes cérémonies, se trou-
vait un grand tapis en poils de chameau fait à Erzeroum.
(1} L.-i\. CiTTADELLA, Notizie relative a Ferrara, t. T, p. 377.
(2) C'est au bord de la mer, peut-être à Mesola, qu'on allait couper des
l)ranches de chêne vert.
I- 20
306 L'AllT FEUUAIIAIS.
Ouaut aux vèteinents sacrés, ils étaient couverts de broderies
et de pierres précieuses ; parfois même on y voyait des figures
de saints. Le peintre Antonio da Venezia et le sculpteur Gio-
vanni Baroncelli livrèrent des dessins pour la chape portée par
l'évéque quand l'empereur Frédéric III conféra la dignité
ducale à Borso : sur cette chape brillaient mille cinquante
perles (1).
ÉGLISE DE SAINT-ANTOINE, aljbé in Polesine.
Cette église fut fondée par la Bienheureuse Béatrice II
d'Esté (2).
Fille aînée d'Azzo Novello et de Giovanna, première femme
de celui-ci, Béatrice naquit probablement entre 1222 et 1231,
non à Ferrare où dominait alors Salinguerra II, rival d'Azzo
Novello, mais dans les États héréditaires de la maison d'Esté.
C'est cependant à Ferrare qu'elle passa presque toute sa vie
et qu'elle mourut. On ne sait pas ce qui la détermina à em-
brasser la vie religieuse. Peut-être y fut-elle poussée par
l'exemple de sa tante Béatrice de Gemola. Peut-être sa réso-
lution eut-elle pour cause le chagrin qu'elle éprouva, dit-on,
en apprenant que Galasso Manfredi, au moment où elle allait
l'épouser, avait été tué dans une escarmouche. Ce fut le
2G juin 1251 que, en présence de l'évéque de Ferrare et des
personnages les plus marquants de la société civile et ecclé-
siastique, elle entra en religion. Elle reçut alors de l'évéque et
(1) On peul lire, dans les Notizie relative a Ferra/a de L.-ÏN. Gittadella ^t. I,
p. 73-77, et t. II, |). i56-158\ les noms de plusieurs lirodeurs du quinzième et
du seizième siècle. Parmi ces Ijroden.rs, il y en a de Crémone, de Milan, de Man-
touc. — Voyez aussi A. Vkntit.i, / prliiuirdi ciel rinasciniento ariistico a Fcr-
rnrn, p. 36-37; Vente n Feirara nel periodo di Borso d'E.ite, p. 744-745; Rcla-
zioni artistiche tra le corti di Milano e Ferraia nel secolo XV, p. 252.
(2) Il y eut dans la famille d'Esté deux Béatrice qui furent proclamées Bien-
heureuses. La première, tille d' Vzzolino et de Sofia, naquit vers 1191 et mourut le
10 mai 1226, après avoir fondé sur le territoiie de Padone le monastère de Saini-
.Tean-I5aptiste di Monte di Gemola, qui fut plus tard transféré à Badoue. (Frizzi,
Mon. per In storia di Fcrniru, t. III, p. 71.)
LIVRE DEUXIEME. 307
des chanoines l'église de San Stefano délia Rotta, située à Fuo-
comorto dans le voisinage de Ferrare, avec les terres qui en
dépendaient, sous la condition de donner chaque année à la
cathédrale une livre de la meilleure cire le jour de saint
Georges. A Medelana de Padoue, la seule compagne qu'elle
eut d'abord, s'adjoignirent bientôt d'autres Sœurs. Dès 1256,
les religieuses étaient assez nombreuses pour se trouver à
l'étroit dans l'habitation qu'elles occupaient auprès de San
Stefano délia Rotta : elles achetèrent aux ermites de Saint-
Augustin, auxquels on accorda l'église de Saint- André comme
compensation, l'église de Saint-Antoine, située dans l'île ou
Polésine de Saint-Antoine (1). Béatrice fit commencer aussitôt
par l'architecte maest7-o Tigrùio la construction d'un couvent,
qui n'était pas encore terminé en 1268, car un bref de Clé-
ment IV, sur lequel on lit cette date, autorise à démolir les
bâtiments attenant à San Stefano délia Rotta et à en utiliser
les débris dans le nouvel édifice. La fille d'Azzo Novello ne le
vit pas achevé. Elle mourut vers 1262 dans une installation
provisoire. A la suite d'un échange de lettres avec Alexan-
dre IV, elle avait adopté la règle de Saint-Benoît (1257). Si
elle employa plus d'une fois son crédit au profit du monastère
dont elle fut la fondatrice, elle ne voulut jamais accepter le
titre d'abbesse, tant son humilité était profonde. Regardée
comme une sainte, elle fut peu après sa mort honorée d'un
culte qu'approuva en 1774 un décret de la congrégation des
rites, et on lui attribua d'éclatants miracles. Sa fête se célèbre
le 19 janvier (2).
(1) La branche du Pô où se trouvait cette île fut coiiipiisc plus tard dans la
ville. De Itonne heure, rette hrani-hc fut envahie par le limon du fleuve; on dut
en creuser le lit en 1324, mais sous îNicolas III elle était de nouveau ohstruée et
l'on y marchait à pied sec; elle prit alois le nom de rue délia Ghiaia, et en i'*Oi
on commença à élever des constructions sur ses bords. En 1451, l'ile fut annexée
à la ville et ceinte de nmrailles du côté méridional, travail confié à Pietrobacno
Brasavola, puis à Benvcnuto dagli Orclini et à Cristnforo ilclla Caritulorci .
(Fnizzi, Mem. per la storia di Ferrara, t. IV, p. 10. )
(2) Frizzi, Mem. per la storia di Ferrara, t. III, p. 108-185. — L'aiihé
Girolamo Baruffaldi (arrière-neveu de l'archiprètre Girolamo iJaruffaldi), Vitit
ddia B. Béatrice II d'Esté. Ferrara, 1777.
308 L'AllT FERRARAIS.
Au monastère annexé à l'église de Saint-Antoine se rattache
le souvenir de plusieurs papes. Jean XXIII y séjourna en
1414. Quand Eugène IV, en 1438, se rendit à Ferrare pour
assister au concile qu'il y avait convoqué, il s'arrêta trois
jours dans le même couvent, situé à cette époque en dehors de
la ville, avant de faire son entrée solennelle à travers les rues de
la capitale. Pie II, en 1459, fut également l'hôte des religieuses.
Le fond de l'église est divisé en trois chapelles séparées
par des pilastres sur lesquels sont peints à fresque saint Pla-
cide et saint Benoît.
Dans une chapelle à droite du chœur se trouve une fresque
due à Antonio Alherti. Elle représente en demi-figure la Vierge
allaitant l'Enfant Jésus et ayant à ses côtés saint Benoît et
saint Sébastien, un troisième saint et un ange avec des ba-
lances. La date est attestée par l'inscription suivante : " Hoc
opiis fecit fieri soror Agnetis de Foutana, MCCCCXXXiii. »
Dans le chœur, dont le plafond est orné d'arabesques rap-
pelant celles des Loges Vaticanes, on voit à gauche des pein-
tures du quinzième siècle, dont il est difficile de préciser
l'auteur; sur la muraille, on lit cette inscription : « Hoc opus
fecit Jieri soror snnctis Fontana, . ..CCCCXXXii. »
Les fresques très intéressantes qui décorent la chapelle à la
gauche du chœur représentent divers actes de saint Benoit et
plusieurs faits concernant le monastère. Elles sont assez bien
conservées; quelques parties, cependant, ont été fort endom-
magées par l'établissement, le long d'une des murailles, d'un
escalier qui conduit au couvent. En considérant les particula-
rités de stvle, la finesse du travail et le fondu des couleurs, on
serait tenté d'attribuer ces peintures à Domenico Panetti; mais
les contours très arrêtés des têtes et les auréoles d'or en relief
avec des cannelures paraissent indiquer une origine plus an-
cienne. Telle est l'appréciation de L.-N. Cittadella. Nous nous
bornons à l'énoncer sans émettre une opinion personnelle, car
nous n'avons pu pénétrer dans l'église de Saint-Antoine, rigou-
reusement fermée aux visiteurs qui ne se présentent point
avec une autorisation de l'archevêque.
LIVRE DEUXIEME. 309
Le chœur ne possède pas que des peintures ; on y remarque
aussi soixante-huit stalles du quinzième siècle que l'on pour-
rait attribuer sans invraisemblance à Pietro dalle Lanze. Sur
quelques-uns des dossiers on distingue des traces de marquete-
ries analogues à celles que présente le chœur de la cathé-
drale (1).
Un Mortorio, ou Mise au tombeau, qui se trouvait jadis dans
la cathédrale, fait aussi partie des œuvres d'art qui sont à signa-
ler dans l'église de Saint-Antoine. Les figures en terre cuite
dont se compose ce Mortorio furent exécutées ,par le Ferrarai?
Lodovico Castellajii, sculpteur appartenant à la seconde moitié
du quinzième siècle (2).
Il faut noter également un crucifix en bois, très bien conservé,
quoique noirci par le temps, qui fait penser à la manière de
Nicole Baroncelli. Ce crucifix, placé sur une architrave en bois
qu'un artiste appartenant à l'école de Dosso a décorée d'ara-
besques, indique chez l'auteur l'étude sérieuse de l'anatomie
et d'heureux efforts pour traduire le sentiment religieux (3).
A l'église de Saint-Antoine appartenaient jadis de magni-
fiques orgues avec des boiseries sculptées rappelant le cadre
du grand tableau de Dosso dans la Pinacothèque, cadre exé-
cuté d'après le dessin de Dosso lui-même. Ces orgues, faites
par le Ferrarais Giovanni de Cipro en 1531, furent vendues à
la confrérie del Suffragio, et c'est dans l'église del Suffragio
qu'on les voit encore aujourd'hui (4).
A l'intérieur du couvent, on remarque une grande salle
ornée de peintures par l'artiste inconnu, imitateur assez faible
de CosimoTura, auquel sont dus en grande partie les compar-
timents de juin et de juillet au palais de Schifanoia. Dans la
frise, on voit des médaillons de saints et de saintes entourés de
festons, tandis que le plafond nous montre, ici sainte Scholas-
tique abritant sous son manteau les religieuses de son Ordre,
(1) Voyez le ch. ii du livre III.
(2) Voyez le cli. i du livre III.
(3) G. ScuTELLARi, Il covo délia chiesa di S. Antonif in l'olcsine, dans V Arte
e storia du 10 mars 1889.
(4) Arte e storia du 30 avril 1889, p. 93.
310 T/AUT FERUARAIS.
là Dieu le Père et la Vierge sur un trône avec l'Enfant Jésus (1).
Dans la chambre dite caméra délie Ova, le même peintre a
représenté encore au plafond Dieu le Père avec de grands
yeux écarquillés (2),
Enfin, dans le dortoir du couvent, on voit des demi-figures de
saints qui se mêlent aux ornements d'une frise. Ces peintures
semblent avoir pour auteur Tommaso da Carpi, père de Giro-
lamo : elles ne sont pas sans analogie avec les demi-figures
qui décorent les petites nefs dans l'église de Saint-François.
ÉGLISE DE SAN ROMANO (3).
Cette église, située en face du côté droit de la cathédrale
et maintenant fermée, existait avant 997, mais elle a été
bien des fois modifiée (4). Sa physionomie actuelle, malgré
quelques altérations, rappelle par sa simplicité les premiers
temps de la Renaissance. A l'église est annexé un cloître dont
les arcades en plein cintre sont soutenues par des colonnes
basses et irrégulières; dans les chapiteaux, on reconnaît le
style lombard ; quelques-uns d'entre eux sont bizarrement
sculptés. Les pierres des arcades sont taillées avec tant de jus-
tesse qu'elles se joignent sans ciment.
ÉGLISE DE SAINT-ANDRÉ.
La façade de cette église est gothique et date de 1438. A
l'intérieur, c'est le style de la Renaissance qui a été adopté. Un
(1) Ad. Venti-ri, Varie ferraiese nel pciiodo d'Eicole I d'Esté, p. 70.
(2) Ibid.
(3) Baruffaldi, Vite, etc., t. I, p. 2. — Bl'rckuardt, Der Cicérone, t. I,
p. 207 k.
(4) Elle a été transformée en magasin de ferraille. Le propriétaire, M. Vincenzo
Brandi, entreprend de rendre à l'existence des fresques dont on a découvert les
traces. (Aite e storia du 30 avril 1894, n" 8.)
LIVIIE DEUXIEME. 311
toit plat a])rite la nef principale, dont les arcades grandioses
sont soutenues par des piliers. Dans les nefs latérales, on
remarque des voûtes d'arête.
L'église de Saint-André n'est plus à présent qu'un magasin
rempli de fourgons et de canons; on n'y peut pénétrer qu'avec
une permission des autorités militaires. Quant au monastère,
il a été démoli.
Si l'église de Saint-André a été dépouillée de ses importants
tableaux au profit de la Pinacothèque, elle conserve encore
quelques restes de son ornementation d'autrefois. On y voit
toujours, en fort mauvais état, il est vrai, des stalles ornées de
marqueteries, des fresques délabrées dont un imitateur de
Giotto décora les deux chapelles à gauche du chœur, et d'au-
tres fresques, réellement intéressantes, quoique très dété-
riorées, qu'un artiste appartenant à la fin du quatorzième
siècle ou à la première moitié du quinzième a exécutées sur
la muraille d'entrée qui fait face à la petite nef et à la nef
principale. On distingue dans ces dernières peintures non
seulement des saints et des prophètes, mais des philosophes et
des figures allégoriques dont la signification n'est pas facile à
démêler. Ici, une belle jeune femme joue du luth : elle est
assise, se penche et regarde en l'air, dans une attitude très
originale. Là, un ange aux ailes déployées, vêtu d une robe
rouge, avec un manteau jaune sur ses genoux, nous montre
un papier; ses traits sont nobles et purs, et sa phvsionomie a
de la vivacité. Ailleurs apparaît un moine assis, portant par-
dessus son costume noir une chape vert et jaune, ornée de
dessins; une espèce de bonnet d'évêque est posé sur sa tête.
Saint Christophe et saint Sébastien attirent aussi l'attention.
Ils sont d'une époque plus avancée; le coloris y a moins de
charme et plus de puissance. L.-N. Cittadella incline à croire
que Cosimo Tura ou quelqu'un de ses élèves en est peut-être
l'auteur (1).
D'après une tradition dont rien ne permet de vérifier l'exac-
(1) Guida di Feriara, p. 80.
312 L'ART FERRARAIS.
titiule, Giotto et Piero délia Francesca auraient travaillé dans
ré{]lise de Saint-André.
ÉGLISE DE SANTA MARIA IN VADO (1),
Cette vaste église, dont la façade renouvelée a perdu sa
physionomie primitive (2), est, à l'intérieur, une des plus
belles de Ferrare (3). Le célèbre peintre Ercole Grandi, fils de
Giulio Cesare, en livra les plans, que mirent à exécution, à
partir du mois d'octobre 1495, Biagio Rossetti comme « ingé-
nieur-directeur » , et Bartolomvieo Tt^istano comme archi-
tecte (4), tandis que le travail des marbres [lavori di marmo
all'antica) était confié k Antonio Campi, fils de Gregorio Campi.
Elle doit son nom à un gué du Pô (vado), près duquel s'élevait
une petite église (5) qu'elle a remplacée. Sa forme est celle
d'une croix latine. Des colonnes de marbre reposant sur des
piédestaux soutiennent des arcades élégantes et hardies.
B on o ni [né en 1569, mort en 1632) a prodigué ses banales
(1) L.-'S. CiTTADELLA, Notizic relative a Ferrara, t. I, p. 30; t. II, p. 340, et
Guida pel forestière in Ferrara, 1873, p. 88. — Burckhardt, Der Cicérone, t.I,
p. 208 e. — Frizzi, Memorie per la storia di Ferrara, t. II, p. 250, et t. IV,
p. i77.
(2) La porte principale, avec les marbres ornementés qui l'encadrent, fut faite
en 1556 aux frais des héritiers du comte Alfonsino Trotti. (L.-N. Cittadella,
Notizic relative a Ferrara, t. I, p. 30.)
(3) C'est à l'Annonciation qu'elle fut consacrée.
(4) Dans le contrat passé en 1494 entre les chanoines réguliers de Saint-
Augustin et Biagio Rossetti, « olim Muradore et al présente Inzigniero de lo III.
N. S. " , il fut stipulé que Rossetti se chargerait de solder toutes les dépenses et
r|u'il serait assisté pour la construction par Bartolomeo Tristano. (G. Campori,
Gli arcliitctti e gl' ingegneri civili c militari degli Estensi dal secolo XIII al
XVI, p. 46.) Bartolomeo Tristano acheva Santa Maria in Vado après la mort de
Biagio Rossetti, arrivée en 1516.
(5) Cette petite église servit à l'origine de succursale à Saint-Georges au delà du
Pô, quand Saint-Georges était la cathédrale de Ferrare. Elle jouissait, avec la
cathédrale, du privilège exclusif d'avoir un baptistère, et tous ceux qui y rece-
vaient le baptême passaient pour être à tout jamais préservés de l'épilepsie.
(Frizzi, Mem. per la storia di Ferrara, t. II, p. 249.)
LIVRE DEUXIÈME. 313
peintures dans l'église de Santa Maria in Vado. Nous nous
bornerons à les indiquer sans les décrire en détail.
Au milieu de la voûte, les élus forment un cercle autour de
la Trinité, figurée par trois globes de lumière distincts, qui ne
forment cependant qu'un seul corps lumineux (1). Un peu
plus loin, toujours au plafond, la Visitation indique chez l'au-
teur l'entente de la perspective. Parmi les quatorze demi-
figures de saints peintes entre les arcades de la grande nef (2),
il faut remarquer, à droite, celles du pape Gélase et du car-
dinal San Guarino : le premier n'est autre que l'abbé du monas-
tère, Gregorio Fanti, qui commanda à Bononi toutes les
peintures de Santa Maria in Yado, et le second nous apparaît
sous les traits de Battista Guarino, auteur du Pastor Jido. Au
plafond de la nef transversale, trois tableaux représentent le
prêtre incrédule entre les mains duquel le sang jaillit d une
hostie en 1171, l'archevêque de Ravenne accordant à ce
prêtre l'absolution, le Père Éternel et Jésus-Christ couronnant
la sainte Vierge. Dans la fresque de l'abside, les prophètes et
les patriarches adorent le nom de Dieu écrit en lettres hé-
braïques (3) . Le Repos en Egypte et Jésus discutant avec les doc-
teurs garnissent l'espace compris entre les fenêtres du chœur (4).
Aux murailles du chœur sont suspendus deux tableaux où Ion
voit les Noces de Cana et un Mariage de la Vierge qui fut ter-
miné par Alfonso Rivarola, ditle Chenda, élève de Bononi(5),
Enfin, dans la sacristie, saint Augustin contemple l'enfant qui
essaye de vider la mer en versant dans un creux l'eau qu'il
puise à l'aide d'un coquillage. On rapporte que le Guerchin ne
manquait pas, toutes les fois qu'il venait à Ferrare, de visiter
l'église de Santa Maria in Yado, afin d'y contempler pendant
des heures entières les peintures de Bononi, qui provoquaient
en lui un entliousiasme toujours nouveau.
(1) Karuffaldi, t. II, p. 141.
(2) Elles ont été restaurées ou nièiue repeintes.
(3) Baruffai.di, t. II, p. 139. — Selon L.-N. Cittadella, c'est la nieilleure
œuvre de Bononi. [Guida pel forestière in Ferrnra, p. 91.)
(4) Baruffaldi, t. II, p. 140.
(5) Frizzi, t. V, p. 440-441.
314 I,'Ar.T FEIUIAUAIS.
Dans une chapelle conti^^uë au chœur, un tableau de Sebas-
tiano Filï/jpi, dit le Baslianino , représente saint Jean conférant
le baptême.
Au bout du bras droit de la croix, la chapelle du Sang tnira-
ciileux mérite une mention spéciale. Sa voûte en forme
d'abside est celle que possédait, dans l'ancienne église, la
principale chapelle, située, dit-on, à l'endroit où se trouve à
présent le quatrième autel de la nef de droite. En 1171, elle
s'imprégna du sang qui jaillit d'une hostie entre les mains du
prieur Pietro, pris de doute sur le mystère eucharistique (1).
Amato, évéque de Ferrare, et Gherardo, archevêque de Ra-
venne, constatèrent le miracle, et dès lors les fidèles ne cessè-
rent de vénérer les parois qui en gardaient la trace. En 1 40 4,
le cardinal Giovanni Migliorato, neveu d'Innocent VII et ar-
chevêque de Ravenne, encouragea ces pratiques en accordant
des indulgences à quiconque visiterait pendant certaines so-
lennités l'église de Santa Maria in Vado. Sous le règne d'Her-
cule I", en 1504, l'ingénieur ducal Pi'e^ro 7?e/ifeuî<z/ transporta
l'abside à la place qu'elle occupe aujourd'hui dans la chapelle
que l'on construisait aux frais d'Armanno de' Nobili. Enfin,
en 159-4, par ordre d'Alphonse I", l'architecte ferrarais
Alessandro Balbi [1] fit un élégant /;?-o?mo5 en marbre, surmonté
d'une loggia, à laquelle conduisent deux escaliers latéraux et
d'où chacun peut voir de plus près la voûte qui fut parsemée de
sang (3). Les œuvres d'art n'ont pas manqué à cette chapelle.
On y admire encore un reliquaire en bois du seizième siècle,
que décorent quatre figures de saints, et Garofalo a exécuté là
des fresques, malheureusement très délabrées, dans lesquelles
figurent des personnages de distinction appartenant peut-être
à la famille ducale (A).
(1) Fmzzi, Mem. pcr la storin >li Ferrara, t. II, p. 250-253.
(2) Alessandro RalLi construisit aussi l'éjjlise île la .Madoiina ilcUa Oiara, à
Reggio.
i,3) Sardi, auteur d'une Histoire de Ferrare, mort en 1564, vit encore les traces
de sang.
{^) On remarque à gauche quatre tètes d'hommes assez belles. Aucune des
figures de femmes qui étaient peintes à droite ne subsiste à présent.
LIVRE DEUXIEME. 315
Dans la sacristie, les regards s'arrêtent avec plaisir sur une
fresque attribuée par les uns à Domenico Panetii, quoiqu'elle
ne rappelle pas, selon nous, la manière de cet artiste (1), par
Laderchi à Lorenzo Costa , que nous n'y reconnaissons pas
davantage, parL.-N. Cittadellaà Gahynele Bonaccioli surnommé
Gahrielletto (2), ce qui est peut-être plus vraisemblable. Elle
représente la Vierge et l'Enfant Jésus traversant le ^il pen-
dant la fuite en Egypte, ou plutôt une allégorie de l'Église
naissante. Au milieu de cette fresque, dans une barque qui
occupe toute la largeur de l'abside et dont la voile est tendue
par le vent, Marie est assise avec son fils, qui bénit saint Pierre
en lui confiant les clefs symboliques. Saint Pierre, à droite,
tend une main pour les recevoir et rame de l'autre. A gauche
sont debout deux anges : l'un d'eux rame aussi, tandis que
son compagnon regarde le ciel. Si la Vierge et Jésus n'ont ni
toute la beauté ni toute l'élévation désirables, si les anges ont
le visage trop rond, la figure de saint Pierre, du moins, est
admirable. Ses cheveux gris, déjà rares, frisent naturellement;
il en est de même de sa courte barbe. Il a le teint animé par
son rude labeur, qui ne l'empêche pas de songer aux vérités
éternelles et à sa haute mission : son regard méditatif, rêveur,
très religieux, trahit en effet des pensées d'un ordre surnatu-
rel. Quelques nuages flottent dans le ciel bleu.
A l'église de Santa Maria in Vado est annexé un joli cloitre,
qui encadre un jardinet plein de fleurs. De là on aperçoit deux
belles fenêtres appartenant à la petite église, aujourd'hui fer-
mée, de San Girolamo : chacune de ces fenêtres se compose
d'une colonne et de deux pilastres ornés d'arabesques. Dans
le cloître, dont les arcades ont été murées, on remarque une
porte avec deux pilastres cannelés.
(1) Voyez plus loin (liv. IV, eh. i^^ les payes où il est question de l'.inetli.
(2) En 1516, Bonaccioli abandonna aux chanoines de Sanla Maria in Vado,
afin de payer une partie de te qu'il devait pour la maison que ceux-ci lui avaient
louée, la somme {jajjnée par lui en dorant le nouvel orgue et en peignant la cha-
pelle de la saciistie. Cittadella incline à conclure de là qu'il s'agissait de la
fresque dont nous parlons.
316 I/Ar>T FERT.ARAIS.
EGLISE DE SAINT-JULIEN.
Une église dédiée à saint Julien exista jusqu'en 1:278 à
l'endroit occupé maintenant par le fossé qui entoure le Cas-
tello. On la détruisit pour creuser ce fossé. Mais, en 1405,
Galeotto Avogario, protocameî-lengo de Nicolas III, en fit con-
struire ailleurs à ses frais une nouvelle, qui subsiste encore.
Dans les Atti délia deputazione ferrarese di storia patria
(vol. VII, fasc. II), M, Augusto Droghetti a consacré quelques
pages à cet édifice gothique, dont l'extérieur a été habilement
restauré en 1895. La porte, avec les feuillages qui lui servent
d'ornements, avec les figures d'un ange et d'une Vierge qui la
surmontent, attire tout d'abord l'attention. Les détails des
encadrements qui accompagnent les fenêtres et ceux de la frise
qui circule tout autour de l'église ne doivent pas non plus
passer inaperçus. Mais ce qui frappe surtout, c'est un bas-
relief placé sur la façade entre la porte et la fenêtre ronde. Il
représente un épisode de la vie de saint Julien. En revenant
chez lui après une absence de quelques jours, saint Julien
entre dans sa chambre et trouve endormis dans son lit son
père et sa mère, qui habitaient ordinairement un autre pays
et à qui sa femme avait voulu donner la meilleure pièce
de la maison. Une demi-obscurité l'empêche de les recon-
naître, et, s'imaginant surprendre sa femme en flagrant délit
d'adultère, il les perce de son épée (1). Dans le bas-relief, le
meurtre n'est pas encore commis, mais le glaive est déjà tiré.
Suivant une interprétation populaire à Ferrare, il faudrait
voir ici, sous les dehors de saint Julien, l'ange s'apprètant à
chasser Adam et Eve du paradis terrestre, symbolisé par leur
lit. Ce bas-relief semble, d'après son style, être antérieur à la
construction de l'église et appartenir à la fin du quatorzième
(1) RiBADENEiRA, Les vies des saints, t. II, p. 318. Paris, Vives, 1864. — La
fête (le saint Julien le Pauvre ou l'Hospitalier se célèbre le 12 février.
LIVTIE DEUXIEME. 317
siècle. Il y en a une gravure au trait à la fin de l'article de
M. Droghetti.
ÉGLISE DE SAINT-FRANÇOIS (1).
Saint François d'Assise mourut en 1226 et fut canonisé
par Grégoire IX en 1228. Ses religieux s'établirent de son
vivant à Ferrare, où il dut venir les voir quand il visita les
couvents de son Ordre, et où, dès 1232, une église portait son
nom.
A cette église on en substitua une plus importante dont les
princes d'Esté jetèrent les fondements en 1341 et qui, en
1344, était achevée ou près de l'être, car le marquis Nicolas I"
fut enseveli dans la chapelle qu'il y avait fait construire. En
1381, la tribune avait déjà besoin de réparations : Bartolino
da Novara, l'auteur du Gastello, se chargea de les exécuter et
donna même deux cents lire afin de contribuer à couvrir les
dépenses, générosité que l'on récompensa en mettant sous son
patronage la chapelle de Saint-Antoine. En 1393, il édifia une
autre chapelle h ses frais, et il servit également d'architecte
pour celle que le marquis Albert d'Esté fonda en l'honneur de
saint Jacques (2).
Une troisième transformation de l'église dédiée à saint
François eut lieu par ordre du duc Hercule P", qui souhaitait
l'édifice plus grand et plus beau. Il posa lui-même la première
pierre en 1494 et consacra aux nouvelles constructions la
dîme des condamnations et des confiscations prononcées dans
tous ses États. L'architecte qu'il choisit ne fut ni Pietro Ben-
venuti (mort en 1483), ni Giovanni Battista Benvenuti, frère
de Pietro, comme on l'a prétendu, mais Biagio Rossetti ,
(i) L.-N. CiTTADELLA : 1° MoHorie (tel tempio fli S. Franccsco, 1867;
2" Notizie relative a Fcrrara, t. I, p. 27. — BuncKiîAnoT, Dcr Cicérone, t. I,
p. 207 1, 280 e.
(2) Albert jeta deux ducats d'or dans les fondations.
318 L'A HT FEHl'.AllAIS.
^^ prœ.slaiis t'?V, architettiis singularis (\) » . Le sol s'étant affaissé
en 1515, il fallut recommencer les travaux, et l'église fut ter-
minée seulement en 1530 (2). Biagio Rossetti était mort dès
1 5 1 (î .
Le tremblement de terre de 1570, dont les secousses durè-
rent neuf mois et mirent en fuite une grande partie de la
population, détruisit à son tour les voûtes, quelques murs et
presque la moitié de la façade. Aussitôt le P. Agostino Righini,
qui était alors à la tête du monastère, employa au relèvement
de son église les sommes importantes qu'il avait gagnées en
prêchant dans les principales chaires de l'Italie (3), et un autre
prédicateur en renom, né à Ferrare, le P. Franceschino Yis-
domini, fut appelé de Bologne pour inviter le peuple aux
sacrifices nécessaires à la réparation complète du désastre.
L'exécution des travaux coûta beaucoup de temps : ce ne fut
qu'en 1591 que l'église fut en état d'être consacrée. Au milieu
de ces transformations, l'aspect primitif de la façade avait été
malheureusement un peu modifié. De plus, on remplaça les
voûtes de pierre par des voûtes en roseaux recouverts de plâtre
[volte di canniccio), et les fenêtres ogivales par des fenêtres ron-
des. Malgré ces altérations partielles, on peut dire que l'œu-
vre de Biagio Rossetti (4) subsiste encore (5).
Jusqu'alors léglise de Saint-François était restée sans cam-
panile : en 1606, le cardinal Bonifacio Bevilacqua en fit élever
un à ses frais et prit comme architecte Giovanni Battista Aleotti
d'Arqenia. Une partie des matériaux fut empruntée à la villa
du Belvédère qui avait été détruite. Au bout de peu de temps,
il fallut enlever au campanile un tiers de sa hauteur, parce
(1) Le 7 mai 1498, Rossetti s'entendit avec Bartolomeo Fnghini da 1 orto
Maqgiore et avec Andréa Fioiriti pour la construction de Saint-François. (L.-IN.
CiTTADELLA, Notizie relative a Ferrara.)
(2) Dès 1508, on avait pu consacrer huit chapelles.
(^3) Le P. Rijjhini ne fut pas seulement un prédicateur renommé, il composa
des ouvrages de théologie fort estiu)és, et le duc iVlphonse II le prit comme un
de ses conseillers. Il mourut à l'âge de rpiatre-vingt-quinze ans.
(4) Des travaux de consolidation ont encore été faits en 1853,
(5; G. Gampori, GH arcliitctli e qV inrjcijnrri cirili c militari dc(jli Estensi
dal secolo XIII al XVI, p. 46.
LIVRE DEUXIEME. 319
qu'il penchait vers l'église. Il est pourvu d'un toit en tuiles à
quatre faces, légèrement incliné.
La façade de l'église est ornée de pilastres dont la place
répond à celle qu'occupent les trois nefs dans l'intérieur de
l'édifice. Une belle corniche en terre cuite avec des oves et des
denticules sépare en deux parties la façade et est accompap^née
d'une jolie frise où l'on voit, entre des ornements délicats, des
médaillons contenant des tètes de Franciscains et soutenus par
de petits anges nus qui volent. Un grand œil-de-bœuf domine
la porte principale, pourvue simplement de deux pilastres et
d'un tympan. Au-dessus d'une des petites portes se trouve le
tombeau de Gherardo Saraceni et de son fils Francesco, doctes
jurisconsultes; Gherardo était en outre un des conseillers du
duc Hercule I"; c'est lui qui fut envoyé à Rome (7 septem-
l)re 1501) pour assurer l'exécution des conventions relatives
au mariage d'Alphonse d'Esté avec Lucrèce Borgia (1); il
mourut le 4 octobre 1515 (2). Gherardo et Obizzo, les deux
fils de Francesco, firent élever cet austère monument, sur
lequel il n'y a aucune figure. Quant h la porte qu'il surmonte,
elle est flanquée de deux colonnes à chapiteaux corinthiens
qui soutiennent une corniche, sur laquelle reposent les deux
consoles supportant le sarcophage; aux côtés des consoles, on
remarque deux vases sur des acrotères.
L'intérieur de l'église, en forme de croix latine, a un aspect
majestueux. Partout, les voûtes présentent des coupoles. Dans
chacune des deux nefs latérales sont disposées huit chapelles
avec des arcades, des chapiteaux et des corniches en briques
ouvragées. C'est par les fenêtres de ces chapelles que vient
surtout la lumière. La nef principale a, de chaque côté, sou-
tenues par des colonnes ioniennes, quatre arcades dont la lar-
geur égale celle de deux chapelles. Aux extrémités de la nef
transversale, on aperçoit à gauche l'orgue et la tribune du
,1) Lucrèce s'interposa avec tant de zèle que « Saraceni écrivit à son niailio
qu elle lui faisait déjà l'effet d'une excellente Ferraraise » . (GnEGOnovius, Lucrèce
Borgia, édit. française, t. I, p. 345.)
(2) Fnizzi, Metnorie per la storia di Fcrrara, t. IV, p. SOV.
320 L'AUT FEIUIAIIAIS.
cliaiit, à droite la porte latérale, au-dessus de la(|uelle est
encastré dans le mur un tombeau orné de bas-reliefs estima-
bles, tombeau élevé en 1500 à Violantilla Riccarda par son
mari Augusto Yilla.
Dans la grande nef et dans la nef transversale, les espaces
triangulaires compris entre les arcades nous montrent des
demi-figures de saints, peintes à fresque. Au-dessus des ar-
cades, il y a une gracieuse frise en grisaille sur fond d'or, où
sont représentés des enfants nus, des chimères, des vases, des
rinceaux. On attribue cette frise à Girolamo da Carpi, qui a
certainement exécuté la plupart des demi-figures de saints (1),
dont le caractère est, du reste, assez effacé. — Dans les nefs
latérales, c'est h Tommaso da Cai-pi, père de Girolamo, qu'in-
combe la responsabilité des détestables figures de saints fran-
ciscains qui décorent, au-dessous des petites coupoles, les
angles des retombées.
Jadis , l'église de Saint-François était "riche en tableaux
remarquables. On y chercherait en vain aujourd'hui les volets
de l'orgue peints par Giovanni Battista Benvenuti, dit l'Orto-
lano. Elle a également perdu, au profit de la Pinacothèque, la
Madonna del pilastro (n° 61), le Massacre des Innocents (n" 66),
la Madonna del riposo, peinte pour la chapelle que Leonello
del Pero avait fait construire en 1515 (n" 69), la Fuite en
Egypte (n" 67), la Sainte Famille revenant de l'Egypte (n" 6 4), la
Résurrection de Lazare (n° 70), œuvres célèbres de Benvenuto
Tisi da Garofalo, la Crèche de 1513 attribuée à l'Ortolano, quoi-
qu'elle soit due probablement aussi à Garofalo (n" 93), V Ascen-
sion par Niccolo Roselli (n" 109), un tableau de Gabriele Cap-
pelHni, dit le Calzolaretto, qui représente six saints (n" 3i),
et celui de Bononi où l'on voit saint Antoine de Padoue mon-
trant le cœur de l'avare enfoui au milieu de ses trésors (n" 18).
L'église de Saint -François a-t-elle donc été entièrement
dépouillée de ce qui pouvait y attirer les amateurs de l'art"?
Si on lui a laissé l'extravagant tombeau du général ferrarais
(1) Celles du hras droit de la nef transversale ne sont pas de lui.
LIVRE DEUXIEME. 321
Ghiron Francesco Villa, ainsi que la Déposition de croix , la
Résurrection et Y Ascension peintes par Domeni'co Mona (1), on
y a également respecté plusieurs ouvrages intéressants ou
dénotant même un réel mérite. Tel est, sur le mur entre la
sixième et la septième chapelle à droite, le Christ attaché à la
colonne, sculpture du quinzième siècle, aux côtés de laquelle
un élève de Garofalo a représenté deux bourreaux. Tel est
encore le Saint Antoine de Padoue que 1 on voit au-dessus de
l'autel dans la dernière chapelle à droite. La tradition attri-
bue cette fresque à un Franciscain de Ferrare, au Bienheureux
Donato Brasavola, qui mourut à quatre-vingt-quatre ans, en
1353. Saint Antoine, dont la tète est entourée d'une auréole
d'or, tient d'une main une tige de lis et de l'autre un livre
ouvert quil nous montre. Il a une expression pleine de dou-
ceur. La figure se détache sur un rideau bleu. A droite, il y
avait un fidèle en prière, dont on ne distingue plus que la
main. Avant d'orner l'église actuelle, cette touchante pein-
ture, d'un ton gris, mais très limpide, décorait l'ancienne
église, construite en 1341 ; elle avait été exécutée sur la
muraille même.
Ce qui doit surtout arrêter l'attention , dans l'église de
Saint-François, c'est la première chapelle à gauche. Outre un
haut relief dans lequel Cristoforo di Amhrogio (2) et Batiista
Rizzi ont représenté Jésus en prière au jardin des Oliviers (3),
elle possède une fresque célèbre de Garofalo, Y Arrestation de
Jésus (1522-152 4). C'est une remarquable composition (4), où
figurent de nombreux personnages, très animés par des pas-
(1) Ces trois tableaux plus que uiédiotres passent pour être les meilleures pro-
ductions de Mona. Ils forment au fond du chœur un triptyque encadré de
colonnes cannelées, que supporte un stylobate soutenu par des consoles.
(2) Il était fils du sculpteur auquel est dû le tombeau de Lorenzo Roverella
dont nous parlerons plus loin. En 1513, le même artiste, qualifié de « scarpel-
lino » ou « tajapreda de mcirmi " dans les actes de l'époque, fournit, ce semble,
les marbres pour l'église qu'on était en train de construire.
(3) Voyez le ch. i du liv. III.
(4) Baruffaldi s'exprime ainsi en parlant de cette fresque : « Garofalo si mise
in animo di metter in opéra tutto il proprio sapcrc pcr fa cosa, non solo dure-
voie, ma di fine gusto... Tutta quesi' opéra è di fuiissimo intcndinicnto pcr
esservi il jîore d'ogni grazia. » (T. I, p. 328.)
322 L'ART FERRARAIS.
sions opposées, et oii l'on remarque de fort belles têtes. Nous
signalons particulièrement celle du Christ, celle d'un homme
à calotte rouge, celle d'un soldat à coiffure verte et celle de la
femme placée près de lui. Judas, qui s'avance pour embrasser
son maître, a bien la mine d'un traître. Il a le nez pointu et
recourbé. Peut-être le commandant de la troupe qui doit
s'emparer du Christ a-t-il un peu trop d'importance ; peut-
être pourrait-on trouver quelque exagération dans le geste
par lequel il désigne à ses gens leur victime ; mais il donne
parfaitement l'idée d'un homme audacieux, prêt à tous les
coups de main. Son air d'insolence et son accoutrement (il est
revêtu d'une armure et coiffé d'un chapeau rouge) font songer
à ces condottieri qui prirent tant d'ascendant en Italie au
quinzième siècle et au seizième. — En représentant, aux côtés
de l'Arrestation du Christ, deux prophètes en grisaille, Garofalo
a été moins bien inspiré ; mais il s'est surpassé lui-même dans
les deux personnages (un homme et une femme) agenouillés
en face l'un de l'autre et vus de profil : ce sont probablement
les donateurs, membres de la famille Massa d'Argenta (1).
Avec ses chairs un peu molles, avec ses cheveux gris, coupés
ras, l'homme n'est pas sans rappeler la figure de Francesco
Sassetti par Ghirlandajo à Santa Trinità, dans la chapelle de
Saint-François, à Florence (2).
Quelques précieux souvenirs historiques se rattachent à
l'église et au monastère des Franciscains de Ferrare. C'est là
que se firent, durant un certain temps, les cours de l'Univer-
sité, et qu'eurent lieu quelques-unes des sessions préparatoires
du concile œcuménique de 1438. On y tint, en 1383, en 1424
et en 1472, des chapitres généraux ; à l'occasion du premier, le
marquis d'Esté, voulant fournir les vivres à tous ceux qui y
prirent part, leur donna, entre autres choses, quatre bœufs et
(1) Cette fresque ne fut pas peinte pour les Guidotti ou les Argenti, comme
on l'a prétendu. (L.-N. Cittadella, Benvenuto Tisi, p. 40, brochure postérieure
aux Notizie relative a Ferrara et rectifiant le passage qu'on y lit dans le tome II,
p. 208-210.)
(2; Il porte un manteau noir, ses manches sont violettes, et ses mains tiennent
un bonnet noir.
LIVRE DEUXIEME. 323
dix veaux. Felice Peretti, qui devint pape sous le nom de
Sixte-Quint, étudia la théologie dans les écoles du couvent et
ne le quitta qu'en 1543. Enfin Clément VIII, après la dévolu-
tion de Ferrare au Saint-Siège, fit ici un séjour assez long et y
célébra plus d'une fois la messe en grande solennité. Un jour
qu'il visitait l'église, il s'arrêta devant le tombeau de Pigna (I),
et, y ayant lu ces mots :
Di Nicolà Bellaja dctlo il Pigna
Qui giace il corpo e cliiede in cortesia
Un Pâte}- noster e un Ave Maria (2\
il se mit à prier pour l'âme du célèbre écrivain, déclarant
qu'il ne pouvait pas repousser une demande formulée avec
tant de grâce.
A cette époque, l'église de Saint-François n avait sans doute
pas encore perdu les broderies exécutées pour elle, en 1535, par
Francesco Bianchi, les tapisseries flamandes qui représentaient
l'histoire du saint titulaire et celles qui furent tissées à Flo-
rence en 1573.
Un grand nombre de personnages illustres soit dans la
politique, soit dans le métier des armes, soit dans les lettres,
les sciences et les arts, ont été ensevelis à l'intérieur ou à côté
de l'église, dont le cloître, avec son cimetière, fut une sorte de
nécropole. Citer les principaux noms, c'est passer en revue
une partie de l'histoire de Ferrare. Voici d'abord Azzo Novello
d Este et sa femme Mambilia di Guido Pallavicini, qui fut la
bienfaitrice du couvent et légua son bréviaire aux malades de
l'infirmerie. Voici ensuite la femme de Rinaldo d'Esté, Orso-
lina Forlana de' Maccarufi, qui fit construire le cloître (3) et
(1) On trouvera quelques détails sur Pij;na clans le ch. iv du liv. III, chapitre
relatif aux médailleurs et aux personnages représentés par eux.
(2) « Gi-gît le corps de Psicolô Bellaja, dit le Pigna, qui implore tourtuiscuient
un Pater noster et un Ave Maria. « — Giambattista Nicolucci, dit le Pigna,
après avoir professé l'éloquence, obtint la faveur des princes d'Esté, leur servit
de secrétaire, et rédigea leur histoire jusqu'à l'année 1476. Il mourut à quarante-
six ans en 1575, laissant un assez grand nombre d'œuvres en prose et en vers.
(3) Ce cloître, où l'on plaça en 1490 un magnifique puits en marbre, fut
détruit par un incendie. Quant au couvent lui-mcmc, il a été vendu en 1801 et
presque entièrement démoli.
324 L'ART FEllUAllAIS.
mourut en 1362. Notons en outre les marquis de Ferrare Aldo-
brandino II, Aldobrandino IV, Azzo VI, Azzo VII, Rinaido IV,
NiccolùZoppo et Albert III (l). N'oublions pas non plus ni Stella
deir Assassino, une des maîtresses de Nicolas III, mère d'Ugo,
de Lionel et de Borso, ni Ugo et Parisina, dont la mort tra-
gique fait partie des souvenirs évoques par les prisons du
Castello. On eût dit que la Mort avait rassemblé à l'ombre de la
même église, pour confondre les grandeurs humaines de toutes
sortes, la plupart des personnages de marque qui vécurent à
Ferrare. Nous nous bornerons à nommer encore : Gilio Fanti,
l'instigateur du soulèvement qui chassa de Ferrare, en 1317,
les Gascons du roi Robert, et inaugura la domination de la
maison d'Esté; — l'illustre architecte Bartolino da Novara;
— Guglielmo Gonzaga, qui s'éteignit subitement en 1446
pendant qu'il dansait avec Béatrix d'Esté ; — Diotisalvi Nerone,
qui, banni de Florence, trouva un refuge auprès de Borso, le
servit comme ambassadeur à Rome, vit ses biens confisqués
et finit par rentrer en grâce ; — Niccolo Ariosti, qui, à la fin
du quatorzième siècle, quitta Bologne pour Ferrare, où naquit
l'immortel poète; — Bartolommeo Pendaglia, dont les noces
avec Margherita Costabili furent accompagnées de fêtes splen-
dides auxquelles prirent part le duc Borso, l'empereur Fré-
déric III et Ladislas, roi de Bohême et de Hongrie (2) ; —
Girolamo Castelli, qui fut un des médecins d'Hercule I" et qui
prononça un discours à l'occasion du mariage de ce prince
avec Éléonore d'Aragon; — Francesco Castelli, fils de Giro-
lamo, qui fit construire le Palais des Lions; — Giammaria et
Jacopino Riminaldi, qui se signalèrent comme jurisconsultes,
ambassadeurs et professeurs à l'Université, et qui moururent,
l'un en 1497, l'autre en 1520; — Pietro Bono Avogari, mé-
decin et philosophe, professeur d'astrologie de 1467 à 1506,
(1) Ses funérailles furent faites avec une grande magnificence. L'église de
Saint-François, nous l'avons dit, devait à Albert une chapelle dédiée à saint
Jacques, chapelle construite d'après les dessins de Bartolino da Novara, et dont
il ne reste plus rien.
(2) Voyez les détails que nous donnerons en parlant de la médaille de Penda-
glia par Sperandio.
LIVRE DEUXIEME. 325
recommandé par la médaille de Sperandio qui reproduit
ses traits (1) ; — Ercole Cantelmo, à qui les Vénitiens firent
payer son excès de bravoure dans une guerre contre eux en lui
tranchant la tête à la vue de son père (1509), fait relaté par
l'Arioste [Orlando fiirioso, canto XXXVI, st. vu) ; — Antima-
cho Marcantonio, qui enseigna pendant vingt ans la littérature
grecque à Ferrare et mourut en 1552 ; — Sigismondo Fanti,
mathématicien, astrologue et poète, auteur du Del modo di
scrivere et du Triompho di Fortuna (2) ; — Ferrante Borsetti,
qui écrivit l'histoire de TUniversité de Ferrare (1735); —
Gioan Jacopo Rondinelli , qui surpassa dans la marqueterie
tous les artistes de son temps et mourut, en 1576, à Tàge de
quarante-six ans; — Alessandro Balbi, qui construisit le pro-
naos de la chapelle du Saint-Sang à Santa Maria in A^ado ; —
Francesco et Alfonso dalla Viola, l'un maître de chapelle des
ducs de Ferrare, l'autre maître de chapelle de la cathédrale,
tous deux virtuoses renommés et jouant avec une rare habileté
de tous les instruments ; — enfin, le graveur parmesan iEneas
Vico, mort à quarante-quatre ans (octobre 1567).
On ne peut pas non plus prononcer le nom de l'église de
Saint-François sans songer au Tasse. Après avoir essayé en
vain de calmer son esprit troublé en résidant dans le palais de
Belriguardo , l'infortuné poète demanda au duc Alphonse II
l'autorisation de se retirer chez les Franciscains, qui l'accueil-
lirent avec tous les égards dus à un génie malade. Il commença
par goûter, à l'abri du cloître, la paix qui semblait le fuir, mais
il retomba bientôt dans son incurable mélancolie et regagna
son appartement du palais ducal.
(1) Armand, Les inédaxlleius italiens, t. I, p. 6V.
(2) Voyez, dans le livre V, le chapitre iv consacré aux livres ornés de fjra-
vures sur bois.
326 L'ART FERRARAIS.
ÉGLISE DE SAINTE-MARIE DE LA CONSOLATION (1).
Cette église fut fondée pour les Servîtes en 1501, grâce à la
libéralité du duc Hercule I", qui fournit le terrain, et de Sigis-
mond d'Esté, qui ajouta aux sommes recueillies par le Servite
vénitien Marino Baldi à la suite de ses sermons dans la cathé-
drale l'argent nécessaire à la construction. Ce fut le duc qui
posa lui-même la première pierre. En 1516, l'édifice était
achevé. La nouvelle église dut son nom à une image de la
Vierge que l'on v transporta et qui se trouvait auparavant
dans l'église primitive des Servîtes, non loin du Castel
Tedaldo. En 1522, Sigismond la pourvut d'un orgue dont
Angelo da Piacenza sculpta les boiseries, qui furent en partie
dorées par maître Filippo, en partie peintes par Tommaso da
Car pi.
Pour pénétrer dans l'église de Sainte-Marie de la Consola-
tion, maintenant fermée, il ne faut pas craindre la multipli-
cité des démarches. Après avoir obtenu la remise des clefs que
détient VUffizio degli Esposti, il est nécessaire de demander
une permission de l'autorité militaire, parce que les voitures
du train d'artillerie remplissent le sanctuaire. Nous reconnais-
sons, du reste, avoir rencontré partout la plus grande obli-
geance.
Devant l'église se trouve un petit pré très touffu. Le porche
est soutenu par deux colonnes auxquelles correspondent, sur le
mur de l'édifice, deux pilastres dont les chapiteaux nous mon-
trent un oiseau becquetant un épi. Au-dessus de la porte, on
voit une Viei-ge de Sehastiano Filippi, dit le Bastianino : cette
fresque est très dégradée.
A l'intérieur de l'église, au-dessus de la porte, on remarque
(1) Frizzi, Mcm. per la storia di Ferra/a, t. IV, p. 199-200. — L.-N. CiïTA-
DELLA, Guida pel forestière in Ferrara, p. 123, et Notizie relative a Ferrara,
t. I, p. 338.
LIVRE DEUXIEME. 327
un magnifique encadrement qui n'encadre plus rien. Il se
compose de pilastres très délicatement ornés de candélabres
d'or sur fond bleu clair, et d'une frise où des griffons d'or à
langues rouges alternent avec des têtes de séraphins. C'est
une œuvre qui appartient au quinzième siècle et qui témoigne
du goût le plus pur.
Mais ce qui doit attirer ici tout spécialement le visiteur,
c'est la fresque de l'abside, dans laquelle le Père Éternel cou-
ronne la Vierge au milieu d'une multitude d^ anges q^d font de la
musique, fresque attribuée par les uns à Domenico Panetti (1),
par les autres à Lodovico Mazzolino (2). Que Panetti en soit l'au-
teur, c'est ce que l'on ne saurait admettre, car on ne retrouve
pas ici la manière de Panetti. Gomment d'ailleurs cet artiste,
mort en 1511 ou en 1512, aurait-il pu peindre l'abside d'une
église qui ne fut achevée qu'en 1516 ? L'attribution à Mazzo-
lino, comme nous le verrons, est plus vraisemblable. L.-N. Cit-
tadella (3), cependant, ne reconnaît guère plus la main de
Mazzolino que celle de Panetti dans la peinture dont il est
question : « Les œuvres de Mazzolino, dit-il, sont bien supé-
rieures, » Quoi qu'il en soit, la fresque de Sainte-Marie de la
Consolation mérite d'être sérieusement examinée.
Bien que très détériorée et peut-être menacée d'une ruine
totale si l'on ne vient à son secours, elle laisse encore distin-
guer les parties principales. Le Père Éternel, tenant une
couronne, sort à mi-corps du milieu des nuages, parmi les-
quels apparaissent aussi sept petits anges, tandis qu'un peu
plus haut volent deux anges nus qui jouent du tambour de
basque. Vers le sommet de la fresque se montrent des têtes de
chérubins bleues, et au-dessus d'elles se trouvent des têtes de
chérubins rouges. De chaque côté du groupe central, trois
archanges sonnent de la trompette. Le bas de la composition
(1) Guida pel forestière per la citlà eli Ferrant, 1787, p. 85. — 15auuki".vldi,
Vite, etc., t. I, p. 166.
(2) ScxLABRiM, Chiese di Ferrara, p. 235. — Avventi, Guida, p. 2V*. — On
a aussi prononce le nom de Giovan Battista Benvenuti, dit VOrtolano, supposi-
tion qui ne s'appuie sur rien.
(3) Guida pel forestière in Ferrara, 1873, [). 12'f .
328 L'ART FERRARAIS.
est occupé par la Vierge, dont on distingue vaguement le
buste, et par deux chœurs composés chacun de cinq grands
anges, qui sont à genoux sur des nuages et qui mettent toute
leur âme à jouer de la harpe, de la viole, du violon et de la
basse (1).
On ne saurait nier le caractère grandiose de l'ordonnance,
ni méconnaître l'originalité des types. Avec sa grosse tête
chauve, ses épais sourcils blancs, sa longue barbe blanche, ses
carnations d'un ton briqueté, le Père Éternel, qu'enveloppent
une tunique vert clair et un manteau rouge, a une physionomie
un peu étrange ; il y a en lui un mélange très particulier de
puissance et de bonté.
Ce qui fait songer à Mazzolino dans l'église de la Consolation,
ce sont les anges dont les types rappellent assez certaines
créations familières à ce maître, mais c'est surtout la figure
du Père Éternel. Cette figure, en effet, n'est pas sans analogie
avec un Père Éternel, tenant le globe du monde et bénis-sant,
dont on fait honneur à Mazzolino dans la collection de M. Lom-
bardi, à Ferrare, et qui, par le style, par la couleur, se rap-
proche de la grande Crèche conservée dans la Pinaco-
thèque (n" 88) . Le Père Éternel de la collection Lombardi se
présente comme celui du Couronnement de la Vierge. Vêtu
d'une tunique blanche et d'un manteau rouge, il est chauve
aussi et a une longue barbe. Il baisse également la tête de telle
sorte que les arcades de ses sourcils cachent presque ses veux.
Pour contester à Mazzolino la fresque de l'église de la Con-
solation, on peut dire que la dimension des personnages
s'accorde peu avec les habitudes de ce peintre, et qu'aucune de
ses œuvres authentiques n'a un caractère si archaïque. Son
pinceau était plus savant, mais moins naïf; son style avait plus
de souplesse et moins d'élévation.
En regardant le Couronnement de la Vierge dont nous
venons de parler, notre pensée s'est involontairement reportée
vers celui (^uAmbrogio Borgognone da Fossano a représenté
(1; En avant (le l'abside, on remarque quatre tlemi-tifjures de saints, séparées
par des arabesques {jrises sur fond rouge. Le moine de droite est très beau.
LIVRE DEUXIEME. 329
dans l'abside de l'église de San Simpliciano à Milan (1). Ici, la
Vierge est assise à côté du Christ devant Dieu le Père qui se
tient debout en ouvrant les bras. Le Père Éternel a de longs
cheveux blancs et une abondante barbe blanche qui lui
donnent l'aspect d'un fleuve antique. Loin de posséder la
rude énergie de la figure évoquée par l'auteur de la fresque
ferraraise, il a un air débonnaire qui n'est pas sans charme. De
nombreux anges, pour la plupart rangés en cercle et en général
groupés trois par trois, apparaissent de toutes parts et font de
la musique. S'ils n'ont pas autant d'animation que les anodes
attribués avec plus ou moins de raison à Mazzolino, ils les sur-
passent en grâce et ne manquent d'ailleurs pas d'enthousiasme ;
leur physionomie est plus idéale et plus céleste. A Ferrare, une
vie plus intense circule dans les figures; à Milan, c'est un doux
mysticisme qui se reflète sur les visages.
A quelques pas de l'église de Sainte-Marie de la Consolation,
dans la rue Mortara, le quartier d'artillerie occupe deux cloîtres
fort intéressants. Le premier, avec ses deux portiques super-
posés, est à la fois original et charmant, au point de vue de la
couleur comme au point de vue des lignes. Les colonnes d'un
rouge assez vif ont des bases et des chapiteaux blancs. Quant
aux murs, ils sont construits en briques d'un rose clair. Au
milieu de la cour, il y a un abreuvoir orné de six têtes d'enfants
et exécuté à une bonne époque; malheureusement, il commence
à se détériorer. Dans le second cloître, plus petit que l'autre,
les arcades sont supportées, non par des colonnes, mais par
des pilastres.
(i) Des groupes de prophètes et de cénobites assistent au couronnement de
Marie. — Cette fresque est {;ravée dans llosini, pi. CI. Elle a été très bien
photographiée par MM. Marcozzi et Ferrario de Milan. (Voyez M'ixckiu, L'artc in
Milano, p. 75; Crowe et Cavalcasklle, Geschichte der italicni<:chcn Mulcrei,
t. VI, p. 52. Nous avons consacré à cette fresque un article dans la Gazette des
Beaux-Arts du 1'^'^ juin 1893; il est accompagné de trois [ilanchcs représentant
le Père Éternel, le Christ et la Vierge, ainsi que deux groupes de trois anges
chacun.)
330 L'ART FERRARAIS.
EGLISE DE SAINT-BENOIT.
Les Bénédictins de l'abbaye de Pomposa firent commencer
cette vaste église en 1496. Grâce àL.-N. Cittadella(l), on sait
que l'architecte [muratore capo mastro) fut Gù-olamo da Brescia,
assisté de Leonardo da Brescia, qui était peut-être son frère.
Quant au travail des marbres, il fut confié en 1499 à Baldas-
sar da Modena, à son frère Petro Antonio et à Nicole Masuriza,
puis en 1502 à Antonio et à Andréa. Le manque d'argent et
les calamités publiques forcèrent bientôt d'interrompre la
construction, qui ne fut reprise qu'en 1535. Elle fut alors
dirigée par l'architecte Agostino Duodo, aidé des frères Alberto
et Giovamhattisla Tristani, tandis que Maffeo Giraldoni, qui à
partir de 1545 s'adjoignit son neveu Giovanni Antonio Trin-
chieri, se chargea du travail des marbres. Au dire de Frizzi,
l'église fut terminée en 1553, mais on peut admettre qu'elle
l'était déjà en 1547, puisqu'on songea dès cette année-là à la
décorer de peintures. C'est seulement en 1563, ajoute Frizzi,
que la consécration eut lieu.
La façade est en briques ; elle a pour ornement des pilastres
de marbre, et l'on voit au sommet, sur les côtés, des volutes
rappelant celles que présente la façade de Santa Maria Novella,
à Florence (2). La place des chapelles et celle des petites ab-
sides de la nef transversale sont indiquées à l'extérieur par des
saillies rondes.
Un grand campanile, commencé en 1621 et achevé en 1646,
s'élève à côté de l'église.
L'édifice, en forme de croix latine, est, à l'intérieur, pourvu
de voûtes en berceau ; celle de la grande nef est interrompue
par une coupole surbaissée. A l'intersection de la nef principale
(1) Notizie relative a Ferrara, t. II, p. 79.
(2) BcRCKOARDT, Der Cicérone, t. I, p. 208 a
LIVRE DEUXIEME. 331
et du transept se trouve une grande coupole, mais il y en a
d'autres plus petites dans les nefs latérales.
Les décorations en grisaille rehaussées d'or que l'on remarque
dans la grande nef et celles qui accompagnent les caissons des
voûtes en berceau furent commandées en I 5 47 h Giovanni
Antonio da Chiavenna, qui a traité avec un soin tout particulier
la frise avec des génies. Trouvant les grisailles insuffisantes pour
la coupole surbaissée, le même artiste y a introduit les couleurs
les plus variées.
C'est également en 1547 que Lodovico di M. Geminiano da
Settevecchie da Modena, et non Vincenzo Veronesi, comme on
l'a prétendu, commença à peindre les figures qui ornent l'ab-
side derrière le chœur et les deux petites absides aux extré-
mités de la nef transversale. A cette époque, Lodovico da
Modena, qui travailla aussi pour la famille d'Esté et qui vécut
au moins jusqu'en 1590, était encore fort jeune (1).
Dans le chœur, deux rangées de stalles, séparées les unes
des autres par des colonnettes cannelées d'ordre ionique (2),
sont l'œuvre d'un artiste parisien, Nicolaiis Sciovinns, qui les
exécuta en 1555 (3).
Parmi les tableaux qui se trouvent dans l'église de Saint-
Benoit, tableaux qui appartiennent presque tous à une période
de décadence, il en est un qui dénote un vrai talent et qui semble
avoir été peint avec une sincère émotion, c'est celui où Ippoliio
Scarsella, dit Scarsellino, a représenté Saint Charles Borroniée en
prièr^e (4). Le visage pâle, un peu gris, du vénérable archevêque
de Milan est empreint d'une ferveur intense et a beaucoup de
relief. C'est un remarquable portrait; il fut exécuté, dit-on,
d'après nature, le séjour de Scarsellino dans le couvent de
Saint-Benoît ayant coïncidé avec la visite de saint Charles à
(1) Son père pratiquait aussi la peinture, et son frère Annil)al était orfèvre à
Ferrare. — Il y eut un autre Lodovico da Modena qui peignit une Danse des
moits en 1499 dans la sacristie de l'Oratoire de la Mort.
(2) Il y a vingt-cinq stalles dans le ran{; supérieur, dix-liuil dans le rang
inférieur.
(3) Voyez, sur la sculpture en !)ois et la luarquclcric, le ili. ii du li\ . III.
(4) Ce tableau orne la seconde chapelle à droite.
332 L'ART FERRARAIS.
Ferrare en 1580, visite pendant laquelle le prélat logea aussi
chez les Bénédictins (1).
On peut également juger de la manière cVIppoh'to Scarsella
en regardant une Assomption que cet artiste peignit pour
l'autel à gauche dans le transept de Téglise de Saint-Benoît,
quoiqu'elle ne vaille pas Saint Charles Borromée en prière (2).
Il n'est pas non plus sans quelque intérêt de donner un coup
d'œil au Saint Jean-Baptiste en présence d^Hérode et d'Hérodiade
(au premier autel à droite) par Carlo Bononi, qui est aussi
l'auteur des neuf Saints Bénédictins groupés sur des nuages autour
du Christ qu'ils adorent, — et de considérer une Circoncision
par Luca Longhi (à l'autel du bras droit de la croix).
Dans la salle qui servait autrefois de vestibule au réfectoire,
Lodovico da Modena, que nous avons nommé tout à l'heure,
peignit au plafond, en 1578, la Gloire du paradis, composition
dans laquelle l'artiste a introduit l'Arioste. Quoique cette
peinture, destinée à être vue de plus près que celles de l'église
et exécutée d'ailleurs beaucoup plus tard, soit plus finie et
indique un talent plus mûr, elle n'est pas de nature à donner
une haute idée de l'auteur. Sans doute, le coloris est clair et
assez agréable, mais la vulgarité des figures va presque jusqu'à
la laideur. Selon Cittadella, les arabesques qui décorent cette
salle et les sujets représentés dans les lunettes ne sont pas de
la même main (3).
Le magnifique couvent des Bénédictins a été malheureu-
sement transformé en caserne. On peut cependant encore
admirer l'élégance et la légèreté des trois grands cloîtres qui
se font suite. Ils produisent un très bel effet, parce qu'on les
aperçoit tous d'un seul coup d'œil. Deux d'entre eux sont
séparés par un portique à trois rangs de colonnes. Dans un des
(1) Dans l'éfilise de Saint-Dominique (cinquième chapelle à gauche), il y a
aussi un Saint Charles Borromée en prière, par Ippolitu Scarsella. C'est un
tableau qui fait honneur au peintre.
(2) Antonio Frizzi , clans son Guida del forestière pcr la città <li Ferraru
(1787), attribue, en outre, à Scarsellino le Martyre de saint Placide et de ses
compagnons, — Saint Benoît, — le Christ moit, soutenu par des anges, — et
le Martyre de sainte Catherine.
(3) Guida pel forestière in Ferrara, 1873, p. 159.
LIVRE DEUXIEME. 333
cloîtres, les arcades ont pour soutien, non des colonnes, mais
des piliers. Un joli puits orné de deux pilastres, et un autre
puits avec quatre colonnes supportant un dôme, témoignent
aussi du goût qui a présidé à l'aménagement de ces cloîtres,
dont Frizzi attribue la construction aux frères Giovanni
Antonio et Guido P ig hetti [lôo'^).
ÉGLISE DES CHARTREUX, DÉDIÉE A SAINT CHRISTOPHE (l).
Borso avait à peine succédé à son frère Lionel sur le trône
de Ferrare qu'il résolut de faire construire une église destinée
aux Chartreux, dont il avait, dans sa jeunesse, entendu célébrer
la règle austère par le Bienheureux Niccolô Albergati, évêque
de Bologne et cardinal, appartenant lui-même à l'Ordre de
Saint-Bruno. Le 21 avril 1452, il posa la première pierre de
l'édifice, et neuf ans plus tard, le 24. juin 14(il, il y installa
solennellement quelques religieux en présence de Rinaldo
Maria d'Esté, de Sigismond son propre frère, de Niccolô son
neveu, de plusieurs évêques et de nombreux gentilshommes (2).
A côté de l'église dédiée à Dieu, à Marie et à saint Christophe,
on étaitalors en train d'élever un beau palais pour les moines (3),
auxquels le duc de Ferrare offrit en outre de vastes jardins
situés en partie sur la paroisse de Saint-Guillaume, en partie
sur la paroisse de Saint-Léonard, dans le voisinage du parc de
Belfiore. Enfin des donations importantes assurèrent l'exis-
tence des nouveaux venus (4).
(1) Frizzi, Memoric par la storùi di Ferrara, t. IV, p. 43 et 191.
(2) Le principal architecte de la Chartreuse fut Pielrobono Brusavola, ;^Cam-
PORI, Gli architetti e rjl' ingegncri civili et inilitaii dcjli Estensi dal secolo XIII
al XVI, p. 30.) Deux ingénieurs ducaux, Santé da Nuvolino et Rigone, furent
aussi employés à la construction de la Chartreuse en 1460. (L.-N. Cittadeli.a,
Notizic relative a Ferrara^ t. I, p. 532.)
(3) Il reste à peine quelques vestiges de ce palais.
(4) Parmi les libéralités de Borso envers les Chartreux, il faut mentionner les
livres de chœur, ornés d'admirables miniatures, qui so trouvent à présent dans la
bibliothèque communale. (Voyez dans le liv. IV le ch. ii consacre à la miniature.)
— Michel vSavonarolc, écrivain distingué et médecin de la cour, grand-père de Savo-
331- I/AllT FEURAllAlS.
La munificence d'Hercule I" dépassa encore celle de Borso :
c'est à lui, en effet, qu'est due l'église actuelle (1), auprès de
laquelle il fit bâtir de magnifiques cloîtres. Commencée
en 1498, elle ne fut terminée qu'en 1553. Le tremblement de
terre de 1570 y causa de graves dégâts, qui au bout de deux
ans étaient réparés, grâce aux largesses du duc Alphonse II.
Les corporations religieuses ayant été supprimées en 179(3,
les Chartreux durent abandonner leur installation. En 1813,
leur monastère fut transformé en cimetière communal. C'est
là que les Ferrarais ont placé les tombeaux de leurs grands
hommes.
L'emplacement de la Chartreuse a été admirablement
choisi : elle se trouve, en effet, dans un quartier solitaire, où
les bruits du monde n'arrivent pour ainsi dire pas, où les
oiseaux seuls se font entendre, où l'herbe envahit les rues
désertes sans qu'on y mette obstacle. L'église elle-même est
précédée de vastes espaces tapissés de gazon. Sa façade en
briques sans revêtement est d'une sévérité en rapport avec la
vie des Chartreux et n'a pour ornement qu'une porte en
marbre, pourvue de pilastres très simples et d'un fronton
cintré, tandis que les côtés ont plus d'élégance. C'est surtout
en circulant dans les cloîtres que l'on peut bien apprécier la
disposition des lignes générales que présentent la nef, les bras
de la croix, le majestueux campanile (:2) et l'abside.
A l'intérieur de l'église , même aspect grandiose ; mais ce
qui attire surtout les regards, ce sont les charmantes arabes-
ques qui, sur la base des piliers, s'unissent au diamant, em-
narole, composa pour les Cliartreux de Fcrrare un traité sur la confession. [Con-
fcssionnale.) « Les conseils qu'il y donne témoignent du zèle le plus pur pour le
perfectionnement des âmes. » (Villari, Vie de Jéi-àme Savonarolc, t. I, p. 30.)
Michel Savonarole mourut vers 1462. (Pour plus de détails sur ce pcrsonnajje,
voyez ce qui a été dit p. 27.)
(1) On ignore le nom de l'architecte. Celui de Jacopo Sansovino a été pro-
noncé ; mais en 1498, au moment oîi la construction fut commencée, Sansovino
n'avait que douze ans.
(2) Le campanile fut achevé en 1566 sous la direction de Galasso Alghisi da
Carpi^ architecte ducal. (L.-A. Cittadella, JSotizie relative a Fcirara, t. II,
p. 96.)
LIVRE DEUXIEME. 335
blême adopté par Hercule I", et à la grenade, emblème choisi
par Alphonse I" après la bataille de Ravenne (1512) (1). Un
grand ciboriutn dans la première chapelle à gauche, et les
stalles du chœur, ornées de marqueteries dues h Pietro Rizzardo
dalle Lanze, ne sont pas non plus indignes de lexamen du
visiteur. Quant aux douze tableaux de Niccolo Roselli placés
au-dessus des autels latéraux, quant au Saint Christophe de
Sehastiano Filippi, au fond du chœur, et à VExaltation de la
sainte croix (qui semble être du même peintre) , dans le bras
droit de la croix, ce sont des œuvres de décadence qui ne sont
intéressantes qu'au point de vue de l'histoire de l'art.
Lorsqu'on passe de l'église dans les cloîtres, on est frappé
par la disposition variée , imprévue , de ces élégants porti-
ques, par leur légèreté, leur grâce, leur couleur. Les colon-
nettes d'un ton pâle forment un charmant contraste avec le
vermillon des arcades qui se détache sur le rose des murs en
briques. Si le calme des galeries dispose l'esprit au recueille-
ment, il y a donc aussi de quoi satisfaire les yeux. Seulement,
il est très regrettable que les cours aient été transformées en
cimetières. Ces pierres arrondies et uniformes qui sortent de
l'herbe à intervalles réguliers produisent l'effet le plus désa-
gréable. Sous les cloîtres, grands et petits, et dans les an-
ciennes cellules du monastère, on est du moins dédommagé
par la vue de quelques sculptures qui ne sont pas sans mérite.
Nous nous bornerons à signaler le tombeau de Borso, un haut
relief représentant l'Enfant Jésus entre saint Georges et un
guerrier à genoux, l'ornement du quinzième siècle qui entoure
la porte donnant accès au tombeau Baratelli, un enfant en
bas-relief exécuté en 1-498 par Montagnana surnommé Lam-
berti, le tombeau des frères Becchi par Bariolini (2) et le buste
de Leopoldo Gicognara par Canova.
(1) Voyez clans le liv. III le eh. i relatif à la sculjilure.
(2) Ibid.
336 L'ART FEURARAIS.
ÉGLISE ET MONASTERE DU CORPUS DOMINI.
Ce monastère appartient aux Clarisses, religieuses cloîtrées.
Sainte Catherine de' Vegri, ordinairement appelée sainte Ca-
therine de Bologne, y demeura longtemps. Plusieurs princesses
de la maison d'Esté s'y firent religieuses. Le 8 octobre 1502,
Lucrèce Borgia, à peine remise des couches qui faillirent lui
coûter la vie, se retira au couvent du Corpus Domini pour mieux
se rétablir, et elle y resta jusqu'au 22 octobre. C'est là que
reposaient les restes de sa belle-mère Éléonore d'Aragon (1);
elle-même y fut ensevelie (juin 1519). Elle y avait placé sa
nièce Camilla, qui non seulement y fut élevée, mais s'y fit
religieuse, et qui mourut en 1573, regardée comme une sainte.
Pendant la réclusion imposée par Hercule II dans une partie
de l'ancien palais des princes d'Esté à sa femme Renée, pro-
tectrice des hérétiques et gagnée à leurs doctrines, Lucrezia
et Eleonora, filles de Renée et du duc, demeurèrent aussi au
couvent du Corpus Domini (1553), et Lucrezia y fut ensevelie
le 12 février 1598. Les restes d'Alphonse II ne tardèrent pas
à l'y suivre.
Dans une des chambres du monastère, on voit encore les
restes de quelques grandioses figures , abritées par des ber-
ceaux de verdure et accompagnées de banderoles sur les-
quelles se trouvent des inscriptions en caractères gothiques.
Ces figures, exécutées a grafjîto, semblent appartenir à la fin
du quatorzième siècle ou au commencement du quinzième.
Le palais Romei , dont il sera question plus loin , a été
annexé au monastère du Corpus Domini en 1 483.
(^1) Eléonore d'Aragon fut la bienfaitrice du monastère, qui lui dut un tableau
flamand. « Una tela grande dove ha fatto depinzere in Burges la quale è xpo
quando fu batezato etquando monta in cielo cum li maghi et certi altri misteri
ta quale ordinà la Illu"'' Madama per le Suore del corpo de xpo costà ducati cin-
que et grossi quindesc. » (Venturi, Varie ferrarese ncl periodo d'Ercole I
d'Esté^ p. 33, note 1.)
LIVRE DEUXIEME. 33T
Dans l'église, au-dessus du maître-autel, se trouve une
Cène due à un artiste de Vérone, Giacomo Cignaroli. Jésus est
en train de distribuer la communion à ses disciples. Ceux-ci
sont bien peints; ils ont beaucoup de relief. Une profonde
humilité ennoblit les traits de celui qui reçoit la communion
et de celui qui se trouve un peu plus à gauche et qui s'incline.
Ce sont des hommes du peuple, sains, vigoureux, habitués
au grand air et au travail. La tête chauve de l'un d'eux, vue
par derrière, est d'une vérité saisissante. Mais le Christ manque
d'ampleur, et son visage est mesquin.
A l'église du Corpus Domini attient un joli cloître avec des
arcades au rez-de-chaussée et au premier étage (1).
EGLISE DE SAINTE-MONIQUE.
Cette église est fermée. Elle est précédée d'une cour aban-
donnée où l'herbe pousse abondamment et dans laquelle on
ne peut pas même pénétrer. On parvient cep» ndant à distin-
guer, à travers le grillage qui la protège, une fresque de Garo-
falo dans l'arc au-dessus de la porte. Elle représente simple-
ment la Vierge avec l'Enfant Jésus. La Vierge, vue de face, est
une vraie Madone, très belle et très pieuse, coiffée de son
manteau; elle ne rappelle pas les types ordinaires de Garofalo.
L'enfant, tourné à droite, est debout sur une balustrade. Le
coloris est vigoureux. Cette peinture semble, malgré son iso-
lement, inviter encore le passant à prier. Elle a beaucoup
souffert et a été retouchée par Aurelio Orteschi de Venise. La
fondation du monastère, favorisée par Alphonse I", remonte
à l'année 1515.
(1) Ce cloître a été pliotoj^rapliié par Pietro l'oppi de Bologne, n"' 6336 et
6337.
22
338 L'ART FEURARAIS.
EGLISE DE SAINT-JEAN-BAPTISTE.
En 1557, cette église n'était pas encore terminée. On suivit
pour l'intérieur, où l'on remarque une belle coupole, les des-
sins de Girolamo Sellari da Carpi, peintre et architecte, qui
était déjà mort en 1556, et pour l'extérieur les dessins de
Giulio da Carpi, fils de Girolamo.
Une médiocre terre cuite représentant la Vierge avec son
fils mort et faussement attribuée à Alfojiso Lomhardi, un Saint
Lazare par Niccolo Roselli, une Décollation de saint Jean-Baptiste
et une Pietà par Scarsellino , sont les seules œuvres d'art qui
soient à mentionner ici. Le Saint Lazare est peut-être la meil-
leure production de Roselli. En considérant la Décollation de
saint Jean-Baptiste, tableau « très bien étudié et d'un excellent
coloris (1) » , on est partagé entre l'horreur et la pitié; Héro-
diade semble avide de voir rouler à terre la tête de sa victime,
tandis que sa fille manifeste à la fois de l'audace et de la
crainte; un peu plus loin, Hérode à table reçoit de ces deux
femmes la tête du Précurseur. Dans la Pietà, la Vierge, en-
tourée de plusieurs saintes femmes, soutient sur ses genoux le
corps inanimé de son fils ; la pâleur livide des visages rend
d'une façon saisissante les émotions diversement douloureuses
auxquelles sont en proie Marie et ses compagnes.
ÉGLISE DE LA MADONNA DELLA PORTA DISOTTO
OU ÉGLISE DE LA MADONNINA.
Non loin de la porta Roiuana.
Cette petite église, construite vers la fin du seizième siècle
par l'architecte ferrarais Alberto Schiatti, possède une façade
(1) B:\RUFFALDi, Vite, etc., t. II, p. 89.
LIVRE DEUXIEME. 339
très simple, mais très élégante. C'est une construction en bri-
ques ornée de pilastres et pourvue de deux fenêtres longues
et effilées. La porte en marbre a un fronton brisé, aux côtés
duquel s'élèvent deux petits obélisques. Un fronton aigu, ac-
compagné de trois autres petits obélisques, termine la partie
supérieure de la façade.
A l'intérieur, l'église, qui a la forme d'une croix grecque,
ne renferme rien de curieux. On voit au fond du chœur l'an-
cienne Vierge à laquelle elle doit son nom. Cette Vierge dé-
corait jadis une tour près d'une des portes de la ville, porte
appelée /jorïa di Sotto; elle fut ensuite transportée dans un ora-
toire que remplaça l'église actuelle (1).
EGLISE DE SAINT-PAUL.
Cette église fut commencée en 1573 pour remplacer celle
que les religieux du Mont-Carmel possédaient ici même avant
le tremblement de terre de 1570, qui la renversa; elle eut
pour architecte Alberto Schiatti.
Les peintures de la grande nef furent exécutées après 1608
par Giovamii Battista Magagnino (qui mourut en 1613 et que
remplaça Girolamo Grassaleoni), par Girolamo Faccini et par
Ippolito Casoli, C'est leur faire beaucoup d'honneur que de les
mentionner.
h' Epiphanie , derrière le maître-autel, la Conversion» ei la
Décollation de saint Paul, qui se font face dans le chœur, sont
dues à Domenico Mona, peintre né vers 1550 et mort en 1602.
Cet artiste a, de plus, représenté à la voûte du chœur Saint
Paul porté au ciel par les anges. A ces productions hâtives, il
manque le goût et la simplicité qui donnent seuls du prix aux
œuvres d art.
Sigismondo Scarsella est l'auteur d'un Saint Albert, et Scar-
(1) Fnizzi, Mem. per la storia di Ferrara, t. IV, p. 259-260.
340 L'ART FERRARAIS.
sellino, son fils, a peint la coupole et la voûte du transept. La
Nativité de saint Jean-Baptiste, au troisième autel à droite, la
Vierge et l'Enfant Jésus entre six demi- figures de saints Carmes^
sur l'arc qui commande Tentrée de la tribune, enfin, dans
l'abside, Élie enlevé au ciel, prodige que contemplent deux
groupes d'assistants (1595-1596), sont également dus à Scar-
sellino. Dans cette dernière composition, les visages des reli-
gieux représentés h la droite du spectateur expriment bien
l'étonnement. En considérant les personnages placés à gauche,
ce que l'on remarque surtout, c'est l'heureuse combinaison
de couleurs que présentent les costumes. Cette peinture, très
décorative, mais qu'il ne faut pas